À l’occasion de la sortie imminente de Mission Planète Rouge, de Bruno Faidutti (BF) et Bruno Cathala (BC), voici un entretien avec ces deux auteurs prolifiques !
Vous êtes deux auteurs incontournables dans le paysage ludique français, mais il se pourrait bien que quelques uns de nos lecteurs ne vous connaissent pas très bien… Pouvez-vous nous en dire plus sur vous deux ?
BF : Incontournables, incontournables… même en s’y mettant à deux, on est sans doute plus facile à contourner que certains autres auteurs.
BC : Sans fausse modestie, je peux vous assurer que nous ne sommes effectivement pas incontournables du tout (et c’est tant mieux, parce que comme ça, le challenge existe en permanence). Pour me présenter simplement, je dirai que j’ai une quarantaine d’années, et qu’après 18 ans en tant qu’ingénieur en sciences des matériaux, l’industrie m’a quitté (si, si, elle a osé), m’amenant à tenter aujourd’hui, en parallèle de la création de jeux, de créer mon activité en proposant mes services aux entreprises en utilisant le jeu de société et le théâtre (mon autre passion)
Comment se déroule le processus de création ? Vous vous mettez quotidiennement à votre table de travail de 9h à 18h avec une pause à midi, ou vous écrivez et testez dans l’instant, lorsque arrivent les idées, sans schéma de fonctionnement contraignant ?
BF : Pour moi, il y a des deux. Je ne me mets pas à ma table en disant « aujourd’hui, je vais faire un jeu de tel type », ni même « aujourd’hui, je vais faire un jeu », mais j’attend que les idées viennent, souvent en somnolant, en lisant un livre, parfois en conduisant la voiture ou en pensant à d’autres jeux. Après, une fois que les idées de base sont venues, assez spontanément, il y a une phase de travail pour laquelle je me mets face à l’ordinateur et commence à dessiner des éléments de plateau, des cartes, parfois même tout de suite à rédiger des règles. J’imagine que c’est la même chose pour un peintre ou un écrivain – l’inspiration est première, mais elle ne se suffit pas à elle-même, il faut du travail derrière.
BC : C’est assez similaire à bruno. En fait, pour moi le projet naît d’une envie. Envie d’un univers (par exemple la colonisation martienne), envie d’un mécanisme, envie de travailler avec un ami, sur un projet séduisant… bref, l’étincelle de la passion… et puis ensuite, effectivement, l’esprit vagabonde et les idées viennent… Effectivement souvent au volant, ou alors en faisant du vélo, ou encore… tard la nuit !
Concevoir un jeu à deux, comment ça se passe ? On se répartit les rôles, où chacun se mêle de tout ?
BF : Il n’y a pas de répartition des rôles à priori. Il arrive qu’une répartition de fait se fasse, parce que l’un avait du temps libre au moment où l’autre était surbooké, ou parce qu’un problème suscite plus l’intérêt de l’un que de l’autre. Mais il n’y a pas de division du travail à priori.
BC : c’est assez variable en fonction du projet et du partenaire. C’est parfois à toi – à moi, genre course de relais, c’est parfois du travail en parallèle. Comme le dit BF, nos emplois du temps respectifs sont aussi un facteur clé. Et puis si l’un bloque, c’est à l’autre de trouver la clé !
En cas de divergence, comment faites-vous pour trancher ?
BF : C’est une bonne question.
BC : Quand nous avons une divergence, Bruno me propose généralement de trancher ça de la façon la plus simple et la plus évidente qui soit : la roulette russe !! Et là, subitement, je trouve ses idées géniales !!
Les auteurs de jeu travaillaient souvent sur plusieurs jeux en même temps. Est-ce votre cas ? Comment faîtes vous pour ne pas devenir schizophrène et tout mélanger ?
BF : Pour moi, c’est un réel problème. Je suis très sollicité pour des collaborations, et j’ai aussi parfois quand même des idées qui me viennent tout seul, et je suis obligé de « rationner » en m’interdisant de courir plus de deux ou trois lièvres à la fois. Le risque est en effet à la fois la schizophrénie et la dilution, tous deux au détriment de l’efficacité.
BC : schizophrénie… non, je n’en suis pas encore là !! (enfin… J’espère). Et puis j’imagine que la plupart d’entre vous, sur leur lieu de travail, gèrent généralement plusieurs projets en même temps… alors pour les jeux, c’est pareil, le tout étant de bien gérer les priorités, comme un « chef de projet », par exemple.
Parlons maintenant de votre prochain jeu, “Mission Planète Rouge”, qui sort à la fin du mois. Comment est venue l’idée du jeu ?
BF : Du thème – mais je ne me souviens même plus si c’est l’autre Bruno ou moi qui l’ai suggéré. On s’est dit que l’exploration de Mars était un bon thème peu exploité, et comme on avait tous deux envie de s’attaquer à un jeu un peu plus conséquent que nos précédentes créations, on a sauté sur l’occasion.
BC : c’est toi qui m’a branché sur le thème (suite à une la lecture d’une actualité sur ce sujet dans la presse), et tu m’as en même temps branché sur un système de majorité, puisque c’était un domaine auquel tu ne t’étais pas encore confronté… j’ai été tout de suite séduit !
Combien de temps a duré le développement du jeu, et quelles en ont été les différentes étapes ?
BF : Je ne sais plus très bien, mais je pense qu’il y a eu plus d’un an de travail, et de très nombreuses versions. La version du jeu que nous avons présenté à Asmodée était la 6.4 ou la 6.5, et celle qui va sortir est la 7.7 ! Il y a eu des cartes de Mars avec des petits hexagones, des bases arrières sur la lune, des voyages vers Mars qui duraient plusieurs tours (une idée sympa, mais elle ne collait plus avec les autres mécanismes)… Certains jeux prennent presque immédiatement leur forme définitive, ce n’est pas le cas de celui là, qui a demandé pas mal de tests, de réflexions et de remises en cause.
BC : c’est vrai que ça a été long, mais on faisait là aussi d’autres choses en même temps… Nous avions une volonté de « coller » au thème, mais sans tomber dans un simulationnisme qui aurait impliqué des règles lourdes et des parties trop longues… équilibrer de façon satisfaisante (pour nous) la part de contrôle sur le jeu et de prise de risque et de facteurs aléatoires a aussi fait l’objet de nombreux essais pour en arriver à la version finale
Au tout début, comment ça se passe ? On se dit : j’aime bien l’idée d’un jeu sur la conquête spatiale, je vais trouver un mécanisme qui me permette de travailler sur ce thème, ou bien après avoir trouvé les mécanismes fondamentaux, vous cherchez quel thème pourrait le mieux y coller ?
BF : De manière générale, ça dépend. Pour Mars, c’est parti du thème.
BC : Le thème… et l’envie d’un système de majorité !
Trouver un éditeur pour Mission Planète Rouge a-t-il été facile ?
BF : Pas très difficile. On l’a amené à Essen en 2004, et ce fut l’un des prototypes les plus demandés par les éditeurs auxquels nous l’avons montré. Au final, on avait le choix entre deux éditeurs, et on a choisi Asmodée. On aurait peut-être eu une ou deux propositions de plus si on avait encore attendu quinze jours, mais on n’est pas du genre à lâcher la proie pour l’ombre.
BC : En plus, nous avons toujours respecté la même règle : si plusieurs éditeurs sont intéressés par un de nos jeux, c’est le premier à prendre une décision qui l’emporte. Asmodée a réagit en premier, et ça nous a fait bien plaisir !
Entre la maquette du jeu que vous livrez à l’éditeur et l’édition finale, y a t il eu des changements majeurs ?
BF : À part Vastitas Borealis qui est devenu Vasistas Borealis… Si, il y a eu un changement important dans le système de sélection des personnages, qui était à l’origine plus – trop – proche de Citadelles.
BC : Le système a donc été changé par respect pour HiG…Le plus drôle, c’est que je préfère nettement le système final,qui est parfaitement équilibré.
Est-ce que cela arrive qu’un éditeur veuille faire des changements, et comment ça se passe ? C’est une concertation ou une véritable lutte pied à pied entre des impératifs commerciaux et la sauvegarde de l’intégrité de votre bébé ?
BF : Il est fréquent, et normal, que l’éditeur veuille faire des changements. Comme en général les gens qui bossent chez les éditeurs sont aussi des joueurs, on se comprend sans difficulté et ça se passe habituellement fort bien.
BC : l’auteur connaît son système par cœur, l’éditeur connaît lui son marché. Il est normal et salutaire que les deux puissent s’écouter. Et effectivement, ça se passe toujours de façon simple et efficace.
Dernière question, et je vous laisse tranquille. Sur quoi travaillez-vous en ce moment et quels sont vos projets ?
BF : C’est la valse des relectures, entre les fichiers de Mission Planète Rouge et ceux de Key Largo (une de mes créations préférées, qui sort bientôt chez Tilsit), et bientôt sans doute ceux de Silk Road et de Stonehenge. J’en arrive à avoir du mal à trouver le temps de bosser sur mes nouveaux projets – mais j’ai quand même trois jeux en chantier, un tout seul, un avec Bruno Cathala, un avec Pierre Cléquin (ça ne nous fait pas jeune).
BC : pareil, j’ai 2 autres jeux qui sortent cet automne : Du balai, avec Serge Laget chez Asmodée et Paparazzi avec Ludovic Maublanc chez Eclipse. Et en chantier, un jeu avec Bruno Faidutti, un autre avec Serge Laget, et un autre avec Ludovic Maublanc et… c’est bien suffisant comme ça !!
2005 - Entretien entre Monsieur Nico d’Asmodée, Bruno Faidutti et Bruno Cathala - Tric trac
Ndlr: interview reprise d’une ancienne version de Tric Trac et remise en page en 2015.
[Du Balai !][Key Largo][Mission : Planète Rouge][Paparazzi][Silk Road]