Bienvenu au Peanut Club !
À vendre aujourd’hui pour quelques poignées de cacahuète l’incroyable histoire de la genèse de ce jeu d’enchères farfelu, à paraitre tout bientôt chez les bûcherons du Lumberjacks Studio. Installez vous confortablement, si vous voulez tout savoir de comment un jeu en vient à contenir une Tour Eiffel gonflable qu’on paye en chameaux ou en millions de dollars, c’est maintenant que ça se passe.
2013, année de la chaise
Tout commence il y a cinq ans. Au début de l’année 2013, un ami comptable m’avait mis sur un plan qui devait se dérouler sans accrocs : réaliser un jeu pour une responsable de salle des ventes, qui souhaitait proposer un produit promotionnel afin de rajeunir un peu l’image de ces endroits remplis de vieilles choses. Ni une ni deux, je m’attèle à la tâche, et décide d’emblée de proposer un jeu d’enchères (quelle surprise !) très littéral, c’est à dire d’enchères « à la criée ».
Excepté Boursicocotte, la plupart des jeux d’enchères existants utilisent des enchères au tour par tour. Or si mécaniquement ces jeux peuvent donner de vraies perles, aucun ne retranscrivait, pour moi, les sensations qu’on peut ressentir lors d’une vraie vente aux enchères : le fait que ça se joue en temps réel, sans tour défini, avec la peur de voir une nouvelle annonce briser tous nos plans… et la délivrance d’entendre la formule consacrée du Commissaire Priseur : « une fois, deux fois, trois fois… adjugé, vendu ! ». J’ai donc décidé de créer un jeu qui se joue concrètement comme une vente aux enchères : des lots d’objets à vendre, et des joueurs qui possèdent un pactole en main pour enchérir sur ces lots.
Etant donné qu’il s’agissait d’un jeu promotionnel, je n’avais pas poussé plus loin que ça. D’abord parce que ça devait rester peu cher à produire : j’envisageais une cinquantaine de cartes format tarot dans un simple étui cartonné. Ensuite parce que le jeu ne s’adressait pas à un public de passionnés, et qu’il fallait qu’il reste accessible au plus grand nombre. Avec des illustrations attractives et une simulation bien rendue, pour moi, le contrat du jeu promotionnel était rempli. Il n’y avait donc qu’une seule monnaie, pas de jetons pouvoir à l’époque… et il se nommait « Qui Dit Mieux ? ».
Le système de scoring était exactement celui présent dans Peanut Club. Le but ici n’était pas d’être original : les objectifs de combinaison sont simples à appréhender du grand public, très intuitifs, et permettent à peu de frais de créer des points de friction entre les joueurs lorsque ces objectifs se croisent (et c’est pour ça que chaque carte comporte deux variables). Les symboles « Luxe » et « Antique » sont là pour amener plus de variance dans les scores de fin de partie, et un peu de relief dans les lots proposés, puisque ces symboles sont clairement utiles pour tout le monde.
Vu que je me chargeais de toute la partie éditoriale, il fallait que je choisisse un illustrateur. Je cherchais des illustrations à la « Sempé » ; un côté « illustrations de presse » pas forcément très travaillées en niveau de détail ou de rendu, mais créatives et avec une « patte » bien particulière. Il se trouve que c’est la première fois que j’ai démarché Maud Chalmel (qui illustrera quelques années plus tard Siggil, Noxford, et bon nombre de mes jeux encore à venir). Je lui ai présenté le plan foireux sur lequel je m’étais engagé, et je lui demandais si elle pouvait juste me faire deux illustrations afin d’habiller le projet que je devais vendre à la responsable de la salle des ventes, sans pouvoir lui garantir quoi que ce soit pour la suite. Elle a accepté avec un enthousiasme incroyable (« ça tombe bien, j’ai pas grand chose à faire en ce moment, alors allons y… »), et a réalisé un Collectionneur et un fauteuil Louis XVI - ce dernier est d’ailleurs encore présent dans le Peanut Club actuel, même s’il a été revu par le nouvel illustrateur.
Comme souvent, le plan qui s’annonçait foireux a bien tenu ses promesses, et j’ai donc bossé le projet pendant plusieurs semaines, pour au final ne jamais recevoir aucune réponse de la part de la salle des ventes, relance après relance… Oh, j’ai bien pensé à l’époque à essayer de le placer dans l’édition classique, mais mes tests auprès des joueurs autour de moi tombaient un peu à plat. Certes, le jeu fonctionnait, mais il lui manquait « quelque chose » : on y jouait en l’état « que » des enchères classiques, et rien d’autre. Penaud et déçu, j’ai donc mis le jeu de côté dans le carton des protos maudits, et je l’y ai laissé moisir mûrir.
Le moment où rien ne se passe
Pendant 4 ans, le jeu est donc resté au purgatoire. De temps en temps, il surgissait dans un coin de ma tête, avec cette certitude persistante que « quand même, y a un truc à faire avec celui là ». Entre temps j’ai travaillé sur un paquet d’autres jeux, que ce soit les miens où ceux qui passent au GRAL (le collectif d’auteurs rennais où on travaille nos protos en buvant des coups, en faisant de grands gestes et en criant très fort). Il faut croire que fort de cette expérience, dix jeux publiés plus tard, j’avais suffisamment laissé mûrir le jeu pour trouver ce qui manquait.
Quelques semaines avant Essen 2017, je cherchais quels prototypes je pourrais emmener dans ma musette lors de mes rendez vous avec les éditeurs, et j’ai donc ouvert mon carton de protos maudits. Et c’est là que c’est venu « tout seul », pour ainsi dire. Je savais ce qu’il fallait y rajouter pour que ça fonctionne, que ce soit fun, bref que ça donne un jeu qui ait son identité propre, et où on passe un bon moment.
J’ai souvent tendance à dire que quand on crée un jeu, il faut être capable d’identifier l’axe fort du jeu - ce qui fait sa valeur, son originalité, sa principale qualité - et que tout ce qu’on décide de rajouter par dessus doit magnifier, mettre en valeur, servir cet axe. Tout le reste, ce ne sont que des fioritures dispensables (qu’il s’agit donc d’enlever), ou de la plomberie nécessaire (qu’il s’agit de réduire au minimum). Pour « Qui Dit Mieux ? », clairement l’axe fort du jeu était qu’on pratiquait des enchères à la criée, en simultané, et que c’était ce joyeux bordel d’annonces plus ou moins risquées ou contraintes qui était agréable à jouer. Il s’agissait donc ici de prendre le contrepied des jeux d’enchères existants, dont certains sont certes excellents et réglés comme des horloges (Vinci ou For Sale par exemple), mais qui sont un peu calmes, et où la principale promesse ludique reste l’estimation des risques/bénéfices. Ici je voulais obtenir quelque chose à la limite du jeu d’ambiance, un truc improbable qu’on aurait plaisir à jouer en rigolant autour d’un verre avec de vieux potes.
Et là, pouf
J’ai donc ajouté deux monnaies au jeu : les Chameaux et les Cacahuètes. Aucune intention mécanique là dedans : je voulais juste faire en sorte qu’on entende à la table des annonces improbables en Chameaux, en Cacahuètes et en Millions de dollars, parce que ça me faisait marrer rien que d’y penser. Par la suite, j’ai ajouté les jetons Pouvoir, qui permettent de faire éclater en jeu d’autres annonces ésotériques, mais de manière plus ponctuelles, qu’on balance comme un « Tapis ! » théâtral au poker. C’est lorsqu’il a fallu définir l’effet de ces jetons que j’ai pu lier le tout pour faire de ces trois monnaies un pan consistant du jeu - et ce sont ces jetons qui donnent un peu de grain à moudre à ceux qui veulent malgré tout réfléchir un peu. Les utiliser au bon moment, lire le jeu des adversaires et voir les jetons qu’il leur reste, c’est cette « gestion » toute relative des pouvoirs qui fait que Peanut Club n’est pas « que » un jeu d’ambiance farfelu.
Photo Peanut Club - Jeudéclik 2018
Après quelques semaines de tests - principalement pour définir et équilibrer les effets des jetons - le jeu tournait très bien, et avait un franc succès auprès des joueurs de passage. Je me suis dit que je pouvais donc l’emmener sans honte à Essen pour le montrer à des éditeurs. Un de mes premiers rendez vous fut avec Antoine Roffé de Lumberjacks, et je pense pouvoir dire sans me tromper que ce fut le coup de foudre : il m’a dit instantanément que c’était exactement le style de jeu qu’il voulait éditer… et m’a appelé une semaine plus tard pour me proposer un contrat, que j’ai signé de suite.
Lui comme moi ne voyions aucune amélioration mécanique à apporter au jeu existant, il y a donc eu très peu de travail de développement avec l’éditeur. Seule la question du nombre de joueurs, que j’avais placé à 5 maximum, mais qui finalement pouvait très bien se jouer à 6, a nécessité quelques parties test en plus pour équilibrer le nombre de lots potentiels dans une partie, mais rien de plus. Cerise sur le gâteau, Antoine m’a embauché pour réaliser l’habillage du jeu, ce qui m’a permis d’être impliqué dans le processus éditorial…
C’est ainsi que Peanut Club a vu le jour. Navré pour ceux qui attendaient une histoire pleine de rebondissements, de désespoir et d’impasses existentielles, ce n’est pas le cas ici. Certains jeux demandent des années de travail, de réglages, de parties tests en parties tests, mais celui ci a vu le jour de manière bien plus spontanée - malgré les 4 ans de « sommeil », dont certains pourraient dire qu’ils font également partie du processus de création… et parce qu’il s’agit d’un de mes vieux protos que j’ai réussi à sortir du purgatoire, j’ai beaucoup d’affection pour ce jeu. Si j’osais, je dirais même que ce qui me plait beaucoup chez lui, c’est que c’est un jeu « gentiment punk » : déjà parce qu’il est bourré de références sous-culturelles assumées, mais surtout parce qu’au final, ce qu’il semble dire de manière absurde, c’est que des millions de dollars, ça ne vaut pas plus que quelques poignées de cacahuètes…
HENRI KERMARREC