Créer un jeu d'ambiance, Facile?

On ne développe pas un jeu d’ambiance et un jeu de stratégie de la même manière. Belle lapalissade ! De mon côté, je développe des jeux d’ambiance parce que ça correspond à mon souffle. Pour l’anecdote, j’ai une maîtrise en poésie (création). J’ai bien essayé d’écrire des trucs qui dépassaient 3 pages, mais je me lassais systématiquement. Au contraire, le poème est un tout petit truc, intense, qui se termine vite. On écrit rarement plus de deux pages, puis on coupe. On enlève tout ce qui n’est pas le poème pour ne conserver à la fin qu’une douzaine de vers. Ou une quatorzaine… J’ai toujours aimé les quatorzaines !

Après avoir coupé, il arrive qu’il ne demeure plus rien. Alors on jette. Il s’avère difficile de reprendre un poème ou de l’étoffer.

Le jeu de party (vous entendez l’accent québécois ?) est un peu comme un poème. Il repose sur une idée à la fois simple et intense. On l’épure, la teste, puis rapidement, on voit si ça amuse ou si ça ennuie. Dans le deuxième cas, difficile de redresser le tir. On a tellement peu de leviers sur lesquels on peut tirer, contrairement au jeu de stratégie. Mieux vaut trouver une autre idée. Le jeu d’ambiance, c’est chaque fois l’œuf de Colomb. Fallait y penser !

Pour en savoir plus sur l’oeuf de Colomb…

Madame Mélanie, Madame Scorpion, m’a un jour lancé l’idée de réaliser un jeu qui se jouerait pendant un repas. Parce que tout le monde, un jour, reçoit des gens à manger ou est reçu chez d’autres. Et il arrive même que l’on veuille que ces soirées soient amusantes !

Normalement, le jeu est un univers fini qui n’interfère pas avec la vie « normale ». C’est pourquoi on peut se livrer aux pires ignominies ; celles-ci n’ont pas d’autres conséquences que dans ce monde fermé. Pas plus que la victoire ou la défaite. Pourtant, certains jeux permettent que les deux univers, « réel » et « ludique », se croisent, comme lorsqu’on transgresse le 4e mur au théâtre. Voilà ce qui crée l’intérêt d’un jeu comme Bluff party (J’te gage que… au Québec) – notre première création et notre plus grand succès à ce jour1 – et de Qui dort dîne (Tu dors au gaz au Québec), celui dont je veux vous parler aujourd’hui. Ces jeux permettent de transformer les gestes les plus banals en gestes de jeux, ce qui m’amuse au plus haut point. J’ai toujours aimé « ludifier » les soirées. Et je crois bien ne pas être le seul…!

Au fil de notre réflexion est né un jeu de rapidité. Nous nous sommes dit qu’il serait amusant de scruter les agissements des autres pour y détecter ceux auxquels il faudrait réagir. Chaque carte serait donc composée d’un déclencheur et d’une réponse appropriée. « Si quelqu’un fait ceci, faites cela. » Histoire d’apporter de la variété, il y aurait les cartes bleues, qui rapportent un point et qui se gagnent en réagissant le premier ; et les rouges, qui font perdre un point et qui se « gagnent » en étant le plus lent - celui qui « dort ». Les cartes bleues devraient par conséquent présenter des réponses plus « fortes », plus remarquables, pour qu’il soit simple de déterminer le plus rapide; les cartes rouges auraient des réponses plus subtiles, afin que de longues secondes s’écoulent avant que tous comprennent ce qui se passe. Si on entend quelqu’un aboyer, on comprend rapidement qu’il faut faire de même, alors que si un joueur croise discrètement ses couverts, les autres peuvent mettre un certain temps à capter ; et s’installe un rire dont l’origine réservé à ceux qui ont compris. Un moment délectable !

3 cartes de Qui dort dîne

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Nous avons cherché (et trouvé !) des mots et des gestes communs pendant un repas, pour que le jeu se déroule « sans effort », naturellement. Et surtout qu’on se morde les doigts de ne pas avoir capté le déclencheur. Dans la plupart des jeux de rapidité, on jouera sur la confusion pour créer l’hésitation ou l’erreur. La règle de Jungle Speed constitue d’ailleurs un idéal au niveau de sa simplicité : « si 2 formes sont identiques, saisissez le totem ». Même pas 10 mots. Bien sûr, pour qu’il y ait défi, on a créé de « l’interférence » : plusieurs symboles se ressemblent.

Créer de la confusion, de l’interférence

Dans QUI DORT DÎNE, l’interférence vient justement du croisement entre le monde réel et le monde ludique. Tous comprennent la carte « Si le maître nomme un légume… Répondre « Miam, les bons légumes ». C’est même banal ! Mais si le déclencheur s’insère dans une parole convenue, « Philémon, mange tes carottes ! » alors que Philémon refuse de manger ses carottes pour vrai, il se peut fort bien que vous ne pensiez pas à la carte bleue sur la table, juste là, sous vos yeux…

La tentation fut grande de faire un jeu dans lequel les gestes s’enchaîneraient : que la réponse d’une carte soit le déclencheur d’une autre. Mais deux idées nous freinèrent :

1- Pour que plusieurs cartes se déclenchent les unes les autres, il faudrait en avoir plusieurs sur la table en même temps. Cela prend trop de place et nos tests ont démontré qu’on atteignait rapidement un seuil où il devenait difficile de se souvenir des cartes en jeu.

2- Il y aurait forcément une question de timing qui deviendrait complexe, probablement génératrice de (mauvaise) frustration.

À la conception, je craignais quelque peu que le rôle du maître, bien que très occasionnel pour chacun, fût passif. En testant, je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas : on s’amuse bien à déclencher une carte et à attendre la réponse… qui se fait parfois attendre longtemps… Très longtemps parfois. Si bien qu’il faut déclencher à nouveau certaines cartes…

Et paf ! L’idée est venue ! Nous pouvions rendre l’action du Maître plus ludique, plus compétitive, en jouant justement sur le fait que les convives ne captent pas toujours les déclencheurs. Et si le maître arrivait justement à déclencher une carte, pourtant bien visible de tous !, sans que personne ne réagisse, parce qu’il a pu insérer tout cela le plus naturellement du monde dans la conversation, il mériterait bien une petite récompense ! Et donc la dernière règle que Madame Mélanie et moi avons ajoutée stipule que si le Maître déclenche clairement une carte bleue trois fois sans qu’aucun joueur ne réponde, il peut la conserver et marquer le point !

Je ne vous ai pas tout raconté dans l’ordre chronologique. Il y a trop de va-et-vient. Même si chaque élément paraît aujourd’hui comme une évidence, les idées arrivent dans un désordre qui s’approche celui de mon bureau. Ce qui n’est pas peu dire! Au cours de tout ce processus créatif, nous avons bien sûr fabriqué un prototype que nous avons offert à tous nos fans Fessebouc et Touitteur. Cette expérience fut très enrichissante ; nous avons eu une multitude de points de vue sur le jeu et les remarques les plus récurrentes nous ont permis de rapidement apporter certaines corrections. Notamment le nombre de cartes sur la table (nous sommes passés de 8 à 3). Nous avons confié le droit de déclencher une carte à une seule personne. Oui, au début, n’importe qui pouvait activer les cartes bleues. Enfin, en testant avec des « joueurs de jeux pour gagner », nous avons constaté la trop grande popularité des cartes rouges, qui font perdre des points aux autres. Nous avons décidé de limiter leur nombre et d’alterner la couleur des cartes déclenchées.

Quelques cartes du prototype « Print and play »

Je relis ce texte quelques semaines après l’avoir écrit et je m’aperçois que je me trompais depuis le début… Finalement, il y a bel et bien du travail, de la réflexion, pour développer un jeu d’ambiance !

J’espère que celui-ci, ce jeu, pourra vous amuser, vous divertir et vous faire rire autant que nous, et autant que nous avons eu de plaisir à l’imaginer, le créer, le développer…

Votre Scorpion,

Christian

Les explications avec de la voix…

QUI DORT DÎNE (Tu dors au gaz)
Un jeu de Mélanie Mecteau
Développé avec Christian Lemay
Publié par Le Scorpion masqué
Illustré par Jessica Lindsay
Pour 4 à 10 joueurs, à partir de 8 ans
Prix suggéré 12,50 euros
Distribué par : IELLO

1 Bluff Party est un jeu de bluff, vous l’aurez deviné, où chaque joueur s’efforce de réaliser des défis secrets à la barbe des autres joueurs en gardant l’œil ouvert pour repérer ceux des autres, le tout pendant une « activité sociale » : soirée entre amis ou en famille.

Un IMMENSE merci aux testeurs de la version beta : Marie-C Boulanger, François Gerard, Pierre Guimond, Julien Marion, Éric Rancourt, Dominik Pelletier, Chantal Larouche, Stan Nectaprod et Alex Carrier. Sachez que le jeu est aujourd’hui bien meilleure, grâce à vous !

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Très intéressant!