Expédition Northwest Passage : Journal d'un créateur

[Northwest Passage]


DE GLACE ET D’ISOMORPHISME


L’histoire du Passage au Nord-Ouest (Expédition Northwest Passage)

En 1845, le Sir John Franklin conduit une expédition britannique pour étudier et trouver le dernier maillon du Passage du Nord-Ouest. Il a reçu le commandement de deux solides navires, la Terreur et l’Erebus, pourvus de trois ans de provisions, d’équipements scientifiques et d’un équipage de 128 hommes.

Ils naviguèrent à travers le Détroit de Lancaster et à partir de ce point, on n’entendit plus jamais parler d’eux…

Cette disparition provoqua un profond émoi dans l’opinion publique. De nombreuses expéditions de secours furent financées, tant britanniques qu’américaines, pour tenter secourir les survivants, découvrir ce qu’il s’était passé et trouver le passage du Nord-Ouest.

Cet article ne parle pas d’eux. Si vous êtes curieux de savoir ce qui est advenu de l’expédition Franklin, il peut être résumé par l’image suivante (attention spoil) :

“Envoyer plus d’expéditions”

Au lieu de cela, laissez-moi vous présenter l’un de mes amis : l’isomorphisme. Il n’est pas exagéré de dire que sans sa constante amitié, je ne serai jamais devenu créateur de jeu. Il était à la base de la création du jeu Expédition Northwest Passage. Je vais vous expliquer quelques petites choses intéressantes et pertinentes à son sujet, et au sujet du jeu.

Le terme Isomorphisme est dérivé de iso – le même, et morphisme – la forme. Deux objets sont mathématiquement isomorphiques s’il y a une correspondance exacte entre leurs éléments, ou s’ils sont indistinguables lorsqu’on considère certaines de leurs propriétés. C’est une idée incroyablement puissante en mathématiques qui peut être appliquée à de nombreux aspects de la création de jeu. Avant de vous en dire plus, nous allons devoir faire un petit détour dans les combinatoires. Je vous rassure, ça ne devrait pas être trop long.

Disons que vous êtes en train de créer un jeu de « pose de tuiles », ce qui est une idée admirable. Par exemple, vous voulez des tuiles avec une certaine forme et qui appliquent certaines propriétés. Dans le cas de Expédition Northwest Passage, je voulais que les tuiles soient rectangulaires (2:1), et que chacune d’elles ait six différentes zones qui pouvaient être soit de l’eau et de la terre. Afin de vous éviter de mettre trop votre imagination à contribution, je vous ai généreusement fourni un diagramme montrant comment les tuiles se composent.

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Combien de tuiles seraient nécessaires si je voulais couvrir toutes les possibilités ? Il semble que cette question soit simple : chacune de ces six zones peut contenir de l’eau ou de la terre, donc pour chacune de ces zones il y a deux possibilités. La règle des produits nous dit que…

Attendez, vous ne connaissez pas la règle des produits ? C’est bon, je ne le dirai à personne. C’est un principe basique d’énumération. L’énumération sert à savoir comment compter un nombre exact d’éléments dans un ensemble, et comment créer une liste ordonnée de ces éléments. Il devrait être clair à présent que c’est face à cette tâche que j’étais confronté. La règle du produit indique simplement que s’il y a x manières de faire quelque chose (peu importe quoi) et y manière de faire une autre chose, alors il y a un total de x fois y manière de faire les deux choses.

DefaultPour l’expliquer de manière simple, si vous avez deux sortes de glaces, il y a deux manières de choisir le premier parfum de la première boule et deux manières de choisir le parfum de la deuxième boule. Ce qui nous fait quatre cônes différents possibles. Oui, parfois l’ordre a de l’importance. Et non, je n’ai pas de glace.

Pour revenir à nos moutons, la règle des produits nous dit que s’il y a deux manières de remplir la première zone, deux manières de remplir la deuxième et ainsi de suite jusqu’à la sixième, il y a 2x2x2x2x2x2 (2^6) façons de répartir de la terre et de l’eau sur les zones d’une tuile. Ce qui nous fait : 64. Assez facile.

Ah, mais ça nous explique seulement quel va être le contenu des zones d’une tuile. Mais ça ne nous dit rien sur comment ces zones sont connectées. Eh oui, ça a de l’importance ! Dans Expédition Northwest Passage, vous dirigez une expédition dans le labyrinthe de l’archipel arctique. Vous êtes à la recherche d’un passage navigable pour votre bateau, ainsi les connexions entre les différentes zones sont très importantes. Par exemple, ci-dessous, il vaudrait mieux rencontrer la tuile la plus à droite, en partant du principe que les zones sombres sont de l’eau.

Matagot a décidé de faire un choix artistique différent pour les illustrations…

Ceci complique beaucoup les choses. À moins qu’on ne décide que toutes les zones d’eau doivent toujours être connectées. Oui, ça simplifie beaucoup. Maintenant chacune de ces 64 permutations d’eau et de terre correspond à une seule et unique tuile. Une correspondance exacte ? Oui, maintenant on s’approche de l’isomorphisme, et on se dirige peu à peu vers le second type d’énumération : la création d’une liste ordonnée.

Chaque tuile peut être décrite en utilisant une chaîne de caractère formée de zéros et de uns, où ‘0’ correspond à de la terre et ‘1’ à de l’eau. Si vous êtes familier avec la notation binaire, vous savez qu’un nombre peut également être écrit comme une série de zéros et de uns. Chaque position dans un nombre représente une puissance de deux, exactement comme chaque position dans un nombre écrit dans une notation décimale représente une puissance de 10. ‘10’ dans une notation décimale signifie qu’il y a un groupe de 10 et de zéro groupe de 1. ‘10’ est binaire pour un groupe de 2 et zéro groupe de 1 (2 + 0 = 2). Il y a une correspondance exacte entre les tuiles et les numéros de 0-63 (qui sont 000000 à 111111 en binaire).

Eh oui, ces tuiles ont été dessinées à la main. Je suis disponible pour un mandat.

Et alors ? Contrôle de qualité. Lorsqu’on fait des tuiles et qu’on les dispose pour l’impression, elles peuvent être ordonnées numériquement. On détecte plus facilement les erreurs et les omissions. Pas facilement, cela dit, mais plus facilement. C’est tout ? Non, pas du tout. Si votre jeu est en cours d’édition, votre éditeur va régulièrement vous demander de vérifier le travail de l’illustrateur pour détecter les erreurs.

Allez-y, vérifiez, j’attends. Pas facile, n’est-ce pas ? Vous pouvez simplement y jeter un rapide coup d’œil et répondre à l’éditeur : ça semble bien ! Mais ce serait risqué. Et pour rendre les choses encore plus compliquées, les tuiles sont recto-verso, et certaines sont du coup identiques si on les soumet à la rotation et la symétrie axiale (effet miroir). Ce qui signifie qu’il pourrait sembler que la tuile 1 de la ligne du milieu et la tuile 14 de la première ligne sont identiques. Elles font en fait partie d’un ensemble de quatre tuiles qui, quand on les pivote ou qu’on les retourne par effet miroir, sont identiques. Elles sont littéralement isomorphiques – elles ont la même forme. Elles sont 101000 (« 40 », la 12ème tuile de la première ligne), 010001 (« 17 », la 14ème tuile de la première ligne), 010001(« 17 », la première tuile de la ligne du milieu), 000101 (« 5 », la 15ème tuile de la ligne du milieu). Le deuxième « 17 » est en fait un « 10 » déguisé (001010).

Chacune des tuiles est isomorphique avec une ou plusieurs autres tuiles – à part quelques rares exceptions qui sont identiques à elles-mêmes si on applique une rotation et/ou une symétrie axiale. Je vous laisse les repérer par vous-même. Sans un bon moyen d’énumérer les tuiles et une compréhension fines des propriétés, vous pourrez trouver des erreurs là où il n’y en a pas ou en rater certaines.

Le processus de contrôler et contrôler à nouveau les tuiles est survenu en différentes occasions, en particulier une fois que les tuiles allaient être envoyées à l’impression.

Dans une certaine mesure, le thème du jeu est également un isomorphisme. (Récursivement, cela signifie qu’il y a un isomorphisme entre les thèmes et les isomorphismes. Si ça ne vous procure pas une grande joie, vous et moi sommes très différents.) Un bon thème fait en sorte que des mécanismes abstraits deviennent compréhensibles en termes de phénomènes « de la vraie vie ».

Dans Expédition Northwest Passage, par exemple, vous explorez l’océan arctique. Dans la réalité, vous ne faites pas du tout ça : vous bougez un bout de bois en forme de bateau sur un plateau constitué de tuiles en carton avec des illustrations représentant l’océan. Cependant, si vous considérez leurs fonctionnalités respectives, vous pouvez voir d’intéressantes similarités. Les bateaux bougent sur l’eau, et les traîneaux bougent sur la glace, c’est déjà pas mal. Le traîneau est stocké sur le bateau jusqu’à ce qu’on en ait besoin. À ce moment-là, on le déploie. Rien de révolutionnaire.

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Prenez la glace, par exemple. L’une des caractéristiques frustrante et meurtrière de l’exploration arctique était que, avant que le réchauffement climatique ne l’ait réduite, la surface de l’océan était gelée la plupart de l’année. Ce qui laissait une très courte période durant laquelle la navigation était parfois possible. Dans le jeu, le jeton représentant le soleil bouge une fois par tour le long d’un arc gracieux illustré sur les bords du plateau, de l’est à l’ouest. Lorsqu’il bouge au nord le long de l’arc, la glace bouge avec lui, laissant une plus grande portion du plateau sans glace. Au zénith, le plateau entier est navigable. Quand le pion « Soleil » bouge en direction du sud, la glace revient. Les bateaux au nord du disque solaire sont bloqués par la glace, les laissant échoués jusqu’à ce que le soleil revienne. L’équipage peut alors encore explorer, mais en utilisant le traîneau. Il progressera alors plus lentement et plus dangereusement.

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« Jour 125.
Nous avons perdu l’espoir
de trouver une colline avec un beau saut. »

Considérez maintenant l’équipage. L’équipage dans son entier exécutait le travail nécessaire pour naviguer à travers l’étendue de glace et de terre, pour survivre aux alentours, et pour investiguer sur la disparition de l’expédition Franklin. Plutôt que de vous donner une grande équipe à gérer, nourrir et discipliner, vous avez seulement à vous inquiéter de 7 membres d’équipage pour votre expédition.

“Attends, tu penses que ce squelette sait où Franklin est parti ?”

À chaque manche, vous allez utiliser votre équipage pour faire des actions. La plupart des actions ne requièrent qu’un seul membre d’équipage. Les joueurs vont chacun à leur tour exécuter des actions jusqu’à ce qu’ils choisissent (ou soient obligés) de passer. Quand tous les joueurs ont passé, la manche prend fin.

Vous pouvez décider que chaque minute compte, et du coup effectuer plus d’une action lors de votre tour. Votre équipage est d’accord de rendre service, mais chaque action après la première va requérir un membre d’équipage supplémentaire pour l’effectuer. Il y a des limites à ce qu’un homme peut endurer après tout ! (ou une femme, mais les femmes ont été épargnées des horreurs de l’exploration arctique, mais ont dû en retour supporter les horreurs de la vie victorienne).

On pouvait lire comme dernière note du journal de bord ‘Trop… d’actions… en un seul tour…’

DefaultJe vous accorde que jouer à Northwest Passage n’est pas la même chose que d’être physiquement prisonnier de la glace, vivre dans l’éternelle obscurité des mois d’hiver et prier une quelconque divinité de briser la glace en été. Il ne fait pas aussi froid, pour commencer.

Le risque de tomber malade du scorbut est aussi grandement réduit. L’isomorphisme n’est pas parfait, mais je pense que vous serez d’accord pour dire qu’il est assez satisfaisant.


Ce texte a été écrit par l’auteur du jeu



Des infos complémentaires :

:arrow_forward: Le survol en vidéo dans la TT Tv, c’est par là !
:arrow_forward: La règle en français chez BGG, c’est par ici !
► L’explication dans la TT Tv, c’est par ici !
► La partie dans la TT Tv, c’est par là !


Expédition Northwest Passage
Un jeu de Yves Tourigny
Pour 2 à 4 joueurs
À partir de 14 ans mais 12 en fait
Illustré par Stéphane Poinsot
Edité par Matagot


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Grande joie !! (ou 'Harshad' en sanskrit) :)

Très interessant, je suis content de trouver de plus en plus ce genre de carnets d'auteurs.

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belle description, merci

et le passage "Dans la réalité, vous ne faites pas du tout ça : vous bougez un bout de bois en forme de bateau sur un plateau constitué de tuiles en carton avec des illustrations représentant l'océan" fait bien écho au cours d'abstraction du dr Mops dans le précédent article

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Je me fais le porte parole de ceux qui sont dans mon cas,en espèrant qu'ils soient une minorité en clamant haut et fort: j'ai rien compris!Alors je sais,ça manque de dignité de ma part,mais l'homme sage connait ses limites.Lol

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hyper intéressant, merci

Très bel article. Juste une remarque : quand on ne parle pas de cristallographie, on dit que des objets sont isomorphes, et non isomorphiques...

Faut-il être mathématicien pour créer des jeux de société ?

Disons qu'être mathématicien, cela peut aider pour équilibrer certains types de jeux ou trouver des mécaniques de jeu comme dobble par exemple.

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Bravo et merci à l'auteur de nous livrer quelques secrets de fabrications, quelques méthodes d'élaboration, c'est très généreux de sa part (même si je n'ai pas tout compris, j'y reviendrai) !

J'apprécie toujours particulièrement les jeux ou je peux ressentir une cohérence, une analogie (un isomorphisme ??!) entre les actions de jeu et ce qu'elles sont censées représenter dans le thème, je pense ne pas être seul dans ce cas.

Northwest Passage m'a procuré cette agréable sensation d'immersion...

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@darkgregius :
"Non Dark, tu n'es pas tout seul !" (Jacques Brel in "Je n'aime pas les maths")