Il était une fois … Le joueur de flûte

[Le Joueur de flûte][Les Trois Petits Cochons]

Je m’en vais vous conter l’étonnante histoire de la genèse du Joueur de flûte …

Mars 2012 – Septembre 2012 : Les origines

Tout commence un soir de pleine lune (oui, car il faut savoir que souvent, les jeux prennent naissance les soirs de pleine lune).

Ne parvenant pas à trouver une position confortable dans les bras de Morphée, je me résous à utiliser un moyen vieux comme le monde pour trouver la voie du sommeil : compter les moutons. Mais plus je vois les moutons sauter élégamment par-dessus leur barrière, plus mon esprit se dit que ça serait rigolo de faire sauter des moutons sous les yeux de quelqu’un d’autre pour l’inciter à s’endormir … de là à en faire un jeu, il n’y a qu’un saut (de puce) que je franchis allègrement.

Un début de mécanique se met en place : combiner des cartes Mouton et des cartes Action pour faire sauter les dits animaux par-dessus les barrières des adversaires. Bien sûr, il faut pouvoir faire déplacer ces vils marchands de sable dans un sens ou dans l’autre pour embêter les adversaires tout en les éloignant de notre barrière. Il faut des moyens de nous maintenir éveillés : faire passer un mouton sous sa propre barrière pour qu’il n’ait pas d’effet, faire passer un loup qui nous réveillerait … Mes moutons prennent vie : il y a le basique mouton blanc, l’agneau, le mouton noir, le mouton à 5 pattes, le bouc émissaire … ils sont vifs … de véritables athlètes … ils peuvent pratiquer le triple saut en passant par-dessus 3 barrières d’affilée ! Il me faut aussi caser le mouton de Panurge … oh, oui, ça serait trop drôle d’avoir un mouton de Panurge avec tous les autres moutons qui le suivent : narcolepsie assurée pour la pauvre victime. Mais il ne faut pas que ce mouton ait toujours cette capacité d’attirer tous les autres : il serait trop destructeur ! Au lieu d’en faire une carte Mouton, je décide donc de matérialiser l’idée par une carte Action qui permettrait ponctuellement de transformer un animal quelconque en mouton de Panurge.

A la première occasion, je m’empresse de fabriquer un prototype pour tester tout ça : des barrières avec un compteur dessus qui symbolisera l’endormissement progressif, des moutons divers et variés, ainsi qu’un loup revêtu d’une peau de mouton, et enfin des cartes Action avec une répartition des cartes à la louche : on avance plus qu’on ne recule, on passe de temps en temps sous la barrière ou l’on fait un triple saut et l’on joue à Panurge avec parcimonie ; je rajoute une carte « +1 » qui permet de prolonger une autre action, quelle qu’elle soit : ça apportera de la souplesse. Les 2 dernières actions sont un peu particulières puisqu’elles n’ont de sens que combinées avec une autre action … il faudra leur mettre une couleur de fond différente pour bien les identifier.

Si le positionnement des barrières et des animaux se fait naturellement (une barrière devant chaque joueur, un mouton entre chaque barrière, le loup placé au hasard … on règlera plus tard les détails), la manière de récupérer et de combiner les cartes est moins évidente.

Je tente plusieurs configurations avec différentes valeurs pour le nombre de cartes à piocher dans chacune des piles de cartes (cartes Animal et cartes Action) et le nombre de cartes à jouer simultanément. Soit il y en a trop peu, et ça ne donne pas suffisamment de possibilités (c’est donc sans intérêt) ; soit il y en a trop et ça devient un véritable casse-tête pour optimiser son coup (ceux qui ont eu la chance l’occasion de jouer avec moi, savent que je suis sujette à l’analysis paralysis … et mes tests en solitaire ne laissent rien présager de bon). Pour un jeu que j’imaginais léger et rigolo, c’est raté.

Bon … le problème étant qu’il y a trop de possibilités de combinaisons, il faut réduire ce nombre … et pour réduire ce nombre, l’une des solutions consiste à imposer certains paramètres. Je décide donc qu’un certain nombre de cartes Animal sera visible et que les joueurs n’auront en main que des cartes Action.

Quelques nouveaux tests plutôt encourageants et quelques ajustements plus tard, je tiens un prototype sympathique qui tourne bien.

J’y ai même adjoint une variante « rapidité » qui a ses adeptes.

Octobre 2012 – Janvier 2013 : Les premières sorties

Je profite d’OctoGônes pour offrir une première sortie publique à « Saute-Mouton » (puisque c’était le nom du jeu à l’époque). L’accueil est chaleureux. Puis, j’emmène mon prototype à Ludix, en me disant que je pourrais peut-être le faire tourner au off … ce qui est fait. Ca fonctionne bien, y compris entre les mains affûtées de plusieurs créateurs de jeux.

Puis arrive un représentant d’un célèbre éditeur qui fait le tour des jeux en lice pour le concours. « Saute-Mouton » n’en fait pas partie, mais je le lui présente quand même pour avoir le tout premier avis d’un éditeur. Il trouve l’idée originale et intéressante et me demande de lui envoyer les règles. Ca fait plaisir !

C’est alors que j’entends parler du projet de Benoît Forget de créer une société d’édition de jeux avec une gamme basée sur les mythes et les contes, dont le public cible serait familial. Voilà un projet qui me semble fort séduisant ! En plus, j’ai déjà eu l’occasion de croiser Benoît à diverses occasions sur des festivals … c’est un homme abordable, alors pourquoi ne pas l’aborder pour lui demander ce qu’il entend par « mythe » et si le fait de compter les moutons pour s’endormir rentre dans sa définition …

Banco ! Benoît a envie de lire les règles … que je lui envoie aussitôt ; puis il a envie de tester le prototype … que je lui envoie sans tarder.

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Le prototype de l'époque

Benoît passe des vacances de Noël studieuses en famille … et m’annonce début janvier que le jeu lui plaît beaucoup et qu’il a passé avec succès la critique acerbe de ses enfants et de son cercle de testeurs. Il me demande de le lui réserver le temps qu’il prenne une décision …

Février 2013 – Septembre 2014 : La longue route

La décision est prise … Purple Brain éditera Saute-Mouton … oui mais sous quelle forme ? Car en fait, on a beau chercher, on ne trouve aucun mythe ou conte à l’origine de cette manie de vouloir compter les moutons pour s’endormir.

Au cours des premiers mois, Benoît et moi poursuivons les tests chacun de notre côté et échangeons fréquemment sur les ajustements à effectuer. Ainsi :

  • Le nombre d’étapes pour s’endormir passe de 8 à 7 pour raccourcir les parties.
  • Le nombre de joueurs maximal passe de 6 à 5 dans le même but.
  • Le triple saut (difficile à utiliser sans s’auto-mutiler) est abandonné pour un double saut.
  • On interdit de poser 2 cartes sous le même animal. En effet, les joueurs ont trop tendance à agir ainsi car c’est la manière la plus simple de faire le mal immédiatement … mais cela vient en contradiction avec les raisons qui m’avaient poussée à n’activer les cartes Action qu’après que deux ont été posées sous un animal, à savoir :
    • l’envie d’inciter la création d’alliances temporaires
    • l’envie de laisser une part d’incertitude sur les effets d’une carte Action déjà posée en permettant des retournements de situation.

Poser ses deux cartes sous le même animal et donc déclencher immédiatement l’exécution des actions coupe court à tout cela. C’est dommage !...

  • La version simplifiée pour les plus jeunes voit le jour …
  • … ainsi qu’une première version pour deux joueurs. Pour cette dernière, je fais de nombreux tests avec mon mari. Cette version met en évidence un défaut qui était passé inaperçu jusqu’à présent : le deuxième joueur a un avantage indéniable sur le premier puisque c’est lui qui a généralement la main pour déclencher les actions (à 4 joueurs, on a le même phénomène pour le 2ème et le 4ème joueurs). Ce n’est pas bon du tout ! Je décide donc que le 1er joueur ne posera qu’une seule carte au premier tour : on crée ainsi une dissymétrie qui équilibre les possibilités des joueurs.
  • On montre explicitement les directions avec des flèches vertes (en avant) et rouges (en arrière) : le fait de jouer selon le sens horaire n’est pas naturel pour tout le monde comme me l’ont montré des tests à l’école du village avec une petite fille qui avait beaucoup de mal à savoir dans quel sens on faisait avancer un animal et dans quel sens on le faisait reculer (et avec quelques adultes aussi …). J’ai ajouté une énorme flèche circulaire au centre de la table, mais ça n’a pas suffi, car il lui semblait plus naturel de faire avancer dans le sens de l’écriture, c’est-à-dire de gauche à droite pour la barrière qui était située juste devant elle, donc dans le sens anti-horaire. Finalement, c’est ce sens-là qui sera retenu pour l’édition. Tout cela n’a pas grande importance, car après tout, c’est purement conventionnel … encore faut-il que tout le monde utilise la même convention.

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Le prototype retravaillé par Benoît avec des barrières en 3D et des moutons colorés

Mais l’épineux problème de la forme sous laquelle éditer le jeu persiste. Benoît a bien envie de l’éditer dans sa gamme « Contes et jeux » (qui a alors vu le jour avec « Les 3 petits cochons »), car il présente quasiment tous les ingrédients recherchés … et moi aussi, j’en ai bien envie car cette gamme a vraiment une bonne tête ! Plusieurs alternatives sont évoquées : une grosse boîte, genre Croâ, un deuxième opus dans la même gamme que « Mange moi si tu peux ». On s’attèle à chercher des contes qui pourraient coller : le premier qui vient à l’esprit est « La belle au bois dormant » où les princesses de contes tenteraient d’endormir leurs rivales pour s’attirer les faveurs du prince charmant, mais j’avoue que cette idée ne me réjouis pas … je crains que le jeu soit rangé dans la catégorie « Jeu gnangnan pour caricatures de petites filles ». A ce moment-là, je fais tourner le prototype sur la convention OctoGônes (et oui, un an est déjà passé) et quasiment tous les testeurs avec qui j’évoque l’idée de cette nouvelle thématisation se rangent de mon côté (il faut dire que n’étant pas convaincue moi-même, je n’ai sans doute pas su être convaincante). La réaction d’un petit garçon qui avait bien aimé le jeu et qui s’apprêtait à en refaire une partie, est particulièrement éloquente : « Ah, ben non, c’est nul : j’y jouerai pas ». Je fais part de mes réticences à Benoît qui ne semble pas perturbé et qui me dit qu’avec des illustrations suffisamment humoristiques, tout le monde comprendra bien que c’est du second degré … quelques semaines passent, puis Benoît me recontacte pour m’apprendre qu’il a fait tourner le proto en version « Belle au bois dormant » et que ces testeurs n’ont pas du tout accroché, y compris ceux qui avait connu la version « Saute-Mouton ». Je pousse un ouf de soulagement … mais nous avons toujours notre épine dans le pied !

Le jeu s’endort pour un bon moment …

Octobre 2014 : Le déclic

Alors que je désespérais de voir un jour « Saute-Mouton » en boutiques, je reçois un coup de fil enthousiaste de Benoît (cela dit, les coups de fil de Benoît sont souvent enthousiastes) : « J’ai 3 idées de thème possible pour Saute-Mouton. Tu vas me dire ce que tu en penses. » J’avoue n’avoir absolument aucun souvenir des deux premiers thèmes évoqués par Benoît (ce n’est pas un hasard si Benoît avait gardé le troisième pour la fin) … en revanche le troisième ne me laisse pas indifférente : le Joueur de flûte … les voisins qui s’envoient les rats les uns chez les autres … les égoûts … la mélodie qui attire tous les animaux situés au même endroit … oui tout cela se tient, oui ça colle parfaitement à la mécanique … je demande quand même un temps de réflexion à Benoît, parce que bon, passer de gentillets ovidés à de grossiers rongeurs, c’est difficile à digérer … d’autant plus que pour ce jeu-là, toute ma mécanique, je l’ai mise au point en partant du thème !

Quelques jours plus tard, avec malgré tout un petit pincement au cœur, je décide que c’en est fini de mes moutons. Oui, « Le joueur de flûte » ça va faire un magnifique tome de la gamme « Contes et Jeux » (qui s’est bien étoffée depuis « Les 3 petits cochons ») et puis le thème colle bien à l’esprit taquin du jeu … oui, c’est sûr ça va être chouette … d’autant plus que Benoît m’annonce qu’il pense demander à Mathieu Leyssenne de l’illustrer !

Novembre 2014 – Février 2016 : L’édition

Le long processus de l’édition se remet alors en marche … Benoît m’envoie des photos du matériel qu’il envisage …

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les premières esquisses de Mathieu …

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puis les premières illustrations finalisées …

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puis, Monsieur Guillaume qui essaie le prototype lors du Flip de Parthenay suggère une variante à base de bluff à Benoît, variante qui sera intégrée à l’édition …

puis Monsieur Benoît réinterprète le conte à sa façon avec moult détails humoristiques et clins d’œil aux règles du jeu …

… puis viennent les règles du jeu à relire, les photos des tout premiers prototypes …

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et tout cela fait chaud au cœur.

Enfin, le Festival de Cannes est là et « Le joueur de flûte » fait sa sortie officielle !

Moralité

Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage … Tiens, ça pourrait faire un jeu dans une chouette gamme …

Remerciements

Merci à tous ceux qui liront mon article de bout en bout … allez plus que 5 lignes … ce n’est pas le moment de craquer !

Merci à tous les testeurs du prototype, car un prototype sans testeurs ne deviendrait jamais un jeu.

Merci à Mathieu pour son magnifique coup de crayon.

Merci à Benoît pour son travail éditorial sans faute.

Merci à Bertrand, pour sa foi en mon jeu et pour les multiples parties de test à 2 joueurs qu’il m’a accordées.

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Merci pour ta confiance Agnès. Et longue vie à nos rats !

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Je te retourne le merci. Et longue vie à notre flûtiste !

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Bravo, votre jeu est formidable, vous avez eu raison de persévérer !

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j’avais deja acheté pour l’anniversaire de ma fille en 2013 je crois (pour ses 6 ans) le très bon ‘les 3 petits cochons’, aujourd’hui pour ses 9 ans je récidive avec le joueur de flute (dans la meme collection), un jeu très beau au niveau illustrations, un boitage magnifique, et un jeu aussi interessant pour les enfants que pour les parents, une vraie réussite, toute la famille s’amuse beaucoup félicitations

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je l’ai amené en vacances à la campagne chez des amis qui l’ont tellement adoré que je leur ai laissé puis je m’en suis racheté un. J’avoue qu’il fonctionne à merveille et qu’il prend de l’intérêt avec la variante des cartes face cachée qui permet quelques bons coups de trafalgar !

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