Le fait n’est pas nouveau ; mais les récents débats provoqués par la parution de Cheminot Simulator, ce jeu au nom si poétique, m’ont incité à faire un point sur cette démarche consistant à vouloir transmettre des idées, légères ou graves, par le jeu de société. Je ne fais cela ni pour juger ni pour prendre position sur chacun de ces jeux individuellement ; je veux seulement tenter de bien définir le cadre de cette démarche, établir ce que le jeu peut et ne peut pas faire, et donc ce qu’il est et ce qu’il ne peut pas être.
Si le jeu emprunte certaines caractéristiques des arts narratifs, comme le cinéma ou la littérature (ce que je m’efforce et m’efforcerai de montrer dans ces chroniques), a-t-il également leur pouvoir de transmission ? En tant que vecteur de communication, le jeu dispose de quelques atouts puissants, puisque, contrairement à tous les autres arts, on n’assiste pas à l’œuvre : on la vit. On pourrait donc penser que le jeu offre un bon support à la transmission d’idées et d’opinions. Pourtant, je pense qu’il ne peut pas réellement remplir ce rôle, ou de manière beaucoup plus diffuse et beaucoup plus imparfaite que dans d’autres médias (cinéma et littérature donc, mais aussi évidemment dessin, essai et journalisme). Nous allons donc voir pourquoi on ne peut pas faire de « jeu à thèse » (pas de grande surprise de ce côté-là), mais surtout, ce que cela implique quant à la création et la réception de jeux dits « engagés » (car ceux-là existent indubitablement).

Thèse
Bien sûr, il est possible de profiter de l’espace offert par le jeu pour appuyer une situation contemporaine, ou pour s’amuser d’elle. Généralement, on usera pour cela des possibilités offertes par le jeu pour mettre les joueurs dans la jouissive situation de ceux qui sont précisément décriés. Au lieu d’être de simples spectateurs, les joueurs se retrouvent dans la peau des malfaiteurs, de ceux dont on se moque ou que l’on conspue, et c’est si bon ! C’est ainsi que Plan Social ne vous mettra pas dans la situation d’un jeune stagiaire sous-payé, mais d’un riche PDG au cigare désinvolte et au sourire paternaliste et hypocrite, désireux d’augmenter ses bénéfices et d’alléger ses charges sociales en dégraissant les rangs de ses employés (c’est ce qu’on appelle soigner ses courbes). De l’autre côté du filet, Cheminot Simulator se garde bien de nous faire endosser le rôle d’un usager des transports devant optimiser son temps de déplacement, mais bien plutôt dans celui d’un fourbe cheminot n’aspirant qu’à faire la grève (chacun fout en l’air son salaire comme il veut) en bloquant le plus de passagers possibles.
Vous aurez remarqué que ces deux jeux servent de support politique. En fait, le jeu est un moyen d’expression trop limité pour permettre des développements philosophiques… ou tout autre type de développement, en fait. Comme le montrent ces exemples, le jeu ne peut en fait servir que d’exutoire, comme d’illustration à une idée préalablement admise ; certainement pas comme un lieu de débat et de réflexion. Il remplit en cela un rôle comparable à celui de la caricature de presse : s’il est bien fait, il permet de pointer du doigt un fait avéré, ou en tout cas considéré comme tel par son public, et de rigoler avec. Mais rien de plus.
Ainsi, sous un angle un peu moins direct, Bruno Cathala avec Trollland réagissait avec humour en 2010 à la politique d’immigration du gouvernement Sarkozy, en nous proposant de jouer de rôle de Trolls chauvins renvoyant toutes les autres espèces (Elfes, Nains etc.) hors de chez eux, entassés dans des charrettes (en lieu et place des charters de la réalité). Ceux qui contestaient cette politique, et qui de surcroît avaient saisi les clins d’œil qu’y faisaient Trollland, pouvaient passer un bon moment à se repaître avec cynisme de ces agissements jugés inhumains (puisque trollesques). Mais en aucun cas ceux qui l’approuvaient, ou qui n’en avaient rien à taper, ne pouvaient être convaincus par ce jeu. Celui-ci ne présentait aucun argument, ne présentait pas de thèse, ne faisait appel à aucune logique ni à aucune véritable réflexion. Concrètement, il nous demandait de répartir différents espèces magiques entre plusieurs charrettes pour optimiser son score. Rien de plus. Après tout, on ne peut pas demander à un jeu d’être autre chose qu’un jeu.

Les exigences ludiques sont un frein à l’expression des idées de l’auteur. Pas tellement du point de vue du marché, tant faire polémique est aussi un moyen de se faire de la publicité ; mais du point de vue de l’essence même du jeu, et de l’expérience ludique qu’il doit proposer. Un jeu doit être amusant, accessible, et équilibré. De plus, j’en parlais dans mon premier article, le jeu transforme nécessairement la réalité ; il la traduit en terme de cartes, de pions et d’objectifs de victoire. Impossible dès lors de montrer simplement ce que l’on voudrait démontrer, tant les moyens d’expression du jeu ont peu à voir avec leurs signifiés réels. Même un jeu au parti-pris aussi évident que Casse-toi pôv’ con, de Ludovic Maublanc, perd tout contenu politique dès le début de la lecture des règles. Le pamphlet, c’est le titre (voulu par l’éditeur Matthieu d’Épenoux, qui trouvait très justement que cette phrase illustrait parfaitement le mandat politique de celui qui l’a prononcée), et c’est aussi, un peu, les dessins de Martin Vidberg (ce qui nous ramène d’ailleurs à ce que je disais à propos du dessin de presse). Mais outré cela, le titre et les dessins, le jeu ne propose, et ne pouvait de toute façon proposer, qu’une expérience ludique, un système de jeu mettant tout le monde à égalité et supposant donc, pour les besoins de la cause, que n’importe-quel candidat, de François Hollande à Jean-Louis Borloo, aurait pu péter les plombs en public et proférer ce fameux “Casse-toi pôv’con” ! Toute la satire du jeu tient en fait en un clin d’œil : celui fait, par le titre, à tous ceux que cette phrase a fait bondir. Ils s’amusent bien en la lisant, se sentent confortés dans leurs idées, et sortent le jeu en compagnie d’amis du même avis qu’eux. Mais personne ne pourrait compléter, affiner voire renverser sa réflexion politique à la lueur de ce jeu.
Les jeux ne permettent pas le développement d’idées. Par conséquent, tous les jeux à caractère politique ou polémiste ne peuvent être vus que comme des défouloirs ; des moyens d’exprimer ses passions ou de rire entre amis partageant les mêmes idées, mais jamais de répandre ces idées ni de convaincre les joueurs.
Antithèse
Mais quid alors de cette originalité que le jeu porte en lui, ce pouvoir de mettre son public au cœur de son développement ? Il est bien tentant de tirer parti de ce rôle immersif pour faire expérimenter aux joueurs l’idée que nous voulons leur présenter, au lieu de simplement la leur expliquer ou la leur montrer en situation, avec plus ou moins d’arguments. Certains font en effet leur miel de cette situation privilégiée, en biaisant avec le moyen de communication habituel, qui est de dire les choses (ben oui). Plutôt que de nous proposer une vérité, ils essaient de nous la faire sentir, en nous mettant aux manettes.
C’est toute la subtilité de La Course à l’Élysée que de ne pas s’annoncer comme un pamphlet politique lambda. Pas de caricature incluse dans la boîte, pas de personnalité politique fictivement fictive, d’extrêmes chargés jusqu’à la lie ou de recettes usées jusqu’à la corde. Le contenu, au premier abord, est plutôt léger et décalé. Chaque joueur incarne le candidat d’un parti, lequel est doté d’un slogan un peu abscons mais pas invraisemblable, et devra successivement mener des débats avec chacun de ses adversaires, en essayant de convaincre tous les autres. Lors de ces débats, le temps de parole de chaque candidat est extrêmement limité (par un sablier d’une minute, je crois), et il devra s’en servir à bon escient pour développer des propositions sur un thème tiré au hasard, tout en réussissant à placée un idée précise (une carte choisie dans sa main) et le slogan de son parti. Un exercice de gymnastique intellectuelle atrocement sévère et délicieusement drôle, qui peut permettre, en plus de passer un bon moment entre amis de tous bords, de saisir quelque chose de la vacuité des débats médiatisés en période électorale. En effet, l’on se rend bien compte, avec toutes ces contraintes, que pour convaincre l’auditoire, il faut mitrailler à toute vitesse un raisonnement qui a l’air cohérent et qui permet de balancer des arguments-massue… sans se soucier une seule seconde de la vérité. La réflexion, la théorie, la philosophie politique, c’est du domaine des essais et de la réflexion personnelle ; pas des débats publics, qui ne sont qu’un étalage médiatique de sens de la répartie. C’est en tout cas ce que l’on peut éprouver en jouant à la Course à l’Élysée. Mais on peut aussi bien ne pas s’en rendre compte, sans perdre une miette du plaisir de jeu.

C’est le revers de la médaille : puisque ces jeux ne disent pas ce qu’ils pensent ou peuvent amener à penser, c’est aux joueurs d’en faire l’expérience eux-mêmes… ou pas. Chacun comprendra ce qu’il voudra, à travers sa propre sensibilité. Certains seront parfaitement en phase avec ce que l’auteur voulait les amener à comprendre, d’autres y verront exactement le contraire (peut-être que les auteurs de La Course à l’Élysée s’arracheraient les cheveux en lisant ce que j’y ai trouvé), d’autres enfin n’y verront strictement rien, rien de plus qu’un jeu auquel ils se contenteront de jouer.
Ainsi, et pour sortir du registre du pamphlet politique, prenons Endeavor. Ce jeu de gestion qui se déroule à l’époque des Grandes Découvertes, dans lequel il faut construire et améliorer des bâtiments, investir dans les colonies, et gérer ses ressources au mieux pour amasser un max de Points de Victoire (la routine, quoi) propose entre autres, en fin de jeu, d’abolir l’esclavage. Le joueur qui découvre cette technologie handicape sérieusement tous ceux qui avaient misé sur l’exploitation des ressources au Nouveau-Monde. Bon. Face à cela, plusieurs attitudes sont possibles.
On peut considérer que ce n’est qu’une mécanique de jeu parmi d’autres, qui offre des choix intéressants, et que tout va bien.
Mais on peut aussi penser que c’est la preuve d’un cynisme absolu, que ce jeu ne considère l’abolition de l’esclavage que comme un moyen d’atteindre les autres joueurs. Autrement dit, tous les joueurs sont considérés de facto comme esclavagistes, sans que cela ne leur pose aucun problème moral, et seul celui qui sera un peu à la traîne sur les colonies aura envie de décréter l’abolition, dans le seul but de répandre des troubles politiques dans les riches possessions d’outre-mer de ses salauds de concurrents (qui ne sont des salauds que parce qu’ils sont des concurrents, l’esclavage n’étant pas du tout abordé sous son aspect éthique dans le jeu).
Enfin, on peut aussi se dire que cette vision cynique des choses, prise au second degré, remet aussi en perspective certaines des décisions historiques pris par les dirigeants des nations, et la manière dont de beaux discours peuvent enrober des pensées purement pratiques. On peut bien sûr transposer cela dans notre monde actuel, mais même pour en revenir à l’abolition, si celles promulguées par la France et l’Angleterre peuvent être attribuées à la seule philanthropie des révolutionnaires, celle des États-Unis par exemple (certes ultérieure à la période couverte par Endeavor) est avant tout une manœuvre stratégique visant, en pleine guerre de Sécession, à remplir et à enthousiasmer les troupes du Nord, tout en semant le trouble dans la Confédération.

Certains jeux peuvent éventuellement nous faire appréhender la réalité d’une façon un peu différente, en nous mettant aux commandes de leurs mécanismes (contrairement aux ouvrages théoriques et à toutes les autres formes de communication en général). Mais ce procédé ne fonctionne que s’il est subtil, et à ce moment il a également beaucoup de chances de manquer sa cible. Les joueurs peuvent ne pas prêter attention aux conclusions que l’on voudrait qu’ils tirent de leur expérience de jeu, voire, au pire, les renverser complètement.
Synthèse
Le jeu ne peut donc pas servir vraiment de relais d’idées. D’un côté, les jeux au thème politique ou social décalé peuvent servir de divertissement, mais seulement pour enrober un ensemble mécanique abstrait ; d’un autre, les jeux qui préfèrent se servir du matériau ludique jusque dans ses retranchements pour amener le joueur à faire une expérience qu’il lui appartient de transposer au monde réel, ces jeux-là ne peuvent réussir leur pari, à mon avis, qu’en usant de subtilité et sans afficher de prise de position. Je me trompe peut-être ; mais même si un jeu parvenait à concilier ces deux aspects, il resterait hors de question pour lui de parler de proposer une « prise de conscience » à qui que ce soit. Les jeux ne sont pas un support de réflexion, ils ne sont pas un moyen de communication approprié à un échange d’idées un peu sérieux.
Ceux qui nous proposent de nous immerger dans leur fonctionnement ne peuvent modifier notre façon de percevoir les choses que par de petites touches, de petites sensations diffuses, qui demandent sans doute d’être prédisposé à les entendre avant même de jouer, et qui peuvent peut-être pousser quelques billes dans le billard de notre cerveau… mais de façon très indirecte et très hasardeuse. L’auteur de jeu, en quelque sorte, remet toutes les clés de son œuvre aux joueurs, et c’est à eux de l’interpréter comme bon leur semble ; comme dirait Sartre, le jeu prend entre leurs mains un sens objectif.
Ceux qui au contraire partent d’un thème décalé ou engagé ne peuvent qu’assumer leur caractère satirique. Ils ne peuvent eux non plus prétendre permettre une discussion, ou aborder un débat en toute objectivité, car l’espace de jeu ne permet ni le débat ni le déploiement d’idées. L’engagement dans un jeu de société ne peut avoir une autre fonction que celle d’une caricature : une double-fonction de divertissement, et de reconnaissance entre personnes du même avis.
Que doit-on donc en conclure ?
Qu’un jeu doit choisir son camp. Sachant qu’il ne pourra pas convaincre, sachant qu’il ne pourra pas en soi faire avancer le débat, un jeu voulant proposer une expérience ludique spécifique au joueur doit savoir qu’il est inutile d’expliquer cette expérience ; d’autre part et surtout, un jeu qui, lui, veut joueur d’un thème satirique ou polémique, doit assumer cet engagement, qui ne peut qu’être qu’un prétexte à la rigolade entre personnes du même avis, sachant qu’il ne pourra pas servir d’argumentaire. Une position qu’assume parfaitement Casse-toi pô’con entre autres, mais avec laquelle Cheminot simulator est plus ambigu, en construisant sa campagne de financement à la fois en jouant de la satire sociale qu’il propose, en déclarant que ce jeu ne doit pas être pris comme une attaque envers les cheminots (c’est pourtant bien d’eux qu’on se moque), et en disant vouloir « créer une dynamique de changement, une prise de conscience en faveur des utilisateurs des chemins de fer » (ce qui contredit le point précédent, et ce qui surtout est complètement irréaliste : un jeu ne peut pas avoir comme raison d’être la volonté de favoriser une prise de conscience).
Attention ; ce n’est pas non plus un rôle au rabais ! C’est seulement faire preuve de réalisme que de se dire que le jeu n’ira pas plus loin dans cette démarche, et d’honnêteté que de se présenter comme une satire assumée, devant être partagée entre joueurs de bonne volonté. Et tout alors va pour le mieux, dans le meilleur des jeux.
(À condition peut-être que la cause soit juste ?..)
Peut-être que cet article, pour neutre qu’il se veut être, va en faire réagir quelques-uns. Peut-être certains voudront-ils contredire toute ma réflexion, et le feront ici en commentaire. Tant mieux. Je ne souhaite pas mieux que cet article sere, pour un temps, de lieu de réflexion commune sur la manière d’aborder ce type de jeux, plutôt que de le faire de manière éparse et ciblée chaque fois qu’un jeu engagé et/ou satirique pointe le bout de son nez.
Les puristes de la dialectique me feront remarquer que ma “thèse” est au plus une idée, que mon antithèse n’en est pas une et que ma synthèse ressemble à un résumé.
C’est vrai ; mais c’était pour de rire.
Par ailleurs, rassurez-vous, si cet article est fortement ancré dans le présent, dès le prochain je repars dans les cieux éthérés de la philosophie du jeu.
Merci à tous,
Petimuel.