Pour cette deuxième semaine, ce n’est plus un auteur mais un éditeur que j’interview : Benoit Forget, un homme simple, gentil et droit, qui depuis quelques années dirige Purple Brain, la maison d’éditions célèbrant les jeux-contes comme les 3 petits cochons, Le petit chaperon rouge… mais avec un tout nouveau projet ambitieux arrivant bientôt…
Nous parlons notamment de sa vie avant le jeu , de sa société, des projets participatifs et de Tom Vuarchex.
1) Benoit Forget, aurais-tu la gentillesse de te présenter ?
Je m'appelle Benoît Forget, la quarantaine passée, patron et seul employé des éditions Purple Brain Creations, société que j'ai montée en 2013 après avoir été chef de projet chez Libellud.
Dans une autre vie, je travaillais chez les sapeurs-pompiers de la Vienne tout en rédigeant chroniques et critiques pour divers médias liés aux jeux de société (Plato Magazine, Scifi-Universe, Ravage magazine).
2) Tu es donc passé du statut d’employé, avec un salaire assuré, à celui de chef d’entreprise, un statut qui comporte de fortes pressions, une image différente auprès du grand public, certains pensent qu’un patron vit très bien, alors que la majorité des chefs d’entreprises vivent avec le smic, comment s’est passé le changement pour toi?
Quelles difficultés as-tu rencontré ou rencontres-tu encore ?
Créer son entreprise, c'est toujours un risque et on est seul responsable devant le fait de gagner sa vie ou pas. J'ai réussi à atteindre mes objectifs plus rapidement que prévu, c'est à dire me dégager un salaire équivalent à ce que je gagnais avant. Bien entendu, je ne compte pas mes heures (l'un des revers du travail-passion). Le plus difficile lorsqu'on travaille seul est de prendre tout dans la poire lorsque des choses ne vont pas. Heureusement, c'est rare. Certains pensent que l'édition de jeux, c'est l'eldorado, et de plus en plus avec le financement participatif. C'est une erreur. C'est un milieu économique comme les autres dans lequel les grandes réussites cachent les désillusions.
3) Comment tes proches (et moins proches) ont vécu ce changement de vie, premièrement lorsque tu as quitté le métier de sapeur-pompier pour aller travailler dans le monde du jeu, puis lorsque tu as décidé de crée ton entreprise ?
Ce fut une période de grands changements de vie, à la fois personnels et professionnels. La crise de la quarantaine peut-être, mais un peu avant quarante ans.
4) Venant également des métiers de secours, que t’as apporté le jeu par rapport à tous ce que nos métiers, moi infirmier, et toi sapeur-pompier, peuvent nous faire vivre ?
Était-ce un exutoire au départ ?
Pas vraiment non. J'étais passionné de jeux bien avant cela. Par contre, le jeu de rôle fut un exutoire pour moi lorsque mon père est décédé alors que j'étais ado. Une sorte de refuge, même si on n’a pas vraiment besoin d'avoir un décès parmi ses proches pour se réfugier dans le JDR !
D'autant plus que je travaillais en Centre de traitement de l'alerte (CTA/CODIS) et non sur le terrain. Ce fut certainement moins compliqué à gérer même si certaines situations furent très compliquées (tentatives de suicide par téléphone, meurtre d'une femme tuée par son mari et c'est ce dernier qui vous appelle, situations de crise, etc...). Bref, je n'ai jamais ressenti le besoin conscient d'avoir un exutoire. Cela se fit naturellement au travers de mes passions.
5) J’ai vu que tu travaillais à une adaptation de romans adultes, où en es-tu ?
Penses-tu qu’il y a de réelles idées de gammes comme la tienne à développer, sur des thèmes plus adultes ?
L’histoire ? Des problèmes sociétaux ? Politique ?
Je n'ai pas l'ambition ni la prétention de m'attaquer à des problèmes sociétaux (même si je peux y faire allusion lorsque, par exemple, je réécris le conte du Joueur de flûte).
Le premier jeu de la nouvelle gamme sera Le Tour du monde en 80 jours qui n'est autre que la nouvelle version du Lièvre & la Tortue de David Parlett. C'est un jeu éprouvé et toujours d'une grande modernité. Nous avons modifié certaines choses mais la colonne vertébrale reste la même : un faux jeu de course mêlant placement et coups vaches. Comme je les aime. Donc oui, je pense que ce type de gamme a sa place sur des thèmes plus adultes et c'est ce que j'ai envie de faire.
L'idée est de porter le concept de la gamme Contes & Jeux sur un format plus grand et pour un type de public un peu différent. Une déclinaison de la gamme Contes & Jeux qui est en cohérence totale avec ma ligne éditoriale.
Après j'aimerais bien traiter des thèmes comme Oliver Twist, Les Misérables et plein d'autres romans. Bref, ce sont des univers que j'ai envie de vivre en jeu, au même titre qu'un Moby Dick ou un Don Quichotte.
6) Don quichotte, c’est le grand premier roman d’aventure moderne, qui pastiche les anciens comme les chevaliers de la table ronde…
Qu’est-ce que tu aimes dans cette œuvre ?
Comment donnerais-tu envie à un jeune (ou moins jeune) de le lire ?
Sans entrer dans des considérations trop convenues, je dirais que le côté "pas d'obsolescence pour les idéaux" me va bien. Et au risque de passer pour un vieux machin, je n'aime pas le comportement mercenaire de certaines personnes, que ce soit dans le monde ludique ou ailleurs.
Par contre, donner envie de lire n'est pas ma qualité principale. Je préfère laisser choisir, comme je le fais avec mes enfants.
éviter d'être un mouton sans être pour autant un loup continuellement, ne pas perdre d'énergie à convaincre les cons.
7) Quels sont justement tes idéaux (professionnels et personnels) que tu tentes de garder et d’inculquer à tes enfants?
Compliquée comme question. Ne pas céder aux sirènes du "tout produit", tenter de mettre de l'âme dans ce que l'on fait, écouter sans pour autant suivre, éviter d'être un mouton sans être pour autant un loup continuellement, ne pas perdre d'énergie à convaincre les cons.
Pas si compliquée comme question.
8) Tu parlais de comportement mercenaire dans le monde ludique, Qu’entends-tu par-là ?
Je fais allusion aux personnes qui changent de crèmerie comme de chemise. Je suis actuellement distribué par Iello et on m'a souvent posé la question suivante : "pourquoi ne quittes-tu pas Iello pour Asmodée ?" Et bien tout simplement parce que je tiens mes engagements et que, tant qu'il y a un contrat et que les choses vont globalement bien, je n'ai aucune raison d'aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte. Il y a souvent une chose que certaines personnes oublient : c'est le résultat de notre travail qui parle pour nous et non pas le blabla qui finit toujours par se dégonfler. Au risque de passer pour un gros naze moralisateur. En tout cas, c'est une règle que j'applique. Je suis sans doute vieux jeu.
Les contes, c'est la vie !
9) Justement, en parlant de morale, la morale des contes, est-ce important pour toi ?
Comment définirais tu l’importance du conte auprès des enfants ? (et des autres d'ailleurs ?)
Les contes, c'est la vie ! Disons que fables et contes n'ont pas vraiment perdu de leur force. Ce n'est pas un hasard s'ils font partie intégrante de notre culture et s'ils sont accommodés à toutes les sauces. Même si Disney a mis à mal l'esprit et le message originel au travers de ses adaptations, je pense que ces oeuvres n'ont pas perdu de leur force. Nous avons besoin de savoir sur qui "conter", autant avant que maintenant. Je dirais que les contes et les fables sont des fondamentaux qui, même si on en lit pas régulièrement, demeurent en arrière-plan de notre cervelle.
Donc, au même titre que les jeux que j'édite, les contes ne sont pas QUE pour les enfants. Ce serait très réducteur de penser le contraire mais c'est la grande mode de " réduire " les choses pour ne pas chercher à les expliquer.
10) Comment te vois-tu dans 10/15 ans au niveau professionnel?
Sachant qu’une petite maison d’édition comme Purple brain (même si c'est un studio) reste très fragile j'imagine, si un jeu ne fonctionne pas, cela peut vite te mettre en péril, penses-tu garder cette pression encore longtemps, aimes-tu te sentir quelque part un peu en "danger" ou souhaiterais-tu trouver une certaine pérennité?
J'en sais foutre rien ! Le milieu économico-ludique évolue tellement vite qu'il est difficile de faire des prévisions sur 2-3 ans, les rachats allant bon train et le financement participatif faussant largement la donne. Je travaille à l'ancienne, je n'ai recours à aucun studio de développement pour faire le boulot d'éditeur à ma place et j'ai une visibilité de 2 ans sur ma ligne éditoriale. J'ai encore 2 ans de contrat avec Iello que j'honorerai. J'aviserai en temps voulu et au regard de la situation.
Et puis quand tu es petit, ça te donne envie de te battre encore plus ! Bref, je n'emmerde personne et je fais mon chemin.
11) Comment vois-tu le boom du financement participatif ?
Quelque chose de très positif qui permet de faire sortir des projets de passionnés de jeux qui n’auraient pu faire autrement ou bien au contraire, des entrepreneurs frileux qui n’osent pas eux-mêmes mettre l’argent sur la table, dont on peut se demander s’ils croient vraiment à leur projet ou bien s’ils ne se facilitent pas la tâche grâce aux pledgeurs?
Je te donne les 2 visions extrêmes, volontairement.
Je vois surtout pour certains l'occasion de zapper une grande partie de la chaîne (distributeurs et boutiques). Après, il y a des gars comme Ryan Laukat qui ont tout mon respect. Ryan est auteur, illustrateur, éditeur et a besoin de finances pour mettre au monde ses projets. C'est à cela que devrait servir le financement participatif et non à faire principalement de la com. Après, il y a les gros projets qui n'auraient jamais vu le jour sans ce système et ça, c'est plutôt cool (je fais parti des vaches à lait et j'assume). Certains comme Cool Mini or Not ont bien compris le système et c'est devenu leur modèle économique. D'autres tentent de sauver leur maison d'édition "traditionnelle" en se raccrochant aux branches grâce au financement participatif. Je ne sais pas si c'est vraiment bon pour le marché du jeu : la sélection "naturelle" ne s'opère plus comme avant, le nombre "d'éditeurs" ne cessent d'augmenter grâce à kickstarter & Co et la grande totalité des projets sont rarement bien ficelés au final. Bref, certains succès occultent la réalité de la chose.
12) Le joueur est-t-il trop ou pas assez exigeant quand il participe à ce genre de projet et donc amène l’argent nécessaire?
Disons qu'on pardonnera moins les erreurs et que la moindre étincelle déclenche une explosion d'agressivité, inhérente au média internet.
13) Tu as évoqué plusieurs fois le fait d'être "vieux jeu", la société actuelle est très mouvante, "speed", des nouvelles idées sociétales apparaissent en permanence, te sens tu parfois dépassé par cette nouvelle manière de vivre, des nouvelles valeurs qui deviennent parfois très (trop?) rapidement politiquement correctes et qu'il est de bon ton d'adopter pour ne pas passer pour un rétrograde?
Tu parlais de valeurs importantes a tes yeux, les sens tu en perdition?
Peut-être, en tout cas je ne me sens pas dépassé, je suis plutôt content d'être en retrait et de partager cela avec quelques camarades du monde ludique et autre. On bosse tranquille et certainement pas dans la précipitation. Il faut profiter de ce que l'on aime faire, c'est tout. Se transformer en mouton pour gagner plus de pognon, non merci.
Bref, il n'y a pas de raison de s'emmerder à travailler avec des cons alors qu'il y a suffisamment de gens biens.
14) En parlant de camarade, j'ai vu que tu collaborais avec Tom Vuarchex que j'interview également en ce moment, que souhaiterais tu nous dire sur lui?
Qu'on s'entend plutôt très bien. Que c'est un gars modeste avec un sacré talent graphique (oui parce qu' en tant qu'auteur, c'est quand même pas ça hein ^^).
Il fait parti de ces personnes rencontrées ces dernières années avec lesquelles l'accroche s'est faite immédiatement. J'ai donc eu envie de prolonger cela dans un projet commun et je me doutais que ça le botterait.
Bref, il n'y a pas de raison de s'emmerder à travailler avec des cons alors qu'il y a suffisamment de gens biens.
15) Le jour où tu disparaitra, que souhaites-tu que l’on retienne de toi, que ce soit en tant que professionnel mais également en tant qu’homme ?
La question qui tue. En tant que pro, je m'en fous en fait. Si on pouvait retenir un truc plus global, je ne dirais pas non.
À conter pour certains, les autres, on s'en fout. C'est pas mal comme épitaphe, non ?
Sinon, que j'ai toujours été à fond dans ce qui me passionnait (et encore, j'ai l'impression de ne pas en faire assez parfois).
16) Malheureusement, c’est la fin de cette interview, pour conclure Benoit Forget, en prenant en compte ta vie professionnelle, personnelle, et tous les projets que tu as actuellement, es-tu un homme heureux ?
Il y a pire ^^
Benoit Forget, Je te remercie de cet entretien