[Monopoly]
Voici un très chouette et bref article du Washington Post en ligne qui expose une nouvelle fois les débuts étranges du Monopoly. On y apprend un peu plus sur qui était réellement madame Lizzie Magie.
Pour celles et ceux qui ne pratiquent pas l’anglais et ne connaissent pas encore cette histoire, Lizzie Magie est une femme passionnée par la théorie politique de l’économiste Henry George. Quel rapport avec le jeu ? J’y viens.
Le concept de George s’oppose à celui d’Adam Smith qui pose comme base que les taxes doivent provenir des loyers, des profits et des salaires et qu’une taxe qui n’imposerait que l’un de ces trois facteurs serait injuste.
Henry Georges remet en question cette vision après avoir été frappé par la hausse parfois irrationnelle des terrains lors des constructions ferroviaires aux USA et surtout leurs conséquences. Il en conclut dans Progrès et Pauvreté que l’on doit faire de la terre un bien commun car les propriétaires s’enrichissent non naturellement en produisant pauvreté et « esclavage ».
Lizzie Maggie invente alors un jeu de société nommé Land’s Lord avec un mécanisme tendant à démontrer que le monopole (d’un donc) conduit à la pauvreté de tous les autres par un effet de trust et de monopole. Jeu non édité mais qui se retrouvera dans les mains de monsieur Charles Darrow sous le nom du Monopoly, les mécanismes à l’identique mais le discours politique en moins. Je ne sais pas combien monsieur Charles touchera pour son invention (refusée dans un premier temps avant d’être éditée) mais l’on sait que madame Maggie en tirera dans les 500$ après quelques explications.
Si les amateurs de jeux de société racontent bien volontiers cette histoire aujourd’hui, elle a mystérieusement disparu de celle de son éditeur actuel Hasbro.
Cette histoire d’entrepreneur et d’inventeur, de réarangeur ou d’inspiré de … est vieille comme le monde. L’aspect de l’acte fondateur et savoir qui de la poule ou de l’œuf n’est pas pour autant la seule question passionnante dans cette histoire . Il y a une chose que madame Maggie n’avait certainement pas imaginée : le succès du jeu pour les raisons inverses de ce qu’elle voulait enseigner.
Vous avez déjà joué au Monopoly ? Surement ? L’avez-vous fait pour démontrer l’injustice ou pour le plaisir de vous en mettre plein les fouilles en ruinant les petits cousins ?
Ce que madame Maggie nous a montré sans le vouloir c’est que le jeu (comme l’art) est un exercice purement amoral. Dans un jeu nous devons résoudre un problème avec des procédures imposées (devenir le plus riche – jeter les dés - …) pour atteindre l’objectif avec la meilleure optimisation/chance. De fait, que l’objet soit d’éliminer des armées, coloniser, conquérir, s’enrichir ou devenir le maître de l’univers sont juste des méthodes faisant appel à nos instinct primaires de survie et domination et (quel panard !) dans un univers où les conséquences restent toutes spéculatives. On ne risque pas grand chose à être ruiné au Monopoly si ce n’est un petit coup passager à notre ego.
Le constat final peut-être tout aussi destructeur que possible, hors la vie nous en profitons pour combler symboliquement l’animal non sociabilisé qui est en nous et paradoxalement avec parfois plein d’intelligence et de délicatesse.
Le Monopoly démontrerait-il donc alors que l’Homme est loup pour l’Homme comme disaient Plaute, Érasme, Rabelais, Montaigne et bien d’autres ? Non plus. Le jeu ne démontre rien d’autre que notre capacité à résoudre des problèmes, notre plaisir à le faire et une tendance toute naturelle à se la péter en dominant les autres que l’on retrouve chez tous les mammifères sociaux. C’est d’ailleurs pour cela que la morale arrive vite dans le monde réel pour réguler nos aspects pulsionnels afin que le groupe ne s’effondre pas complètement.
Comme quoi un outil même ludique n’a jamais de morale. Madame Maggie si ! Charles Darrow… peut-être. Et c’est bien pour cela qu’il faut connaître cette histoire. Comme avec tous les outils, nous pouvons mettre dans le jeu ce que nous désirons et les autres s’en servir. Ou pas.
► L’article du Washington Post (english : clic
► Histoire du Monopoly sur World of Monopoly (english)
Sur la piste du Monopoly
1- Elizabeth Magie, une georgiste obtient un brevet en 1904 pour le jeu Land’s lord Game. Le jeu est utilisé pour l’enseignement dans les milieux progressistes. Le jeu est pubié en 1906 par Economic Game Company de manière très locale et beaucoup de jeux fait à la main circuleront dans les milieux sensibles au sujet.
2- Un brevet complémentaire est déposé en 1924.
3- Dan Layman découvre le jeu à l’école. Après recherches, un avocat lui apprend que le mot Monopoly fait parti du domaine public et ne peut donc être déposé. Il publie donc un jeu sous le nom de Finance dans l’Indiana en 1932.
4- Ruth Hoskins découvre le jeu via Dan Layman et l’emporte à Atlantic City. Il adapte le jeu avec les noms des rues d’Atlantic City et modifie quelques valeurs de celles-ci.
5- Jesse Raiford le découvre à cette occasion et en parle à Charles Todd qui le fait découvrir ensuite à Germantown.
6- Charles Todd se trouve être un ami de la femme de monsieur Charles Darrow qui doit découvrir le jeu en 1933. Un jeu qui doit donc être fait à la main. Darrow se voit refuser la publication par Parker Brothers. Il s’autoédite et, le succès aidant les frères Parker reviennent sur leur décision.
7- En 1935 le Monopoly (rere)voit le jour suite à de nombreuse incarnations.
Mais qui donc de l’œuf ou la poule fut à l’origine ? Cette question amusante dissimule en réalité un questionnement profond sur ce qu’est l’origine. Et dans ce qui nous intéresse ici qui est le créateur, qui est l’inventeur d’un jeu ou de n’importe quelle création.
Comme nous avons une préférence naturelle pour les choses simples, nous imaginons que dans un monde idéal il y a une personne alpha qui est à la source d’un projet. Et par justice, cette personne doit bénéficier des mérites de son invention ou sa création surtout si elle accède à la popularité.
Si les hommes se préoccupent de justice, la réalité factuelle ne s’en préoccupe pas du tout. La plupart des créations sont le fruit d’une chaine de causalités événementielles et de pensées.
En racontant l’histoire du Monopoly, on peut donc se dire qu’Elizabeth Maggie a été spoliée de son succès accaparé par Charles Darrow qui lui a piqué son idée. Sauf que ceci est une opinion et un jugement personnel. Pour preuve, la justice des hommes n’a jamais sanctionné Charles Darrow ni son éditeur pour leur publication. Parfois la justice peut se tromper mais globalement le système fonctionne.
On pourrait dire que Lizzie Magie, contrairement à Charles Darrow ne s’est pas donnée les moyens d’obtenir le succès de ce dernier. Une idée reste une idée et si les amateurs d’idées raconteront l’histoire de madame Magie, d’autres ne lui accorderont pas plus d’attention que cela, louant la pugnacité de Darrow qui récolte finalement les bénéfices de ce qu’il a semé et l’on pourra agrémenter ce mythe de création par le fait qu’il était au chômage pour mettre un peu de sentiment dans le storytelling.
La propriété intellectuelle a été justement instituée (il y a finalement peu de temps) pour justement protéger les penseurs des faiseurs. Ces premiers n’ayant pas forcément les capacités requises pour assurer la mise en œuvre de leurs idées. Une idée de justice qui permet à chaque élément de la chaine de création d’en percevoir une partie des bénéfices quand tout va bien.
Cette justice va d’ailleurs différer suivant les pays en fonction de l’importance que chaque culture accorde aux uns et aux autres. Si la Chine est connue pour ses copies et ses plagiats c’est évidemment pour de basiques raisons commerciales mais également parce que l’idée que le producteur est plus important que le concepteur préside dans l’esprit chinois.
Si l’imaginaire populaire a ancré la notion qu’une idée ou une invention était due à une seule personne, dans la réalité la chaine de causalité qui conduit à ce que l’on considère comme une nouveauté est plus intriquée dans le monde que cette idée d’une naissance instantanée. Prenez simplement les inventions célèbres et vous découvrirez qu’en fonction des pays, ce n’est pas toujours le même célèbre inventeur qui en est le papa.
De même, on considère par exemple en occident qu’une ruine est le meilleur témoin de notre histoire et qu’elle doit être préservée dans son jus. Au Japon, les châteaux historiques ont toujours été reconstruits au fil des ans. Un château dans son jus est pour l’historien japonais un château mal entretenu. L’histoire est dans le matériau pour les uns, dans la perpétuation de son idée chez les autres. Ainsi la réponse au paradoxe du bateau d’Ulysse (un bateau complètement reconstruit au cours des siècles jusqu’à ne plus contenir un seul fragment d’origine) sera différente. Les occidentaux auront tendance à penser que ce « nouveau » bateau n’a plus rien à voir avec LE bateau d’Ulysse alors que des asiatiques y verront sa représentation parfaite dans une continuité historique.
Ainsi Elisabeth Magie est bien la créatrice du Monopoly (et de Land’s lord plus précisément) mais Charles Darrow en est bien son auteur même si ces qualités créatives sont proches du néant.
Ne mélangeons donc pas trop vite les qualités de créations et celles de mise en œuvre et surtout soyez méfiant quand quelqu’un vous dit qu’il maitrise les deux. C’est possible mais assez rare. L’avantage de l’entrepreneur c’est que la reproductibilité elle est concrète. Et arrêtons d’imaginer que les créateurs trouvent des idées sorties droit du néant. Et puis de toute manière nous finissons toujours par connaître les histoires non ?