Tout d’abord petite présentation, je suis Frédéric Vuagnat, alias Fred la loutre, auteur depuis quelques années, et membre de la CAL (compagnie des auteurs Lyonnais). maitre renard est mon premier jeu édité, mais pas ma première création, puisque j’ai d’autres jeux que certains connaissent peut être puisque déjà pas mal présentés lors de festivals ou de concours de créations, comme Kastaloutre, Pirates VS Pirates, ou Worms – the board game.
De l’idée du concept
Et oui, comment le « flash » est-il arrivé ? Et bien pour ce jeu, la première idée vient d’une réflexion que je me suis fait à moi-même devant ma télé.
En effet, nous sommes en décembre 2013, et je me fais la remarque que la qualité graphique des jeux vidéo des dernières générations de consoles était impressionnante, et que c’était quand même dommage que les aveugles ne puissent pas profiter de ce genre de loisir. (Oui ce n’est pas forcément la réflexion la plus intelligente du monde, mais c’est de là que tout est parti).
Mais d’ailleurs, il n’y a pas que les jeux vidéo dont les aveugles ne peuvent pas profiter, les jeux de société n’ont plus ne leur sont pas vraiment accessibles. Un rapide coup d’œil à ma ludothèque me confirma qu’aucun de mes jeux n’était compatible avec un public non voyant : soit il fallait voir les cartes, soit le plateau… Intrigant…
Je me suis donc rendu chez mon revendeur habituel pour leur demander ce qu’ils avaient comme jeux avec lesquels des aveugles pouvaient participer sans effectuer de modification sur le jeu (comme coller du revêtement spécial pour caractériser les pièces au toucher, voir le site d’accessi-jeux). Force est de constater que le seul jeu qui collait exactement à ma demande était un jeu de 54 cartes en braille…
Je me suis donc dit qu’il y avait de la place pour un jeu, un concept, non pas pour faire un jeu POUR les aveugles (car là on tombe dans le marché de niche pour les 2 ou 3 aveugles dans le monde qui sont joueurs) ; mais un jeu accessible à tous, Y COMPRIS les aveugles. Et ça comme idée, cela m’a beaucoup titillé !
Du concept au prototype
J’avais mon concept, il me fallait donc concrétiser cela. Après quelques recherches sur internet, j’ai découvert qu’il existait quelques jeux qui utilisaient un système de sac dans lesquels les joueurs piochaient des pions de différentes formes. Cela fonctionnait mais je voulais quelque chose de diffèrent, de plus fun. Car l’inconvénient du sac, c’est que l’on joue chacun son tour. Je voulais un jeu en simultané. Il fallait donc que tous les joueurs soient « aveugles » en même temps. C’est ainsi que j’ai apporté le concept de masques, pour générer la cécité à tous les joueurs de manière. La perte d’un sens aussi important allait forcément générer auprès des joueurs un inconfort qui pouvait être sympathique à jouer, et à« voir » de l’extérieur.
Mais quoi chercher ? Il me fallait des pions que l’on pouvait reconnaitre facilement mais pas trop. Des formes géométriques ou trop grosses seraient trop identifiées comme jeu éducatif pour enfants. Je voulais un jeu familial fun et non pas me cloitrer à un petit jeu pour enfants.
J’ai donc fait un petit tour sur un site de matériel de jeu pour voir ce qu’ils avaient comme pions sympas, et j’ai craqué sur des pions en forme d’animaux. Juste assez petits et similaires pour pouvoir être confondus les uns avec les autres, mais avec des petites différences pour pouvoir les différencier.
J’ai donc passé ma première commande d’une 100ene de pions, 10 de chaque espèce, tels des moutons, chevaux, poissons, serpents… mais aussi quelques pions différents au cas où j’ajoute des règles particulières par la suite, comme des personnages…
En attendant ma commande, je me suis attaqué à la recherche de masques. J’ai rapidement écarté l’idée d’acheter des masques de sommeil (comme dans les avions) au vu des prix. Je me suis donc attaqué à un vieux jean pour y découper des masques sur mesure, que ma femme a pu coudre avec des attaches élastiques repiquées dans des masques antigrippaux (quand on vous dit qu’un auteur de jeu recycle tout et n’importe quoi pour créer ses protos). J’y ai rajouté un petit coup de stylo blanc pour créer des masques différents, juste pour le côté fun, et dans l’idée que cela interloquera le public lors des salons ou je le présenterai.
Pour la zone de jeu, j’ai utilisé un lacet pour délimiter cet espace et éviter que les pièces ne se baladent trop sur toute la table. Et un petit compteur de points avec une petite épingle ferait l’affaire.
Concernant les règles à appliquer, c’est venu assez facilement. Je voulais un jeu ou les tours s’enchainaient rapidement, le but sera donc de rechercher 3 animaux. Le scoring ? 1 point par bon animal, -1 par mauvais ou animal en trop. Ça m’a l’air d’être fonctionnel.
Un point à résoudre serait d’empêcher le jeu d’être monotone, car faire la même action toute la partie serait trop redondante et ennuyeuse. J’ai donc essayé d’ajouter quelques règles au cours de la partie qui permettrait de casser la routine, avec des pions spéciaux, et une manche chrono de 30 secondes ou il ne faudrait récupérer que des cowboys qui permettraient de faire baisser les points des adversaires – règle qui sera par la suite abandonnée car trop violente + King maker.
Un nom provisoire ? Voleur Nocturne. Je ne suis jamais très bon en recherche de nom, mais ça fera l’affaire.
J’en ai profité pour faire une boîte avec un design qui me plaisait (j’aime bien habiller mes protos), en utilisant les graphismes de dofus/ankama, pour le côté fun coloré et familial.
Une fois mes pièces reçues, il était temps de passer aux tests !
De les premiers tests
Fin décembre 2013, j’ai présenté le proto à mon cercle d’amis/testeurs habituels pour voir si le jeu marchait. Rien que la présentation du matériel avec les masques rigolos les a emballés ; et ensuite le concept basé sur la stéréognosie (NDRL le tactile, cf wiki) les as drôlement intrigués.
Les premiers tests se déroulent très bien, et certaines règles supplémentaires naissent de leurs propositions. J’avais déjà implémenté l’idée qu’on ait des animaux bonus (les renards dans la version finale), mais ce sont les testeurs qui m’ont suggéré l’idée d’un pion qui permettrait de voler ceux des adversaires (serpent). Il ne me restait qu’à compléter avec un autre pion qui permettrait de s’en protéger (marteau).Par contre je tenais à implémenter les règles au fur et à mesure des tours plutôt que dès le premier tour, pour ne pas submerger le joueur avec trop de règles dès le début, car il est déjà assez déstabilisé de la perte d’un de ses sens. De plus, ces ajouts progressifs cassent la routine des tours, et ça aussi c’est bien.
J’ai testé le jeu avec différents publics durant quelques semaines, et le jeu semblait beaucoup plaire, la piste était bonne.
Premier baptême du feu en janvier 2014 lors d’une protonight au Ludopole à lyon, ou je présente le jeu toute la nuit, et notamment aux Ludonautes passés pour la soirée, afin d’avoir leur avis de spécialiste. Ils sont emballés mais le jeu n’est pas du tout dans leur gamme. Du coup on discute ensemble des différents éditeurs potentiels pour le jeu, ce qui me permet de préparer cannes qui approche, en prenant mes premiers RDV.
De la signature à Cannes 2014
C’était mon premier Cannes, et j’ai découvert que c’était là où tout se passait pour beaucoup d’auteurs Français.
J’avais pris quelques RDV pour présenter le jeu en direct, mais c’est au off que tout s’est passé.
Arrivé dès le jeudi soir, j’ai participé à tous les off avec les compagnons de la CAL ou nous nous etions installés sur une 10ene de tables. Beaucoup de joueurs passent et jouent, mais aussi beaucoup d’éditeurs. Plusieurs éditeurs ont essayé les jeux, et emballés m’ont demandé des protos. Je ne pouvais pas leur donner car j’avais uniquement 2 jeux sur moi, et j’en avais besoin pour continuer à animer ma table et assumer les RDV que j’avais pris pour les jours d’après.
J’avais déjà noué un premier contact avec Antoine Davrou de Superlude car il avait failli signer un de mes jeux 6 mois auparavent. On avait convenu de se voir le vendredi soir au off. Il est venu avec ses partenaires d’Origames, et ce fut un moment assez surprenant.
Après une partie test, ils m’ont dit « le jeu est très bien, mais il marcherait encore mieux si on supprimait 2/3 des pions ». Surpris et intrigué de cette réponse (car j’estimais à tort que le jeu était optimisé), je leur ai répondu « je ne pense pas, mais essayons et prouvez moi que j’ai tort, j’en serais ravi ». Nous sommes donc passés de 80 pions à 32 et en effet, j’avais tort. La réduction du nombre de pions rendait le jeu plus rapide mais surtout plus prenant et plus fun, car on pataugeait moins dans une mare de pions, on était beaucoup plus actif et rapide dans nos actions. Ce fut un choc pour moi, et le coup de cœur sur des personnes qui en un coup d’œil voient comment sublimer un jeu.
Nous avons rapidement discuté sur les thèmes possibles à appliquer au jeu, et la discussion s’est terminée par un « bon on signe ?!» - youhouuuuu
Antoine n’ayant pas de contrats sous la main, la signature était remise au lendemain.
Mais la surprise, c’est que le lendemain, j’ai eu d’autres propositions de signature d’éditeurs qui avaient également essayé le jeu la veille et qui étaient aussi emballés. Première fois que l’on se « battait » pour signer un de mes jeux, c’est un sentiment assez déroutant.
J’ai préféré signer avec le coup de cœur de la veille plutôt qu’essayer de prendre le plus « gros » éditeur, car ils avaient réussi à apporter ce petit truc en plus, et avaient compris l’essence du jeu et pourraient le développer dans un sens qui me plaisait énormément. C’était fait !
De la signature au développement du jeu
Dans les semaines suivant la signature j’ai beaucoup échangé avec Superlude pour développer le jeu. L’éditeur partant dans plein de directions et proposant plein d’autres règles, dans le cas où l’on soit passé d’un autre truc encore plus fun. Certaines idées étaient bonnes, d’autres à écarter ; mais cet échange a permis de bien faire le tour du jeu.
Ainsi au fil du temps, quelques règles ont été modifiées, et plusieurs éléments corrigés. Par exemple au lieu de citer 3 animaux, nous allons tirer au sort 3 cartes (en format Dixit), ce qui permet d’éviter de perdre du temps à choisir les animaux, mais aussi d’avoir de belles cartes illustrées dans le jeu.
Nous avons aussi beaucoup discuté sur les thèmes à apposer au jeu, pour finir celui du renard voleur, qui n’était pas très éloigné de mon proto initial, si ce n’est que dans le jeu final, il y aurait une vraie ambiance un peu médiévale/contes, une vraie couleur donnée au jeu.
Il est rapidement revenu vers moi avec 2 possibles illustrateurs, tous 2 terribles, et le choix s’est porté sur Cattell ruz (Charlène le scanff), illustratrice qui avait travaillé pas mal de temps à Ankama. Ankama ! Comme les illustrations que j’avais utilisées pour mon proto ! C’est dire à quel point l’éditeur et le directeur artistique avaient saisi l’univers graphique à donner au jeu.
Les semaines suivantes ont été des allés retours entre lui et moi pour affiner le jeu et le rendre éditable. En effet, il fallait que un jeu dont le prix serait inférieur à 30 euros vus le public qu’il visait (et voir qu’il est arrivé à descendre à 26€ en prix de vente n’était pas gagné), et cela partait mal vu le prix de fabrication masque, ajoutés aux cartes et aux pions. Le jeu est donc passé de 5 à 4 joueurs pour une question de couts, mais aussi de pratique, car 5 mains simultanément dans la boîte était injouable. Car oui, on allait jouer dans la boîte, ce qui permettrait de résoudre le problème du mélange des pions, mais aussi d’avoir un joli décor.
Bref, de nombreuses semaines de réglages et de travail pour sublimer le jeu et le rendre éditable.
Voici d’ailleurs quelques photos des protos successifs.
Test du prototype avec redesign des masques par Superlude, peu de temps après la signature en Mars 2014, lors du festival d’Epinal. Le prototype était déja très bien entouré !
(photo par Matsumi Sato)
Tests en octobre 2014, à Lyon, avec des masques en polymère et les nouveaux pions en impression 3D. Les masques polymeres seront finalement abandonnés car pas de possibilité de rajouter de jolis design dessus.
De le maintenant…
Voilà, j’ai fait à peu près le tour du développement du jeu. Un développement assez rapide, puisque de l’idée initiale en décembre 2013, puis signature Mars 2014, nous voilà à sa sortie aujourd’hui.
Le jeu va maintenant faire sa petite vie en boutique, et je l’accompagnerai du mieux que je peux, en étant présent sur pas mal d’évènements cette année, comme je l’ai été à Cannes ou j’ai pu recueillir les premières impressions du public avec grand plaisir.
L’histoire commence…
Frédéric V.
PS : pour découvrir - ou redécouvrir - le jeu, rappellez vous, on a fait une TTTV :