[Avalon][Poisons][Secrets][When I Dream]
Deux auteurs, deux histoires, deux carnets d’auteur remixés en un seul article ! À l’occasion de la sortie en boutique de Poisons, Chris Darsaklis et Bruno Faidutti vont tout vous raconter à propos de la création du jeu, depuis la première tasse de café jusqu’à la coupe remplie de liquides dangereux…
L’idée originale
Chris : Je travaille pour la Marine en tant que premier maître (chief petty officer) en charge des communications sur un bateau de ravitaillement. Cela signifie que je voyage énormément, et durant les heures de déplacement durant chaque mission, j’ai beaucoup de temps pour réfléchir et noter mes idées.
Un jour, alors que je faisais mon quart sur le pont du bateau, perdu dans mes pensées avec mon carnet de notes dans les mains, comme toujours… Un marin est entré dans la pièce : c’était l’heure de la relève. Il traverse le pont et vient se placer à côté de moi pour préparer son matériel. Une minute plus tard, un autre marin entre dans la pièce, tenant dans ses mains une tasse de café destinée au capitaine qui était assis sur sa chaise, et le lui donne.
Cela a rendu le marin situé à côté de moi complètement furieux. Il me demande : « Mais il f*** quoi lui ? ».
« Il apporte son café au capitaine », je lui réponds.
« Et le capitaine accepte ça ? » me reprend-il.
« Bien sûr, c’est son job de lui apporter son café après tout. Relax, mec, c’est quoi le problème exactement ? ». Il m’explique alors pourquoi il était tellement énervé :
« Mon père était officier de communication comme toi, il y a longtemps. Il n’y avait pas de marins pour faire ce genre de job à l’époque, alors c’était souvent à mon père à qui on demandait de ramener le café. Et alors qu’il marchait dans les couloirs avec sa tasse de café en main, il se faisait accoster par ses collègues, qui lui demandaient à qui le café était destiné. Et quand il répondait que c’était le café du capitaine, ils crachaient dans la tasse (car le capitaine n’était pas vraiment apprécié sur le bateau). Alors pourquoi celui-ci fait confiance au marin pour lui ramener du café ? Est-ce qu’il est sûr de ce qu’il y a dedans ? »
J’ai beaucoup rigolé en écoutant cette histoire, et je me suis alors dit : « Wow, ça ferait une super idée de jeu ! » et j’ai noté ce qui venait de se passer.
Peu de temps après cela, j’ai fabriqué un prototype en utilisant des cartes d’Avalon, dans lequel les joueurs incarnaient des collègues dans une société quelconque, et à chaque tour, l’un d’entre eux devient le boss insupportable qui réclame un café. Une carte « café » passait alors de joueurs en joueurs, qui pouvaient chacun placer une carte « crachat » ou une carte « rien » en-dessous de cette carte café. Lorsque chaque joueur a eu l’occasion de placer l’une de ses cartes, le boss a alors le choix de boire ou de jeter individuellement les cartes sous son café, gagnant des points pour chaque carte correctement devinée. J’ai baptisé ce jeu « Qui a craché dans mon café ? », tout simplement.
Une rencontre fortuite
Chris : Après les premières parties, le jeu a montré quelques faiblesses. Bon, cela faisait beaucoup rire les testeurs durant la partie, mais il était clair qu’il fallait travailler beaucoup plus sur le système de points, les temps d’attente entre deux tours et d’autres choses encore. Comme nombre de mes idées, j’ai décidé de le laisser de côté. Il manquait encore cette « touche magique », comme je l’appelle, ce petit quelque chose qui rendrait le jeu vivant.
Avançons maintenant jusqu’en 2017. Repos Production allait publier mon premier jeu de plateau, When I Dream, et j’étais invité au festival d’Essen avec l’équipe. C’est là que j’ai pu rencontrer certaines de mes idoles du game design comme Antoine Bauza, Gaëtan Beaujannot, Ludovic Maublanc et tant d’autres… Et quand je dis « rencontrer », j’entends par là que j’ai pu m’asseoir et discuter avec eux, découvrant leurs histoires. Durant une séance de dédicaces, j’ai eu la chance d’être assis à côté de Bruno Faidutti (que j’appellerai Mr. Bruno à partir de maintenant) pendant près de 4 heures !
Bruno : J’ai rencontré Chris Darsaklis au salon d’Essen, sur le stand de Repos Production. Il y présentait When I Dream, son jeu d’associations d’idée très rigolo, et moi Secrets. Comme chaque fois, ou presque, que je croise un auteur de jeu, nous avons discuté d’une possible collaboration. Et puis…
Chris : Toutes les questions que j’ai pu poser à Mr. Bruno m’ont donné le courage de lui envoyer un message en mai 2018 pour lui proposer de créer un jeu ensemble. J’ai été très surpris (et heureux !) lorsqu’il m’a donné une réponse positive ! J’étais prêt à donner le meilleur de moi-même et à apprendre beaucoup de cette collaboration. Il m’a demandé si j’avais déjà des idées sur lesquelles nous pourrions travailler.
Des idées ? J’en avais trop pour toutes les écrire, trop même pour tout expliquer de vive voix. J’ai préparé un document PowerPoint avec une présentation des idées que je pensais les plus viables, bien que toutes en attente d’une touche magique. Après lui avoir envoyé cela, Mr. Bruno a choisi l’idée la plus incomplète et la plus floue de toutes, le jeu qui allait devenir Poisons. Voilà à quoi ressemblait le pitch de départ…
La diapositive à l’origine de tout
Progrès et développement
Bruno : J’ai reçu de Chris un PowerPoint présentant une petite dizaine d’idées de jeux, dont l’une me semblait tout de suite amusante. L’un des joueurs y était le patron d’une entreprise, les autres ses salariés cherchant à se venger des petites humiliations quotidiennes en crachant discrètement dans son café.
Le thème corporate était original et rigolo, mais ne faisais pas rêver et je doutais qu’il puisse jamais convaincre un éditeur. C’était l’époque où tout le monde regardait Game of Thrones, et je proposais donc un univers plus romantique, et me semblait-il plus vendeur : des rois et reines réunis pour un banquet, portant des toasts et cherchant à s’empoisonner les uns les autres. Un autre jeu sur ce thème était certes sorti récemment, Raise your Goblets (À la vôtre !) de Ian Page, mais les mécanismes en étant assez différents, cela ne me semblait pas un problème.
Chris : Mr. Bruno aime travailler avec un plan en tête. Si vous avez déjà eu l’occasion de lire son blog, vous savez qu’il aime commencer par un brouillon du livre de règles. Pour Poisons, cela ne lui a pris que 12 heures ! J’étais abasourdi, non seulement parce qu’il avait inventé des règles sur lesquelles nous pouvions commencer à travailler, mais parce qu’il avait réussi à créer le jeu que je n’arrivais pas à coucher sur le papier.
Bruno : Le nouvel univers entraina d’emblée un changement important dans la structure du jeu. Si tous les joueurs sont des rois ou reines, ils sont en effet tous à la fois des assassins en puissance et de potentielles victimes.
Chaque joueur a donc un verre, représenté par une carte à sa couleur, des cartes de score, un certain nombre de cartes vin, et deux cartes uniques, poison et liqueur. Chacun révèle une carte de score, indiquant le nombre de points qu’il pourra marquer s’il boit sans être empoisonné. Les joueurs se passent ensuite les verres de main en main, plaçant en dessous de chacun une carte vin ou poison. Lorsque le tour de table est terminé, chacun, simultanément, décide de boire ou non le contenu de son gobelet. Un joueur qui ne boit pas marque un point ; un joueur qui boit un verre non empoisonné marque autant de points, entre 2 et 5, que sur sa carte de score, plus un point par dose de liqueur dans son gobelet ; un joueur empoisonné ne marque bien sûr aucun point. C’est le jeu auquel nous sommes assez rapidement arrivés, c’est resté le jeu de base, et il fonctionne très bien.
Prototype original créé par Bruno.
Comme cela nous semblait un peu léger pour les joueurs les plus exigeants, nous avons tenté d’y ajouter quelques autres éléments. D’abord, parce que c’est un peu ma spécialité, nous avons essayé d’attribuer à chaque joueur un pouvoir spécial. Il y avait l’ivrogne, le prêtre, la sorcière, le tastevin, mais c’était déséquilibré et ne fonctionnait pas très bien. Nous avons alors décidé de développer plus avant la carte liqueur, en en faisant une carte spéciale dont les effets seraient différents à chaque manche. Philtre d’amour, potion magique, antidote, cordial et quelques autres permettent donc de créer un jeu plus varié et plus amusant – mais comme cela devenait parfois un peu tordu, nous en avons fait une règle avancée, que je vous suggère néanmoins d’adopter très rapidement.
Quelques concepts pour les pouvoirs de personnages, qui furent ensuite abandonnés.
Chris : Mr. Bruno a ajouté de nombreux détails qui ont donné au jeu cette fameuse touche magique que je cherchais ainsi qu’un regain d’énergie pour travailler dessus. C’était devenu un jeu plutôt simple mais très amusant, et nous l’avons bien vu dès les premières parties de test.
Et j’ai adoré le processus qui a mené à ce résultat : c’est très amusant d’échanger des idées avec un designer comme lui et d’écouter ses enseignements. La chose la plus étrange dans cette phase de développement est que chacun d’entre nous travaillait séparément, et que nous échangions nos résultats de test et nos idées par e-mail. Durant tout ce temps, nous n’avons pas entendu le son de la voix de l’autre une seule fois !
Maintenant, se faire éditer !
Chris : En juillet 2018, lors du festival Paris est Ludique, Mr. Bruno est entré en contact avec plusieurs éditeurs et nous avons rencontré l’équipe Ankama Boardgames qui ont pris le jeu pour le tester. Nous avons été très heureux d’apprendre qu’ils désiraient publier le jeu, même si celui-ci était encore en cours de développement. Nous avons tous les deux été d’accord de leur donner le jeu !
Bruno : Trouver un éditeur pour ce jeu s’est avéré assez facile. Ankama était l’un des deux ou trois auxquels j’ai présenté ce jeu à Paris est Ludique, en juin 2018, et il ne leur a fallu que quelques semaines pour décider de le publier. Le développement a consisté essentiellement à modifier le nombre, les effets et le fonctionnement des cartes spéciales. Chris est marin, ce qui lui permet d’avoir des testeurs fidèles mais rend la communication un peu irrégulière, et c’est surtout moi qui me suis occupé des contacts avec l’éditeur, que je suis allé visiter plusieurs fois dans ses étonnants locaux de Tourcoing. Plusieurs jeux s’appelant déjà Poison, le nôtre est devenu Poisons, avec un s.
Chris : Nous avions encore besoin de nous mettre d’accord sur un aspect important : le thème du jeu, qui avait déjà changé de mon idée de crachat dans le café à un dîner médiéval rempli de tentatives d’assassinats. Nous étions un peu nerveux à l’idée que ce thème soit déjà utilisé par d’autres jeux, même si le gameplay était complètement différent. Avec l’équipe Ankama, nous avons commencé un brainstorming pour trouver de nouvelles idées.
De nombreux thèmes ont été proposés : des chef coqs jetant des piments dans les plats de leurs concurrents, des tentatives de sabotage de la pièce de théâtre que votre rival présente à l’Empereur de Chine, une compétition d’espions et d’assassins, une réunion de la mafia durant la prohibition, …
Mais Mr. Bruno a insisté depuis le début que ce jeu avait besoin d’un thème « empoisonné » pour fonctionner. Au final, nous sommes tous tombés d’accord avec lui. Les autres thèmes ont été écartés, et mon histoire de crachat vengeur est devenu une compétition entre les créatures les plus venimeuses qui soient !
Quelques mois plus tard et après avoir finalisé le livre de règles, les premières illustrations de Marion Arbona sont arrivées. Elles sont vraiment uniques, amusantes et remarquables.
Bruno : Les illustrations ont été réalisées par Marion Arbona, une pointure de l’illustration de livres pour enfants, et le résultat est impressionnant, tout à la fois léger et inquiétant, à l’image de notre jeu.
Marion Arbona prête son style unique à Poisons
Les touches finales
Chris : Alors que le jeu était presque fini, il y avait toujours quelque chose auquel je ne pouvais pas m’empêcher de réfléchir.
Poisons est un party game, et comme tous les party games, il est plus amusant quand il est joué avec un grand nombre de joueurs (jusqu’à 8 à la fois, dans notre cas). Mais j’étais sûr que nous pouvions créer une règle à 3 joueurs qui fonctionnerait bien. Du coup, j’ai envoyé un e-mail à Mr. Bruno et à Ankama pour en discuter.
Rapidement, nous avons créé une variante à 3 joueurs où chaque joueur contrôle deux personnages à la fois. Bien qu’Ankama fut un peu sceptique au début, car ils ne désiraient pas changer l’expérience de jeu telle qu’elle existait, après quelques tests, ils ont approuvé ce twist des mécaniques. Cela a permis d’étendre le nombre de joueurs que Poisons peut accueillir, de 4-8 joueurs à 3-8 joueurs, sans rien perdre de son gameplay.
Pour finir, j’aime beaucoup le fait que Poisons puisse être emporté partout avec sa petite boîte, sans aucun obstacle lié à la langue (très important !) et avec des parties rapides. De quoi passer un bon moment pour tous les groupes qui l’accueilleront.
C’était une histoire folle du début à la fin, que j’ai pu vivre aux côtés d’un game designer d’élite et un éditeur fort et confiant !
Après sa sortie en avant-première au FIJ de Cannes, Poisons débarque dans vos boutiques à partir du 28 février. Vous en reprendrez bien un petit verre ?