S’il y a une nouvelle qui réjouit régulièrement nos petits cœurs de joueurs, c’est lorsqu’un éditeur annonce qu’il va traduire dans notre belle langue un jeu que nous apprécions (ou voudrions apprécier). Ce qu’on appelle une localisation. Il y a ensuite différentes façons d’envisager ce travail, parfois bornées lors de la négociation du contrat.
les problèmes de la traduction vu par Martin Vidberg
Bonjour, nous venons en paix…
Le jeu peut être simplement une traduction où les éléments langagiers, ne serait-ce que la règle du jeu au minimum, sont traduits de la langue source à la langue cible. Comme dans tout travail de traduction, la posture de départ est importante. Quand bien même les règles du jeu peuvent être considérées comme du domaine du lexique spécialisé et technique, demandant une connaissance précise des termes employés dans les deux langues, il n’en reste pas moins vrai que passer d’une langue à une autre demande de se positionner sur d’autres éléments qui font sens dans ce qui peut être plus vaste encore que les seules langues considérées : la culture. Devons-nous reprendre l’organisation des règles parce que, dans telle culture, nous dirions plutôt « les choses ainsi » ? Une question plus large qu’il n’y parait. Traduttore, traditore comme le dit l’expression consacré : « Traduire, c’est trahir »
Crédit Photo MelleMarcel
Ainsi les localisations de Terra Mystica ou Eclipse ne soulèvent que peu d’écueils. D’une part parce que le support de base était bien écrit et conçut. Il est possible également que ces jeux à tendance plutôt mécanique demande un travail de localisation plus mécanique. Mice & Mystics et Robinson Crusoe ont demandé un autre type de travail parce que l’élément littéraire et narratif est plus présent, même si les règles originales n’étaient pas non plus un modèle d’organisation et de concision. Les retours et avis des uns et des autres sont alors plus nombreux. De même, un petit oubli ou une formulation contractée semblant claire peut aboutir finalement à une autre version des règles, comme nous avons pu le voir lors de la dernière réédition de Saint – Pétersbourg. (la news ici)
Là, je verrais bien une princesse… ou un rat, non ?
La princesse et le prince de la version originale La princesse d’AEG
Parfois, cette localisation s’accompagne d’une refonte des illustrations. Ce qui, comme tout ce qui touche aux notions d’esthétismes, embarquent les joueurs dans des débats sur le bien fondé ou non de cette décision. Débat intéressant mais sans fin puisque le Beau, s’il peut être universel, ne l’est plus dans ces déclinaisons individuelles. De plus, changer les illustrations, pour un éditeur, revêt un autre paramètre d’importance : « vendre des boites de jeux » et ce qui pourrait être son corollaire : « plaire au plus grand nombre des joueurs ciblés». Nous retrouvons alors comme exemple dans cette catégorie : Love Letter et son passage chez AEG, ensuite repris tel que par Filosofia pour notre version française. Il est à noté que de fait, derrière, ressort la « Kanai Edition » aux illustrations d’origines ; Blue Orange avait d’ailleurs pris compte de cet aspect dichotomique dés le départ à la sortie de Braverats en proposant de base l’envoi du jeu (minimaliste heureusement) dans sa version original.
Agent Hunter chez les américains d’AEG et chez Iello… oui, ce n’est pas la même approche !
Bon, tu pètes tout et tu montes une cloison, na !
Enfin il est des localisations où l’éditeur reprend un nombre plus important d’éléments du jeupour proposer une nouvelle version, nouveau papillon sorti de sa chrysalide, en espérant que ça ne soit pas juste Heimlich…
Et pour illustrer le propos, suivons ensemble l’évolution travaillée et voulue par Le Scorpion Masqué autour du jeu Qui Paire Gagne.
► Retrouvez les infos sur le jeu et la vidéo directement ici pour savoir de quoi il est question
1) Le premier changement, immanquable, est l’illustration de la couverture et du titre. Si le titre anglais marque bien l’idée des appariements (to pluck pairs), le jeu de mot sur le plumage (to pluck) de la poule paraît plus difficile à faire passer en français. Du coup, recherche et hop, jeu de mot sur les deux paires (c’est le cas de le dire) perd/paire et perd/gagne. De plus l’illustration de la couverture rend explicite le mécanisme central du jeu dans la nécessité d’apparier des éléments de la même façon que d’autres joueurs pour marquer des points.
2) Sur les 300 photos de Pluckin’Pairs, 20% ont été modifiées… aussi bien pour des raisons esthétiques que culturelles. Il faut, pour que l’envie d’apparier des photos entre elles amusent les joueurs, que ces dernières soient suffisamment évocatrices et relevant d’un ensemble là encore suffisamment commun mais pas trop pour qu’ensuite ça discute :
- Pourquoi tu mets un escargot avec des dés ?
- Ben ça m’a fait penser à Gastérospeed…
- Euh…
3) La façon de prendre en compte les paires que chacun fait : dans la version de base, il fallait écrire sur sa feuille un ou deux mots pour chaque image choisie. Dans Qui Paire Gagne, il y a des petits jetons numérotés devant chaque image et les cartes numérotées que nous avons en main nous permettent de constituer ces paires. C’est même plus ergonomique puisque ça permet également de savoir quels numéros restent à apparier.
Notez que Christian Lemay, rendant à César ce qui est aux belges, remercie l’équipe de Repos Prod pour cette idée. Comme quoi, tout n’est pas clôt entre les éditeurs.
4) Enfin pour finir, comment marquer le score ? La piste à la « Dixit » qui remplit et optimise l’intérieur de la boite a été envisagée. Des petits marqueurs, aux images orientées geek, permettaient ainsi de tenir le score à jour. Pas de chance, c’est peut-être mignon tout plein et permet des clins d’œil à Star Wars ou aux autres jeux de la gamme (Zombie Kids par exemple) mais ça ne convainc pas les testeurs.
Ce qu’auraient pu être les marqueurs Joueur
Qu’à cela ne tienne, proposons des rendus plus humains avec juste les couleurs. Voilà, c’est mieux ! Ah ben non… en début de partie, les marqueurs sont à plusieurs par cases… il faudrait des cases plus grandes… ah ben, non plus… comme les scores sont importants, il faudrait trop de cases… allez, on oublie et on retourne à la case départ : une feuille de score
La piste de score et les marqueurs qui auraient pu être dans la boite… mais finalement non !
Allez, ça le fait bien, on va mettre du carton vernis et des feutres effaçables, c’est « réutilisables ». Le truc, c’est que ça pousse les frais de fabrication et rend le jeu trop cher au final. Finalement, le papier, c’est bien aussi, non ? Reste la question d’une feuille par partie ou une feuille par joueur ? Là encore, tests : sur ce genre de jeu, marquer les points de chacun (jusqu’à 8 joueurs) casse le rythme du jeu. Ce sera donc une feuille chacun, avec de quoi tenir au moins 25 parties, ce qui est plus qu’honorable surtout actuellement. De plus, Le Scorpion Masqué s’engage depuis longtemps déjà à replanter des arbres pour chacun des jeux qu’il édite.
La boite finale et son contenu, fruit d’un long processus où chaque élément a été réfléchi
Nous voici rendu au bout de ce petit voyage dans le monde et le travail d’un éditeur qui décide de localiser un jeu en le retravaillant au corps… ou à la boite, plutôt. Et pour nous, joueurs, c’est une façon de soulever un pan qui ne nous est pas toujours connu lorsque nous ouvrons ces boites aux promesses multiples.
Rendez-vous maintenant à Cannes et tout en faisant une partie de Qui Paire Gagne, vous pourrez discuter de tout ça avec monsieur Christian Lemay, en attendant d’autres explorations ludiques.
N.B : Les pictogrammes en tête d’article sont de Pierre Martin
[Dixit][Eclipse][Gastérospeed][Mice and Mystics][Qui paire gagne (2016)][R][Robinson Crusoé - Aventures sur l’Île Maudite][Saint Pétersbourg][Terra Mystica][Zombie Kidz]