Sea of Clouds : le carnet d’auteur, par Théo Rivière

[Sea of Clouds][Shinobi Wat-AAH!]

“Le plus dur quand on sort son premier jeu, c’est de se dire que ce sera peut-être aussi le dernier. De nombreux auteurs sont, en effet, l’auteur d’un seul jeu…

Je ne suis pas ici pour raconter l’histoire de Shinobi Wat-AAH!, mais l’aventure avait été curieusement facile, comme si les planètes s’étaient parfaitement alignées. J’avais donc bon espoir de réussir à créer un deuxième jeu.

La gestation de Sea of Clouds fut toutefois bien plus capricieuse…

C’est difficile de ne pas raconter l’histoire du jeu sans raconter un peu ma vie, alors préparez-vous à une histoire un peu chiante, digne d’un Balzac du pauvre.

a652e13d999688515eeaf3c96babe11b3263.jpe2013. Je suis encore étudiant et Shinobi vient d'être signé chez Purple Brain. La vie est parfaitement cool. Parfaitement ? Pas vraiment, car un domaine reste irréductiblement naze : mes perspectives professionnelles… À cette époque, je suis en effet en première année de Master Littérature et Culture de l’image (ça en jette, hein ?!), et mes études ne me garantissent pas vraiment la sécurité de l'emploi…
Je décide donc de tenter le concours pour rentrer à l’ENJMIN, une école à Angoulême qui forme des game designers. Antoine Bauza est passé par là, ça claque, je veux faire pareil… Le plan était donc de finir mon master puis de changer de cursus.
C’est à ce moment que IELLO publie une annonce : ils recherchent un chef de projet.

Long story short, je me retrouve donc à déménager sur Nancy. Je quitte ma ville de naissance et me retrouve dans le grand Est où je ne connais personne. J’ai donc pas mal de temps libre, que je consacre notamment à créer des jeux (et à jouer à Hearthstone aussi…). Ma nouvelle place dans le milieu me permet aussi de jouer énormément et donc de découvrir pleins de chouettes jeux, ce qui me motive à mort.

9f08a1d54c1e6895719d9b1038bdf642b66c.jpeJe bricole 2-3 trucs, mais ne suis pas ultra satisfait de mes trouvailles.
Un soir, en rentrant du boulot, je réfléchis à une variante de draft utilisée à Magic. Le format se pratique avec le Cube (une grosse pile de cartes choisies par les joueurs) : on drafte par piles, et le système ajoute une prise de risque que j’aime beaucoup. Ça sera la mécanique de départ de Sea of Clouds.

Étrangement, et malgré le fait que je ne sois pas un grand “thématiseur” quand je crée des jeux, le thème coule tout de suite de source : on est des pirates et on récupère des trucs de pirates ! La mécanique impose en effet que les tas de cartes sont situationnels et ne peuvent intéresser un joueur que s’il est parti dans une certaine stratégie plutôt qu'une autre. L’idée de faire des collections est donc présente assez rapidement.

df10e24a071de3d493f034a12173fbff6eb2.jpeThématiquement, je veux un truc cool : on se met dessus (on collectionne alors des techniques de combat), on récupère des trésors, du pognon, du rhum et des femmes… À l’époque, j’avais le fantasme d’un jeu hyper immersif et collant au thème jusque dans les moindres détails. Mais j’avais aussi envie d’un scoring ultra-simple. Il y avait donc 4 points de victoire à se répartir en fin de la partie, un pour chacun des 4 types d'éléments à collectionner.

Je bricole rapidement un prototype, entièrement à la main. Il est parfaitement laid, mais parfaitement jouable. C’est parti pour le premier test !
178fb43415fd8ecc08d8c09fbe6a39f3338a.jpeCe dernier se déroule chez Benoît “Purple Brain” Forget, à la veille d'une journée IELLO à Bordeaux. Je sors le jeu un peu timidement après quelques bières, explique rapidement les règles, et on attaque la toute première partie de ce prototype (qui s’appelle alors encore “Le Jeu des Pirates”), avec Benoît et mon collègue Matthieu Bonin. Bonne nouvelle : ce n’est pas complètement nul. Mauvaise nouvelle : c’est quand même plutôt nul…
C'est suite à cette partie que Benoît trouve le nom parfait pour le prototype : Putes & Flibustes. C’est vulgaire, c’est débile, ça me plaît parfaitement !

La base du jeu fonctionne, mais tout le reste est à revoir… Je change donc tout, plein de fois, pour essayer d’arriver à quelque chose de top.
Ludovic Papaïs, lui aussi chef de projet chez IELLO, est alors mon principal testeur : il joue à toutes les versions du jeu et me donne à chaque fois du feedback parfaitement pertinent.
17d03a70345a2feeea21a39068063144b822.jpeJe commence à arriver à quelque chose qui me plait et apporte le prototype lors d’un week-end jeu à Stahleck, en Allemagne. On lance une partie à 4 avec Gabriel (mon autre collègue chef de projet), Ludo et SebDuj, de Pearl Games. La partie se passe correctement, mais le jeu ne tourne pas parfaitement. À l’issue de la partie, Gabriel place une petite remarque assassine : “Au final, je ne suis pas sûr que ta méca de base puisse aller au bout…”.
Je suis triste, et plus vraiment certain d’avoir envie de finir ce jeu. Je le range complètement au placard pour quelques temps.

Je ne me souviens plus du contexte exact, mais je retrouve l’envie de bosser sur le jeu 2 mois plus tard : je le rebricole, change pas mal de détails, et me décide à faire une version décente du prototype. Olivier, mon collègue graphiste de l'époque, me forme rapidement à InDesign, et je fais mes marques en essayant de réaliser le plus beau proto possible.

À l’époque, IELLO a un droit de regard sur tous mes prototypes, mais Gabriel a très bien exprimé son refus du jeu. Me voilà donc libre de présenter le jeu à d’autres éditeurs. Je décide de le montrer à Alain Balaÿ de Blue Cocker pendant le festival d’Essen 2014. Alain aime bien le jeu et embarque le proto avec lui. Cool.
Quelques semaines et quelques tests plus tard, il aime toujours le jeu, mais pas assez pour l’éditer. Pas cool.

63d5d06cdb4c1bcf1fc57119e66b4f9a6223.jpeNéanmoins, son retour me permet de faire évoluer le proto dans le bon sens. Ludovic aime toujours autant le jeu et tente de me convaincre de le présenter à nouveau chez IELLO, mais je fais ma sale tête et refuse.
Jusqu’au salon de Nuremberg suivant, début 2015. Toute l’équipe de l’Édition est partie sur le salon, sauf moi. Et un soir je décide de présenter le jeu au service commercial. Pour comprendre la démarche, il faut avoir en tête le parcours “classique” d’un proto chez IELLO : d’abord le pôle Édition sélectionne un jeu qui lui plaît, puis il le présente au service commercial pour avoir son avis sur les ventes potentielles du titre.
Je rassemble donc nos trois commerciaux, et leur présente le jeu sans préciser qui en est l’auteur (je tiens vraiment à leur impartialité). Chouette : après une partie, ils sont parfaitement conquis !

S’en suivent pas mal de tests du jeu par toute l’équipe, puis, quelques temps plus tard, la signature du contrat.

878c0316ec16f41823fc18a188bcaea1e79d.jpeMais le boulot n’est pas terminé pour autant : il reste encore pas mal de réglages à faire sur le jeu. Les pièces, qui servaient initialement à acheter des objets entre les manches, n'étaient plus assez valorisées : on est donc passé de 1 point de victoire pour 3 pièces en fin de partie, à 1 pour 1, ce qui rend à la fois le décompte plus simple et les combats plus intéressants. On a également ajouté des points négatifs sur certaines Reliques, afin de rendre cette stratégie plus risquée. Autre exemple avec les valeurs de combat des pirates, dont on a dû réduire l'amplitude (elles allaient de 0 à 5) pour avoir un peu moins de chaos et de frustration. Il faudra donc attendre quelques mois et quelques centaines de parties supplémentaires pour que le jeu soit plus simple, plus logique, fini…

Après pas mal de réflexion, IELLO décide de garder le thème (même si ce dernier était là dès le départ, il aurait pu facilement être changé), mais désire ajouter une touche d’onirisme à l’univers. Lorsqu'ils me révèlent enfin que c'est Miguel Coimbra qui illustrera le jeu, je suis aux anges !
Bon, ils ne garderont finalement pas le nom du prototype, mais je ne peux pas vraiment leur en vouloir…

29ee06d17a5220b9f6f08858f42a37bb1a02.jpeJ’espère que vous aurez autant de plaisir à partager une partie de Sea of Clouds que j’en ai eu à le forger. J’en profite une nouvelle fois pour remercier toutes les personnes qui ont permis au jeu de voir le jour, et en particulier toute l’équipe de IELLO.

À l'abordage et pas de quartier !”



Théo Rivière

8 « J'aime »

Vive les p… et la flibuste !

2 « J'aime »

Bonjour theo…
Je n ai vraiment pas aimé le jeu ( pas grave, d’autres l’aimeront). j ai donc hésité à lire ce carnet d’auteur. J’ai bien fait de ne pas m’écouter. C 'est très agréable à lire, explicatif, joyeux et honnête. Et plein d’espoir pour les auteurs en herbes :slight_smile: . Tous mes voeux de réussite pour la suite.

1 « J'aime »

Je me réjouis d’y jouer car j’ai bien accroché sur la vidéo explicative de Mathieu. Bravo et surtout continuez car vous êtes vraiment doué.

2 « J'aime »