Grâce à Nuts! Publishing, nous pouvons présider notre corporation spatiale avec la version française de SpaceCorp 2025-2300, l’un des derniers titres de GMT Games. Cet éditeur américain et John Butterfield sont tous deux réputés dès qu’on parle de wargames et de jeux de stratégie. Cependant, et comme vous le découvrirez dans cette interview, John Butterfield s’avère également être très intéressé par l’exploration spatiale, son histoire et son actualité la plus récente, y compris la montée en puissance des entreprises privées, ce que l’on appelle fréquemment le New Space.
Du coup, ce n’est guère étonnant si dans SpaceCorp joueuses et joueurs ne dirigent pas une agence spatiale classique, mais une société privée visant les étoiles. Logiquement, votre objectif ne consiste plus en des points de victoire ou de réputation, mais carrément à cumuler des profits !
SpaceCorp 2025-2300 vous propose de jouer de 1 à 4 personnes l’élan de l’humanité vers les étoiles en trois ères qui couvrent trois siècles. De la Terre à Mars et la ceinture d’astéroïdes (ère des Navigateurs), des planètes géantes au nuage de Oort (ère des Planétaires) et enfin vers les systèmes stellaires proches (ère des Stellaires). |
Question: Vous êtes principalement présenté comme un concepteur de wargames, mais vous avez également travaillé sur des titres de science-fiction qui se déroulent dans un cadre plutôt Space Opera. Du coup, êtes-vous intéressé par l'exploration spatiale?
John Butterfield : Oh oui et tout au long de ma vie. Ayant grandi dans les années 1960 et 1970, j’étais un grand fan de la NASA. J’ai suivi toutes les missions des programmes Mercury [premiers vols habités américains], Gemini [missions avec 2 astronautes] et Apollo [vols habités lunaires], ainsi que les sondes vers Mars et les planètes extérieures. Une page de l'un de mes albums de 1969 est d’ailleurs consacrée à Apollo 12, le deuxième atterrissage habité sur la Lune. Mon film préféré : 2001 : L’Odyssée de l’Espace, bien sûr. Comme vous le constatez, la plupart de mes travaux de conception de jeux se sont concentrés sur les wargames, cependant mes créations incluent également des titres comme Stargate, Freedom in the Galaxy, Voyage of the Pandora, Universe et Delta Vee.
À gauche, le carnet de John Butterfield à propos de la mission Apollo 12 en 1969 constitué de coupures de presse et de dessins personnels. À droite, quelques titres Space Opéra de l’auteur. |
Q : Le livret de règles indique que SpaceCorp est basé sur un livre d'Ejner Fulsang. Avez-vous travaillé avec cet auteur pour le jeu ?
J. B. : Oui, Ejner était un rédacteur technique pour la NASA et il est maintenant à la retraite. C’est aussi un ami et mon beau-frère. Il a écrit SpaceCorp et CisLuna, les deux premiers livres de sa série Galactican. Ce sont des thrillers politiques et des intrigues policières qui se déroulent, avec une base scientifique, sur fond d'exploration du Système solaire et du développement commercial de celle-ci. Dans les volumes ultérieurs, on explore les systèmes stellaires proches. Cet arc narratif a été mon inspiration lorsque j’ai conçu SpaceCorp.
Le roman SpaceCorp d’Ejner Fulsang, premier de la série Galactican, a servi d’inspiration pour le jeu SpaceCorp 2025-2300. |
Q : J'ai le sentiment que vous avez lu beaucoup de documentation pour SpaceCorp. Cela a-t-il changé la façon dont vous percevez l'exploration spatiale?
J. B. : Tout en me conseillant sur la base scientifique du jeu, Ejner a attiré mon attention sur des publications exposant plusieurs nouvelles idées sur le but et les avantages économiques de l'exploration spatiale. On croit ainsi fermement qu'il y a de la vie là-bas, et peut-être dans notre Système solaire au niveau microscopique. La localisation de la vie extraterrestre et l'échantillonnage de son code génétique pourraient même conduire à des percées dans la médecine et l'évolution humaine. La plupart des idées d’exploitation minière de l’espace auront toutefois un coût prohibitif, à l’exception des éléments les plus exotiques, en raison de l’énergie nécessaire pour surmonter la gravité planétaire. Les astéroïdes et notre propre Lune pourraient cependant offrir des ressources avec une pénalité de gravité moindre pour des matériaux moins exotiques, y compris l’eau, afin d’aider à aller plus loin tout en facilitant la production d’un blindage organique.
Je pense que, bien que l'exploration robotique soit utile, la présence humaine sera nécessaire pour prendre des décisions et entreprendre des actions dans des installations éloignées, hors de portée de communication avec la Terre.
Les radiations dans l'espace lointain représentent un danger critique pour les vols habités. Ce danger peut être réduit de plusieurs façons. 1) En réduisant les temps de voyage grâce à des systèmes de propulsion avancés. 2) En protégeant les engins spatiaux contre les radiations. Dans le vide et l’impesanteur, le blindage peut être aussi volumineux et massif qu'il doit l’être et pourrait être réalisé à partir d'eau et de matières organiques légères. 3) En se basant sur les découvertes génétiques de la vie extraterrestre, nous pourrions modifier et «faire évoluer» les homo sapiens que nous sommes afin qu'ils soient résistants aux radiations et aussi plus petits, plus adaptés aux voyages spatiaux.
Il est étonnant de voir à quel point notre compréhension des autres systèmes stellaires a évolué au fil des ans. Quand j'ai conçu le jeu Universe, vers 1980, il était admis que peu d'étoiles avaient des systèmes planétaires, et que les étoiles les plus petites en étaient dépourvues. Tout a changé. Maintenant, il semble qu’on démontre que des planètes se trouvent autour de la majorité des étoiles. Ce qui accentue considérablement notre émerveillement vis-à-vis de l’idée que quelque chose puisse être là-bas.
John Butterfield a basé SpaceCorp sur une volonté en cours de créer une nouvelle approche économique de l'exploration spatiale s’appuyant sur le secteur privé. Par exemple, SpaceX créée par Elon Musk en 2002, transporte désormais vers la Station Spatiale Internationale des astronautes pour le compte de la NASA via un contrat qualifié de commercial (photos de la capsule Crew Dragon de SpaceX avec son lanceur Falcon 9 à gauche et de l’intérieur avec 4 astronautes en haut à droite). D'autres firmes affirment que l’exploitation minière d'astéroïdes pourrait être rentable (en bas à droite, illustration futuriste de la société DSI) même si les défis sont énormes, comme le souligne avec justesse John Butterfield. |
Q : Dans SpaceCorp, les joueurs sont des entreprises et non des agences spatiales. Avez-vous été inspiré par des sociétés du New Space comme SpaceX ou Blue Origin ?
J. B. : Oui, et le développement privé du spatial est l'une des prémices de l'arc narratif des livres de la série Galactican.
Q : Au cours du jeu SpaceCorp, on peut utiliser les infrastructures des sociétés des autres joueurs ou joueuses. Par exemple, dans le monde réel, Blue Origin vendra ses propulseurs BE-4 à United Launch Alliance malgré le fait que ces deux firmes sont avec leurs fusées respectives sur le même marché, celui du lancement de satellites ou autres engins spatiaux. Ce genre d’exemple vous a-t-il inspiré ou est-ce quelque chose du livre ?
J. B. : J'ai développé ces idées pour injecter une «concurrence coopérative» dans le jeu. SpaceCorp suppose que les gouvernements et les organisations internationales soutiennent des entreprises privées qui acceptent de travailler dans un cadre coopératif, avec une législation et des subventions qui soutiennent un tel comportement.
John Butterfield (à gauche) teste SpaceCorp avec des amis et la famille. Notez que deux parties sont en cours. |
Q : Avec l'ère des Stellaires, j’ai le sentiment que vous avez traduit dans le gameplay le fait que les missions vers d'autres systèmes stellaires (et bien plus encore l'établissement de bases et de colonies) demanderont un effort extraordinaire et de plus longue durée que pour le Système solaire. Est-ce le cas ?
J. B. : Oui, le changement d'échelle entre les deux premières époques, Navigateurs et Planétaires, est insignifiant comparé au saut entre Planétaires et Stellaires. C'est difficile, car si les deux premières époques sont des projections de technologies plausibles, celles de Stellaires s’avèrent hautement théoriques. Les voyages interstellaires dureront plusieurs années, voire des décennies, puis une fois que vous atteindrez un autre système, les distances et les délais entre leurs planètes paraîtront insignifiants. Dans le jeu, une fois que votre équipe atteint une étoile, elle effectue donc des actions d’exploration et de construction sur plusieurs planètes simultanément, alors que cela prenait plusieurs tours dans les précédentes ères. Je pense que certains joueurs s'attendent à ce que la troisième ère ressemble à celle des Planétaires, mais plus grande, et sont du coup confrontés à l'immensité qui sépare les étoiles, et la façon dont le changement d'échelle de temps comprime les actions au sein de chaque système stellaire.
L’ère des Stellaires de SpaceCorp : une rupture volontaire dans le rythme qui traduit en gameplay les énormes distances et défis que représentent les voyages interstellaires par rapport aux vols interplanétaires. |
Q : J'ai lu une conversation sur BordGameGeek dans laquelle vous expliquez que les nombres pour aller d'une planète, ou d'une lune, à un autre endroit étaient autant que possible (en termes de gameplay) basés sur la gravité des lunes et des planètes concernées.
J. B. : Oui, chaque site de destination avec une pesanteur supérieure à notre Lune se voit attribuer une pénalité de gravité pour représenter les ressources de propulsion et de freinage supplémentaires nécessaires pour en décoller ou s’y poser. En réalité, les pénalités devraient être plus importantes, mais SpaceCorp est un équilibre entre un jeu amusant et une simulation.
Comme expliqué par John Butterfield, Mars est dotée d’une pénalité de gravité de +1 puisque dans la réalité sa pesanteur (1/3 g, soit 3 fois plus faible que sur Terre) est plus forte que celle de la Lune (1/6 g). On note que, logiquement, les lunes de Mars Phobos et Deimos n’ont pas une telle pénalité (très petites, leur champ de gravité est extrêmement faible). |
Q : J'ai repéré des colonies nommées Fulsang et Butterfield pour l’ère Stellaires. Je suppose que ce sont des clins d’œil adressés à l'auteur du livre SpaceCorp et vous-même. À qui sont liés les autres noms ?
J. B. : Dans la version du test du jeu, nous avions choisi pour les colonies les noms de famille les plus courants issus des cultures du monde entier. Chad Jensen, le développeur du jeu, s'est amusé et a remplacé certains noms par des personnes qui ont contribué au jeu. Je voudrais d’ailleurs signaler que le succès de SpaceCorp est en grande partie dû à sa conception et à sa contribution au développement. Beaucoup d’entre vous connaissent peut-être Chad comme le concepteur de Dominant Species et Combat Commander, tous deux d’excellents jeux. Chad me manque beaucoup. Un cancer l’a emporté l’année dernière. Donc, à propos des colonies, nous avons les deux que vous avez mentionnées et en plus Jensen [pour Chad Jensen] et Toppen. Joel Toppen a créé les modules pour tester le jeu sur la plateforme Vassal. Notez que nous sommes tous associés aux colonies les plus faibles. Je ne sais pas ce que cela signifie [rires].
Les tuiles de colonies sont pour certaines des clins d’œil à celles et ceux qui ont participé à la création de SpaceCorp. |
Q : La première ère, Navigateurs, s’appelle Mariners dans la version anglaise. Est-ce un hommage au programme Mariner ?
J. B. : Absolument! Le nom Mariners a trois associations évocatrices. 1) L'exploration précoce des planètes intérieures [de Mercure à Mars] par le programme Mariner de la NASA. 2) Ce nom inclut celui de Mars. 3) La définition traditionnelle de ce terme est celui qui navigue sur les mers.
L’ère des Mariners (Navigateurs en français) de SpaceCorp rend hommage au programme Mariner de la NASA. Géré par le Jet Propulsion Laboratory (JPL) en Californie, ce programme signa notamment, au début de l’exploration spatiale, le premier survol de Mars en juillet 1965. Il s’agissait de la sonde Mariner 4 (photos en médaillons). |
Q : Dans SpaceCorp, il est important de décider où vous allez et où vous construirez une base. Comme vous le savez sûrement, personne, pas même une nation, ne peut revendiquer un territoire sur la Lune ou d'autres corps célestes [Traité sur l'espace extra-atmosphérique de 1967]. Mais le premier sur un endroit ne peut pour le moment en être délogé. Est-ce une inspiration pour le gameplay ?
J. B. : Ce mécanisme de "revendication" d'une tuile découverte est venu pour décourager une tactique frustrante dans le jeu : si je déplace mon équipe vers un site et que vous amenez votre équipe vers le même site, nous sommes alors dans ce que nous appelons un «jeu de la poule mouillée». Si j'explore et révèle une tuile découverte intéressante, vous pouvez immédiatement y construire une base avant que j'aie une chance de le faire. En réfléchissant aux moyens de résoudre cette impasse, j'ai pensé à des traités et accords qui protègent l'investissement de ceux qui font une découverte, comme l’obtention des droits de récupération après avoir trouvé une épave. Dans le jeu, la revendication d'un joueur sur une tuile de découverte protège sa chance d'y construire jusqu'à ce que son équipe quitte le site. Cela n'empêche pas une autre équipe d’y construire en premier, mais cela ajoute un coût élevé à cette tactique.
Q : Une extension est en cours. Pouvez-vous nous en dire plus?
J. B. : Début 2021, la première extension du jeu, SpaceCorp: Ventures, sortira [en anglais]. Ventures augmente le côté entreprise et compétition du jeu en introduisant des sociétés et des missions uniques. Les joueurs choisiront des avantages commerciaux ou technologiques, ainsi que des défis, tous spécifiques, grâce à 14 plateaux Quartier Général différents. Les premiers détails sont disponibles sur le site web de GMT Games.
L’extension Ventures est en cours de développement. Nuts! Publishing a confirmé qu’elle serait adaptée en français par leurs équipes. |
Crédits photos : John Butterfield, Olivier Sanguy, Arhus Publishing, SpaceX, NASA, GMT Games.