Super Meeple signe l’adaptation française de ce jeu de Daryl Chow et Daniel Rocchi initié sur Kickstarter par Grand Gamers Guild. Ici, nous n’allons pas nous pencher sur le jeu en lui-même, mais plutôt sur son thème, à savoir l’exploitation d’Europe, une des lunes de Jupiter, en vue d’une colonisation future. Alors que poser un robot sur Mars (destination bien moins lointaine) n’est en rien facile ou que le programme actuel de retour d’astronautes sur la Lune (encore plus proche !) demande énormément d’efforts à la NASA, on pourrait aisément ranger la présence d’humains sur un monde aussi éloigné qu’Europe façon The Artemis Project dans la catégorie SF découplée de la réalité du spatial. Et pourtant…
La lune glacée Europe de Jupiter, théâtre de The Artemis Project. Les sondes de la NASA ont montré que cette lune était recouverte d’une épaisse banquise qui cache un océan. |
Un petit tour du côté d’Outland
Europe est l’une des quatre lunes galiléennes (car découvertes en 1610 par l’astronome italien Galilée) de Jupiter, la plus grande planète du Système solaire. La science-fiction n’a pas manqué de se pencher sur ce petit monde glacé, par exemple avec le livre 2010 : Odyssée deux, la suite de 2001 : l’Odyssée de l’espace. Au cinéma, le livre d’Arthur C. Clarke s’appela 2010 : l’Année du premier contact. Toutefois, pour plus se rapprocher de The Artemis Project, il faut se tourner vers une autre lune galiléenne afin de dénicher un film de 1981, Outland. Cette pépite de la SF cinématographique des eighties réalisée par Peter Hyams (qui au passage fera 2010 trois ans plus tard) met en scène le légendaire Sean Connery comme marshal fédéral d’une colonie d’exploitation des ressources de titane de la lune volcanique Io. Il découvre que pour augmenter la productivité des mineurs, la compagnie Con-Am les drogue bien que cela puisse les pousser au suicide. Pour faire taire le zélé policier, Con-Am envoie sur place des tueurs, donnant à Outland un parfum de western spatial (assumé) inspiré du classique Le train sifflera trois fois. Ci-dessous, la bande-annonce de l’époque.
Il y a certes des différences puisque The Artemis Project s’avère moins «brutal» qu’Outland. Ainsi, dans le jeu francisé par Super Meeple, il n’y a pas de mineurs bourrés aux amphétamines, les ressources ne sont pas exportées vers la Terre mais servent à établir une future colonie et, surtout, la lune n’est pas la même. Néanmoins, on retrouve quelques points communs comme l’extrême difficulté de vivre sur un monde aussi lointain qu’inhospitalier, que ce soit physiquement ou psychologiquement. On saluera du coup l’ambiance efficacement transmise par les textes des cartes du jeu (voir ci-dessous) et notamment ce très évocateur «la lune essaye de tous nous tuer dès qu’on pose le pied dessus».
Deux cartes événement de The Artemis Project qui relayent thématiquement la dureté d’une vie loin de notre planète dans un environnement potentiellement mortel. |
Les effets pervers d’une compétition à outrance, induits dans Outland, sont traduits par le gameplay de The Artemis Project où joueuses et joueurs se concurrencent à coup de placement de dés pour saisir le plus de ressources, acheter les meilleurs bâtiments additionnels, etc. Cette réflexion sur le fait que l’exploration spatiale ne sera pas uniquement idyllique, mais marquée par une humanité qui y exportera ses «démons» récurrents (conflits, politiques à court terme, manquements éthiques, etc.) est souvent abordée en SF. Là aussi, les visuels et textes des cartes transmettent efficacement cet aspect. Mention spéciale à une carte mission qui ordonne «que quelqu’un récupère la cargaison… et éventuellement le pilote».
Certaines cartes Expéditions de The Artemis Project montrent bien que, sur Europe, les humains ont apporté leurs mauvaises habitudes même si en théorie ils devraient être bien plus solidaires face aux multiples dangers de la lune de Jupiter. |
Et pourtant, ce n’est pas que de la SF…
Ce parallèle avec Outland pourrait laisser penser que The Artemis Project ne repose que sur de la SF. Au passage, la bonne SF s’ancre dans les réalités scientifiques, quitte à les tordre. Commençons par la lune jovienne Europe et son océan sous une couche de glace qui pourrait héberger du vivant. Il s’agit bel et bien du portrait de ce monde tel qu’il ressort des données acquises par plusieurs sondes. Avec un diamètre de 3120 km (à peine moindre que notre satellite naturel), Europe est trop petite pour avoir conservé un noyau chaud comme la Terre. En revanche, les forces de marée gravitationnelle avec Jupiter se dissipent sur Europe par de la chaleur qui permettent l’existence d’un océan liquide sous une couche de glace de probablement plusieurs kilomètres d’épaisseur. Il y aurait de plus des poches d’eau bien moins profondes et qui sont évoquées par la règle de The Artemis Project. Enfin, plusieurs éléments du gameplay parlent de créatures vivantes. Et c’est raccord avec les études actuelles puisque de nombreux astronomes estiment que cette lune pourrait héberger la vie (pas forcément aussi spectaculaire que dans le jeu !) dans son océan sous-glaciaire, notamment grâce à l’apport énergétique de volcans sous-marins comme constaté dans les fonds océaniques chez nous. On retrouve d’ailleurs les volcans sous-marins dans le jeu.
La lune jovienne Europe selon The Artemis Project et une illustration de la NASA. Des similitudes assez évidentes… Sous une épaisse couche de glace, sorte de banquise, git un océan. Des poches plus proches de la surface (sur la droite du schéma NASA) sont envisagées. L’agence américaine étudie à long terme une mission qui consisterait à envoyer un robot capable d’atteindre l’océan et ses volcans sous-marins (médaillon en bas à droite). Mais dans les décennies à venir, l’exploration d’Europe sera le fait de sondes sur orbite, Europa Clipper pour la NASA et JUICE pour l’Agence Spatiale Européenne. |
Contacté à ce sujet, l’éditeur d’origine, Grand Gamers Guild, se réclame de la volonté de s’inspirer un minimum de la réalité de la lune jovienne : «Bien que le jeu soit finalement de la science-fiction, nous avons effectué des recherches pour nous assurer que les faits de départ étaient corrects. Nous voulions une base scientifique surmontée d'une histoire fictive».
Évidemment, la présence d’astronautes sur Europe verse plutôt dans l’improbable en raison de la durée du voyage (les sondes mettent plusieurs années), des températures extrêmement froides en surface (-148°C), d’une pression atmosphérique plus que dans les chaussettes (un cent milliardième de celle de la Terre) et d’un champ magnétique de Jupiter qui garantit de belles radiations propres à frire, pardon rendre malades, les futurs explorateurs. The Artemis Project emploie du coup l’astuce d’une terraformation partielle et d’un bouclier protecteur appelé le Seuil. Grand Gamers Guild reconnaît là «un élément fictif» qui sert à «raconter notre histoire». Cependant, si aucune agence spatiale n’a de projet de mission habitée vers Europe ou d’autres lunes de Jupiter, une telle aventure n’a pas pour autant été ignorée des acteurs du spatial. La NASA elle-même, lors d’un clip vidéo de 2004 présenté par le premier marcheur lunaire Neil Armstrong en personne, expliquait la logique de son programme de retour vers la Lune (pas l’actuel, un précédent qui fut annulé) comme la première étape d’une vision à très long terme et l’illustrait avec des vaisseaux habités se rendant vers les lunes de Jupiter. Plus récemment, Elon Musk, le bouillant patron de la société privée SpaceX qui depuis peu transporte les astronautes de la NASA vers la Station Spatiale Internationale, n’hésita pas à faire appel à un futur particulièrement optimiste en vue d’avancer les capacités du vaisseau Starship sur lequel une partie de ses ingénieurs travaillent. Outre les habituelles illustrations d’arrivée sur Mars, il montra son engin habité en devenir posé sur… Europe ! Carrément !
À gauche, le Starship de SpaceX (à l’époque de cette illustration en 2016 il s’appelait ITS pour Interplanetary Transport System) posé sur Europe. Une vision très futuriste, mais tout de même issue de la communication officielle d’un industriel spatial qui a pignon sur rue. À droite, la navette de The Artemis Project. Les ailes de cette dernière sont trop grandes, même si on envisage qu’elle puisse rejoindre la Terre ou Mars et atterrir après une phase de vol atmosphérique. |
Et puis, pour renforcer une impression de plausible, rien de mieux que de s’inspirer de structures équivalentes bien terrestres. Les bâtiments de The Artemis Project ressemblent ainsi plus ou moins aux abris tels qu’on les imagine dans des déserts de neige. Sur la droite du plateau de jeu, la base sur pilotis évoque certaines des stations de recherche en Antarctique ainsi conçues pour faire face à la hauteur variable du manteau neigeux au gré des saisons.
La station allemande Neumayer située dans l’Antarctique (à gauche). Celle sur Europe de The Artemis Project a tout de même un petit air de ressemblance (les couleurs sont identiques en plus). |
Artemis rattrapé par la réalité
Le jeu adapté en français par Super Meeple a commencé par un Kickstarter en septembre 2018 pour une livraison vers la mi-2019 en version KS et anglaise. Entre-temps, en mai 2019, la NASA annonça qu’elle appelait officiellement son nouveau programme de retour sur la Lune du nom d’Artemis ! Après tout, cette déesse de la mythologie grecque est la sœur jumelle d’Apollon, clin d’œil voulu au programme Apollo qui amena 12 astronautes sur notre satellite naturel de 1969 à 1972.
Artemis en versions jeu de société et programme NASA. Il s’agit toujours d’aller sur une lune, ce n’est tout simplement pas la même… |
Grand Gamers Guild nous a précisé qu’au départ leur volonté était de rendre hommage à Artemis Project, une initiative privée de la société américaine Lunar Resources Company lancée en 1994 afin d’établir une colonie sur la Lune puis d’autres lunes du Système solaire. L’ambitieux projet en est toujours au stade préliminaire. Que pense Grand Gamers Guild dont le titre du jeu a été rattrapé par la réalité en raison du choix de l’agence américaine ? «C'était très satisfaisant de voir que la NASA utilisait à nouveau Artemis. Nous prévoyons une extension et nous gardons définitivement un œil sur le calendrier pour nous assurer de tirer parti de la sensibilisation du public».
Bref, l’éditeur s’avoue ici plutôt heureux d’une éventuelle publicité gratuite autour du terme Artemis et nous confirme l’arrivée d’une extension. On n’a pas fini de forer la glace d’Europe à coups de dés en attendant une sonde robotique qui sera capable de le faire en vrai.
Crédits images : NASA - NASA/JPL - SpaceX - Super Meeple - Creative Commons - O. Sanguy