Il est des choses, des jeux dont l’évocation dans nos pages n’ont pas de réel intérêt. Nous sommes sur un site de passionnés, de spécialistes, de gars pointus pour ne pas dire Geek. Tenez, prenons la réédition de « Hôtel ». Normalement tout le monde s’en fout ici de « Hôtel ». Ben oui. « Hôtel », c’est comme le « Monopoly » en pas pareil. Beurk. Et nous, on est des couillus, on pousse du cube en bois, on balance des sorts à coup de combo, on jette des brouettes de dés pour faire avancer des tonnes de plombs. Oui. On ne joue pas à ce type de jeux. Nous. Mais il est de petits détails qui laissent apparaître l’évolution de notre secteur, du marché. Des choses qui laissent apparaître à quel point le travail de fourmis effectué par certains éditeurs est arrivé à un point que l’on n’aurait pas imaginé. Pas si vite. Ce travail peut étonner, surprendre, dérouter, mais il est fait de mouvements malins, de choix subtils. De cette subtilité dont on se délecte ici, cette subtilité que nous pratiquons tous quand nous jouons à un bon vieux Wallace avec de la gestion dedans…
Il était une fois…
Je vous raconte l’histoire. Le directeur export d’Asmodee croise à Nuremberg, durant le plus gros salon pro consacré aux loisirs dont le jeu, le fabricant de « Hôtel ». Pas l’éditeur, le fabricant, celui qui a l’usine qui moule les petits Hôtels, le plateau et tout ça. Et, au détour de la conversation, ce fabricant explique que le jeu n’a plus d’éditeur, il est libre. Et il rajoute que les droits sont à vendre. « Kua !? Kumment » lâche le directeur export dans un accent anglais qui n’a d’égal que sa dextérité à « Dooble ». Ce grand classique de Noël, ce joyau de grande surface, cette tête de gondole de Madeleine de Proust n’est plus ! Comment cela arrive-t-il ? Ne me demandez pas. Tous les choix stratégiques des grandes compagnies ne sont pas étalés à la Une des quotidiens et Hasbro ne nous fait pas vraiment de confidence.
Ni une, ni deux, voilà qu’Asmodee, l’éditeur qui tire, telle la Fusée de Stephenson, le secteur que nous aimons dans son sillage depuis 15 ans, se retrouve à pouvoir rééditer « Hôtel », celui signé Denys Fisher en 1974 et qui a trôné avec son logo MB durant des années sur les étals des grandes enseignes de la distribution et au pied de milliers de sapins de Noël.
Refaire presque « Hôtel » !Une fois le jeu dans son giron, il faut réfléchir à la meilleure façon de le sortir. Une simple réédition, un copier/coller n’aurait que peu d’intérêt. Il faut marquer le coup, que l’acheteur potentiel qui arpente les rayons de sa grande surface à la recherche d’un cadeau pour le petit neuve de la cousine par alliance de la sœur de son beau-frère se mette à l’arrêt dès qu’il voit la boite. Il faut faire rêver. Les hôtels c’est bien, mais les hôtels de luxe, c’est mieux ! Ce sera donc un « Hôtel deluxe » qui sera proposé. C’est tout pareil que le « Hôtel » de quand on était petit, mais avec du matériel qui met du brillant dans les yeux des enfants. Bon, pour la mécanique, le brillant dans les yeux des enfants viendra plus tard. Parce que le jeu n’a pas fondamentalement changé. Sinon à quoi bon rééditer ce classique. Il est toujours question de lancer des dés, d’avancer de case en case et d’effectuer l’action de celle où vous terminez votre déplacement. L’idée étant d’acheter des hôtels, de vous enrichir en ruinant les autres. De la stratégie.On ne va pas se mentir, la stratégie intrinsèque du jeu n’est pas ce qu’il y de plus excitant dans « Hôtel », deluxe ou pas. Non. Ce qui est stratégique, c’est le choix d’Asmodee de refaire ce jeu. C’est la beauté du retournement de situation. | Là, on reconnaît bien la subtilité de l’entreprise. Asmodee a bousculé le monde du jeu, prenant à revers des entreprises comme Hasbro ou Mattel qui se focalisaient uniquement sur la grande distribution, délaissant les magasins spécialisés. Asmodee s’est implanté là où on leur avait laissé la place. Doucement. Surement. Gardant ses perles pour les petites boutiques. Travaillant à la fois le jeu pointu tout en poussant de futurs best-sellers grand public d’un nouveau genre. En s’implantant dans le secteur core, puisqu’ils sont joueurs comme nous à la base, ils ont assis leur base, puis ils se sont attaqués doucement aux grandes surfaces spécialisées, sans jamais délaisser le socle des petites boutiques. Ils faisaient le grand écart, produisant un « Hell Dorado » quasi à perte tout en faisant un « Kass contre Kass » pour remplir la caisse. Et puis ils sont entrés tranquillement dans les grandes surfaces, grâce à « Pokemon » puis avec les succès qu’ils avaient travaillés, installés depuis 6 ou 7 ans auprès d’un public de plus en plus nombreux, de plus en plus large. Devenant l’un des distributeurs de jeux les plus importants d’un secteur en pleine effervescence, les très gros commençaient à se demander qui ils étaient et comment ils faisaient. Et ces très gros ont dû très certainement revoir leur copie, repenser un secteur qu’ils croyaient maitriser. Ce dernier mouvement qui consiste à reprendre ce vieux classique abandonné par l’un d’eux risque de les laisser perplexes. On le serait à moins. |
Pourquoi ce mouvement ?Je vais me perdre en conjoncture car j’avoue ne pas avoir discuté avec eux du pourquoi et du comment. D’ailleurs, l’exercice est plus amusant ainsi. « Hôtel » est un vieux jeu, un truc old school, il représente tout ce que n’est pas Asmodee, tout ce que nous ne sommes pas sur Tric Trac. Pourquoi investir dans un jeu qui représente tout ce que les joueurs modernes ont rejeté ces dernières années ? Pour le pied de nez ? Pour mettre la pagaille dans le cerveau des marketeux d’Hasbro & consorts ? Sans doute un peu, mais pas seulement. Asmodee a fait un énorme travail, sur le graphisme et sur le matériel, si j’étais gosse et que mes parents me trainaient derrière leur caddy, je voudrais cette boîte parce que dedans le jeu est en volume 3D et que ça me faisait rêver. Ils ont donc tout mis de leur côté pour que la chose ait un impact dans les rayons de Carrouf, mais pas seulement. Parce qu’Asmodee a compris que les gens allaient de plus en plus dans les boutiques spécialisées, et ce « Hôtel » sera aussi disponible, et au même prix, dans les réseaux spés.
Mais quel intérêt d’être sur les étals de Carrouf ?Il est sans doute multiple. Le premier est qu’une entreprise, surtout quand elle est grosse, ne crache pas sur du cash potentiel. | « Hôtel » est un grand classique, une madeleine pour certains, une valeur sûre même s’il a été lâché par le précédent éditeur. Cette version Deluxe sera vendue moins de 30€. Un cadeau de Noël qui va avoir de la gueule pour pas cher, et ça, ça correspond à pas mal de comportements de consommateurs, surtout en ces périodes un peu dures économiquement. Asmodee est maintenant bien installé dans le réseau de la grande distribution, et si le succès est au rendez-vous, c’est une bonne machine à €uros qui se mettra en place. Et ça, pour nous les amateurs de jeux un peu core, l’air de rien, c’est pas mal, parce qu’ ils pourront faire travailler leur service R&D qui nous pondra des jeux qui sans ça n’auraient pas les budgets. Et les boutiques spé ?La boîte sera au même prix partout. Il faut savoir que lorsqu’une boutique spécialisée vous vend un grand classique de Noël de type « Monopoly », c’est quasi sans gagner d’argent, parce que les rabais concédés aux hypers ne leur permettent pas de tenir les prix. Mais il leur faut ces classiques pour avoir des étalages qui attirent largement. Là, le prix public sera de 27,99€ partout. Chez Asmodee, de tout temps, ils ont soutenu le réseau spécialisé, parce que c’est leur fondation, leur force. Pas question de priver les petites boutiques d’une manne dont elles ont besoin si jamais le jeu fait un carton. |
Si le mass market ne vient pas à toi, il faut aller au mass market !
Il y a aussi l’image et le travail du grand public. Si on reste toute sa vie à ne parler qu’aux mêmes personnes, on n’avance pas, on n’élargit pas son horizon. Asmodee est un nom qui représente quelques choses chez les joueurs passionnés, et depuis longtemps, depuis l’époque Siroz. Depuis moins longtemps il est synonyme de plaisir ludique chez une frange moins Geek, plus jeune. Mais si l’on veut, exploser le score, si l’on veut s’implanter vraiment, il faut toucher le mass market, et le mass market, il faut aller le chercher, l’apprivoiser, le dompter. L’entreprise a commencé à titiller la chose avec des créations comme « Miss Kipik », des tentatives plus ou moins réussies. Mais là, avec cet « Hôtel », ils ont l’opportunité de partir d’un terreau déjà bien fertile. C’est une occasion d’implanter le nom Asmodee dans l’esprit de gens qui ne soupçonnaient pas son existence, avec le secret espoir qu’ils le retiennent et, en plus de remplir les caisses, qu’ils glissent (peut-être) vers du jeu plus subtil que du simple lancé de dés sur case action limitée.Si l’on peut faire d’une pierre 3 coups, pourquoi s’en priver ?
D’après moi, mais je peux me tromper, les enjeux sont donc multiples et à risque contrôlé. Une opportunité qu’il fallait saisir et ils l’ont fait. Avec cette réédition, l’éditeur / distributeur peut se faire une image auprès d’un public qui ne le connaît pas, tout en faisant de l’argent pour alimenter leurs différents studios et autres « Space Cowboy » de « Marabunta ». Ils remontent la rivière à contre-courant. Une rivière tranquille où les Hasbro et autres Mattel pagayaient tranquillement. Les historiques doivent, eux, courir après un « Dooble », un « Time’s up » ou un « Libertalia » pour séduire et convaincre les joueurs qu’ils s’y connaissent en jeux, ce qui n’est pas gagné. Vous me direz que les gens en grande surface s’en tapent de l’éditeur. Oui, c’est vrai. Mais même si une grande partie des gens ne retiendront pas le nom « Asmodee », ne s’attacheront pas au logo, il y en aura toujours un petit nombre qui seront sensibilisés et, surtout, il restera toujours les ventes et les € que cela va générer… Après, si c’est un four, ils ont les reins assez solides pour résister. Par contre, si c’est un succès…
Conclusion.
La réédition de « Hôtel », voilà donc une annonce qui n’a que peu d’intérêt sur le plan ludique pour un site de passionnés de jeux de société. Mais ça, c’est juste si vous ne vous intéressez qu’à la mécanique…
« Hôtel deluxe »
Un jeu de Denys Fisher
pour 2 à 4 joueurs
à partir de 8 ans
Pour des parties de 40 minutes environ
édité par Asmodee
Distribué par Asmodee
Sortie prévue : 30 août
Prix public conseillé : 27,99€
[Dobble][Hell Dorado : Démons][Hôtel][Kass contre Kass][Libertalia][Miss Kipik][Monopoly][Time’s Up !]