Carnet d'auteur : FERTILITY par Cyrille Leroy

« Fertility » est mon deuxième jeu édité. Mon premier jeu étant « Sapiens » sorti chez Catch Up Games en 2015, un jeu reprenant également le principe de connexion de dominos dans sa mécanique.

De l'Atrébatie aux dominos :

Septembre 2016, le moment des sélections pour présenter sa candidature pour la protozone de Ludinord se dessine. Cela fait un bon moment que je ne me suis pas penché sur la création ludique de façon active, mais quelque part au fond de moi, l'envie se fait sentir.

Je dois avouer que je ne me sens pas légitime comme auteur de jeux du fait que « Sapiens » soit un pur hasard de rencontre qui ait conduit à son édition.

Je n'ai pas démarché qui que ce soit, ni eu l'intention initiale d'avoir un jeu édité. Le prototype de « Sapiens » était juste un travail « scolaire » issu de ma formation de ludothécaire, qui a fini par glisser jusqu'aux mains de Clément et Sébastien (les Catch'up Boyz) pour aboutir à une folle aventure qui m'a dépassé et rendu bien heureux !

Je suis aussi quelqu'un à l'estime vacillante, et donc peu sûr de lui face à ses productions.

Tenter de faire éditer un jeu de façon volontaire, c'est me mettre en danger, risquer la critique de joueurs, des refus d'éditeurs… au final, de prendre en pleine face que je surestime mes possibilités et mes ambitions, voire que mes idées sont médiocres ou obsolètes.

Malgré tout, je prends mon courage à deux mains et je me décide à bosser sur deux jeux dans les catégories « Enfant » et « Famille» pour Ludinord 2017.

Dans la catégorie « Enfant », je ressors une idée de p'tit jeu de rapidité basé sur une recherche d'éléments, sur un animal en 3D. Le proto du jeu s'appelle « Puce toi de là ! ».

Le jeu sera jugé trop classique et ne sera pas retenu pour le concours mais aura le mérite d'attirer un temps les faveurs d'un éditeur, qui ne trouvera au final pas comment valoriser le matériel en 3D pour rendre le jeu viable.

Dans la catégorie « Famille », j'ai envie de me pencher sur un jeu qui pourrait mettre en avant ma région d'origine, l'Artois, à travers un jeu de ressources.

Cela fait un moment que je réfléchis à ce thème et le proposer à Ludinord me semble logique puisque l'Artois est une région du Nord ! Cela fera un petit clin d'oeil !

Je ne trouve pas de thèmes transcendants sur les thématiques locales et culturelles actuelles. Sur le plan historique, la vie des mineurs ou la grande guerre - qui sont deux axes importants du tourisme local - ont déjà été brillamment exploités dans des jeux et je ne me sens pas à la hauteur de tenter de rivaliser avec des succès tels que « Gueules noires » ou « Les poilus ». Du coup, je me plonge bien plus loin dans l'histoire locale pour remonter jusqu'à la période Gallo-Romaine, quand l'Artois se nommait l'Atrébatie ou Atrebatia en Latin.

Cette période a été une époque de prospérité, faisant de l'Atrébatie un carrefour commercial important, où l'élevage de moutons et la culture du lin amenaient un certain confort matériel aux familles et clans d'éleveurs et agriculteurs gaulois.

L'idée d'un jeu autour de l'exploitation de ferme gallo-romaine me paraît plutôt sympa. Ce sera donc mon thème !

Il me faut maintenant une mécanique.

Lorsque j'avais travaillé sur « Sapiens », j'avais imaginé tout un tas de façons d'utiliser le principe de connexion des dominos, ou leur pose sur un plateau. Aussi, l'une des utilisations possibles me semblait pouvoir faire sens vis-à-vis du fait de générer des ressources : deux scènes ou images liées à une ressource produisent la dite ressource lorsqu'elles sont connectées ensemble. C'est simple et intuitif au possible - me semble-t-il !

J'ai le thème, j'ai la mécanique, je n'ai plus qu'à tout faire coïncider...

Des dominos à « Atrebatia » :

Je visualise assez vite les éléments du jeu. Chaque joueur aura un plateau individuel qui sera sa ferme, où seront stockées les ressources. Un plateau commun central (l'Atrébatie) accueillera les tuiles (type dominos), et les ressources seront matérialisées par du cube en bois.

Je me penche donc sur la ferme qui sera l'espace identique pour chaque joueur, qui devra être valorisé pour gagner ses points de victoire.

Je crée 4 espaces distincts de stockage de ressources :

* les enclos pour accueillir les moutons,

* l'atelier pour accueillir le bois,

* la maison pour accueillir les ouvriers

* et la bourse pour accueillir les statères (une des rares monnaies gauloises)

Ces espaces de stockages sont prédéfinis et découpés en 3 zones dont seule la première zone est accessible. Il faudra payer des ressources (bois + statère) pour y accéder progressivement.

Chaque espace permet de marquer des points différemment :

* l'enclos à moutons propose des points fixes mais plus élevés à chaque zone débloquée,

* l'atelier repose sur un principe de majorité pour marquer des points en fonction de sa position dans le nombre de ressources accumulées,

* la maison donne quelques points de victoire mais aussi des effets particuliers à la pose d'un ouvrier (transformer la bourse en coffre pour stocker plus de statères, ouvrir une zone bloquée, gagner une ressource de son choix...)

* les statères valent 1 PV en fin de partie.

Je crée un premier plateau de 10 x 10 cases et une série de dominos avec les 4 ressources représentées et commence mes tests en famille... Les écueils arrivent vite : plateau trop petit, les ressources bois et statères sont très importantes et nécessitent d'être plus représentées, des espaces morts se créent sur le plateau, les statères sont peu attractives au niveau du scoring, et la rejouabilité semble limitée.

S'en suivent des modifications : le plateau est agrandi, le set de dominos est corrigé pour que le bois et les statères soient plus présents, les espaces morts deviennent des « puits », exploitables au travers d'effets variés lorsqu'ils sont créés (ressources aux choix, bonus de points, jeton pour échanger une tuile domino...), un marché de tonneaux de cervoise est mis en place pour dépenser ses statères et ainsi valoriser cette ressource via un nouvel élément de scoring. La rejouabilité arrive via un plateau modulable sur lequel des tuiles rochers et des tuiles étangs sont placées en début de partie pour créer des obstacles, générant ainsi un plateau différent à chaque partie.

Pour le coup, j'suis très satisfait de l'introduction des puits car ils permettent de jouer avec la disposition des tuiles posées et d'ajouter une subtilité de placement.

De nouveaux tests ont lieu et les ressentis sont plutôt positifs. Quelques affinages de scoring viennent clore le travail autour du prototype qui prend le nom d'« Atrebatia ».

Je propose donc la candidature d'« Atrebatia » pour la protozone de Ludinord, mais le jeu n'est pas sélectionné... Sniff !!

Je me retrouve donc à douter sur le bien-fondé de ce jeu, mais mon entourage reste enthousiaste et bon nombre de mes proches sont de gros joueurs, des vétérans du jeu – si je puis dire -, je me fie à leur jugement.

Je décide donc de tenter de démarcher des éditeurs pour ne serait-ce qu'avoir des conseils sur le jeu et tenter de faire d'« Atrebatia » un jeu viable.

« Atrebatia », du Sud au Nord :

Je profite d'animer à Cannes en Février 2017 pour Catch up Games et je me lance lors du FIJ. Toujours très frileux et aussi peu sûr de moi, je prends quelques RDV. M'y prenant un peu en dernière minute, les plannings des éditeurs sont déjà bien chargés mais quelques éditeurs me répondent positivement.

Dans l'ensemble les retours au FIJ sur le pitch et la mécanique du jeu sont bons et les conseils fusent. Les rencontres sont cordiales et quand j'ose parler de « Sapiens », je sens tout de même naître un certain crédit aux yeux de certains éditeurs. Cela fait du bien au moral et me donne un peu plus de confiance en moi pour légitimer ma démarche.

Finalement quatre éditeurs trouvent la mécanique sympa et me demandent de leur envoyer un prototype. Je n'en reviens pas !

La veille du départ de Cannes, j'aborde avec Sébastien et Clément le fait que des éditeurs ont trouvé mon proto sympa et souhaitent le recevoir. Ils demandent à le tester.

On se pose dans la cuisine de l'appartement loué, on sort la bière et … ils me pointent d'emblée une énorme erreur de mécanique qui plombe le jeu.

Il faut dire qu'avant de partir à Cannes j'ai modifié un point de règles pour débloquer les zones de stockage en y ajoutant un scoring, le souci est que le déblocage des zones devient hyper scripté et le scoring très peu varié, j'ai juste tué mon jeu avec cette modification que je n'ai pas testée !

Grosse Erreur ! Je m’en veux à mort !

De retour de Cannes, je dois envoyer mes protos aux éditeurs.

Je dois donc absolument corriger mon erreur pré-cannoise. J'en profite aussi pour mettre à profit les conseils reçus.

Je reviens vers le système initial de déblocage des zones de stockage de la ferme.

Les tuiles étangs deviennent également une source de scoring supplémentaire puisque le joueur s'y connectant récupère un jeton eau qui rapporte des points de victoire en fin de partie (une zone de stockage supplémentaire est ainsi ajoutée à la ferme pour cette nouvelle ressource). C’est une cinquième façon de scorer plutôt intuitive qui s’ajoute sans finalement alourdir le jeu. Je suis plutôt satisfait de cette trouvaille !

De plus, utiliser l'un des obstacles comme source de ressources supplémentaires ajoute encore un peu plus de subtilité dans le placement des tuiles, tout en créant des dilemmes supplémentaires pour les joueurs. « Si je joue là, j’offre une possibilité aux autres joueurs ». Cela crée une tension intéressante en terme de plaisir de jeu et de choix à la pose des dominos. « Faut-il systématiquement chercher le meilleur coup possible sachant que j'offre de grosses opportunités aux joueurs qui suivent ? »

La ressource Eau colle fort bien au thème du jeu car la culture du lin était gourmande en eau, cela vient donc renforcer mon thème !

J'allège les effets des puits qui étaient un peu un fourre-tout alambiqué, et j'en fais juste un espace où récupérer une ressource de son choix, ou un multiplicateur de points pour un jeton eau.

Je refais des dizaines de séances de tests en famille, entre amis et à l'Antre du Dragon (mon magasin fétiche) pour arriver à une version définitive et satisfaisante enfin prête à être envoyée aux éditeurs m'ayant sollicité. Les protos sont expédiés !

Puis arrive Ludinord.

J'accueille Sébastien et Clément pendant le festival et leur propose de tester ce nouvel « Atrebatia », la partie se joue et ils verbalisent le plaisir pris à jouer et le virage pris entre la version jouée à Cannes et celle jouée dans le Nord à la maison. Ils souhaitent repartir avec le jeu et le tester plus longuement.

Pendant le festival Ludinord, je suis contacté par un autre éditeur qui est prêt à signer. Je demande un temps de réflexion vis à vis de Séb et Clém, ils sont majoritairement à l'origine des modifications effectuées sur le jeu après Cannes, et si « Atrebatia » les intéresse, il est légitime de les privilégier, d'autant plus que j'avais adoré bosser avec eux sur « Sapiens ».

La semaine suivante, début mars 2017, les Catch Up Boyz me contactent et me font part de leur volonté de bosser avec moi sur « Atrebatia ». C'est le bonheur ludique qui me touche ! hé hé hé !

D'« Atrebatia » à « Fertility » :

Entre mars et fin août, on ne bosse pas trop sur le jeu. Il faut dire que pas mal de choses bousculent mon quotidien : un mariage, un modeste mais agréable voyage de noces en Bretagne, un nouveau travail dans un café jeu pour enfants et quelques jours de vacances en été.

Début septembre 2017, on se remet au travail avec Seb et on cherche à alléger le scoring en supprimant le système des points liés aux statères, tout en cherchant à ajouter un aspect « construction » à la ferme pour que le joueur s’approprie cet espace de jeu.

De septembre à novembre, je me penche donc sur un système de cartes qui, via un marché d’objets fonctionnant en duo, permet de marquer des points de victoire. Chaque objet peut être associé à deux autres et cela crée un effet de course pour obtenir certains objets avant les autres joueurs.

Mais après tests et retours des joueurs, cela tombe un peu comme un cheveu sur la soupe et cela ressemble plus à une mécanique ajoutée « à défaut de mieux ». De plus, cela crée un espace de jeu supplémentaire peu intuitif et qui alourdit la mécanique.

Quelques semaines s'écoulent et c'est Clément qui revient vers moi. Il a une idée qu'il voudrait me soumettre, qui est à la croisée de tout ce qui se trouve dans le jeu en terme de scoring. Plutôt que d'avoir des zones à débloquer, le joueur pourrait récupérer des tuiles à construire, qui représenteraient les divers espaces de la ferme, mais aussi sur lesquelles le scoring serait éclaté, afin d'offrir divers espaces de stockage de ressources qui s'ajouteraient les uns aux autres lors du décompte final.

Autre point : en concertation avec le distributeur Blackrock, Catch Up trouve le thème du jeu peu « sexy », pas vraiment grand public ni vendeur. Sébastien et Clément me font également part du fait que ce sera Jérémie Fleury qui sera l'illustrateur du jeu ! La claque ! Je ne m'attendais pas à avoir mon nom associé un jour au sien sur une boîte ! Jérémie fait partie des illustrateurs que j'adore, c'est la cerise sur le gâteau de savoir qu'il va donner vie au jeu via ses dessins et sa palette graphique ! C'est d'ailleurs Jérémie qui souffle au creux de l'oreille de Sébastien et Clément (je ne sais pas à quelle oreille précisément) son envie de travailler sur le thème de l’Égypte.

Courant Février 2018, Clément me propose rapidement sa vision d'Atrebatia sauce égyptienne. La ferme gallo-romaine devient une métropole et les zones initiales à débloquer sont dispatchées sur des tuiles quartiers qu'il faut acheter avec des ressources de son choix (au contraire du coût fixe d’ 1 bois + 1 statère que j’avais à l'origine).

Le système de scoring reste quasi identique, mais se retrouve explosé entre les diverses échoppes qui se trouvent sur les tuiles quartiers.

Le puits devient la carrière, et en plus de la ressource disponible à sa création, il donne la possibilité de créer des monuments apportant des points.

Seuls les effets des ouvriers d'Atrebatia disparaissent, le reste du scoring reste présent mais s'accommode des nouvelles ressources liées au thème.

C'est vraiment chouette et j'adhère pleinement aux suggestions.

En mars, le plus gros du travail se fait.

Je dois me détacher – (mal)heureusement - du projet quelques semaines suite à l'arrivée prématurée de ma fille. En effet, je (re)deviens, fin mars, papa d'une petite Lisa qui débarque avec presque 6 semaines d'avance et cela dans des conditions précaires pour sa santé et celle de mon épouse. Plusieurs longues semaines éprouvantes et déstabilisantes pour arriver jusqu'au happy end de la sortie de la maternité avec tout le monde en bonne santé !

Quel soulagement... Mais que de stress et d'inquiétude !

Sur cette période, Atrebatia est passé au second plan pour moi. Sébastien et Clément ont continué à travailler de leur côté, me soumettant leurs avancées.

Clément aura effectué le plus gros du travail sur l'équilibrage des points et je l'en remercie grandement ! Sacré boulot !

Lors des derniers tests, le principe de réserve commune et de réserve personnelle de tuiles est remis au goût du jour contre un pool de tuiles initial tiré dès le début de la partie. Je trouve que cela apporte plus de souplesse et une meilleure anticipation pour compléter les échoppes, tout le monde en conviendra. J'en suis heureux car cela fait aussi un clin d'oeil à Sapiens.

« Fertility » :

Au mois d'avril, le jeu est quasi bouclé, Jérémie termine son œuvre et le titre est trouvé, le proto tourne dans différents festivals, et il est présenté sous sa forme quasi définitive en juin 2018, à Paris Est Ludique. C’est là que je peux observer pour la première fois, en direct, l’accueil public de Fertility. Un moment vraiment grisant et riche en échanges.

Je découvre également les ressources découpées créées spécialement pour Fertility ! Trop jolies !

Mi-octobre, Fertility débarque pour de bon et la promo débute toujours avec cette même appréhension à chaque animation, quant à savoir si le jeu plaira.

Pour ce deuxième jeu, l'aventure aura été intense.

Des moments de doutes, de rush, de remise en question, mais surtout un vrai plaisir pris à bosser avec Catch Up Games.

Je ne peux que remercier Sébastien et Clément de leur compréhension et leur professionnalisme lors de la naissance de Lisa. Ils ont témoigné de leur sympathie par des mots rassurants, des messages bienveillant et sans jamais m'écarter des progrès sur le jeu, me laissant le temps pour mes retours alors que tout me portait loin de Fertility.

D'Atrebatia à Fertility, le fond reste à l'identique. L'intention en terme de mécanique est toujours la même, une pose de domino pour une collecte de ressources.

La forme, quant à elle, a évolué, mais dans un sens qui me convient totalement. C'est une expérience unique de voir son idée évoluer, se modeler au gré des aspirations et des attentes d'un éditeur, voir son « travail » maturer à travers les compétences éditoriales d'autrui, pour aboutir à un objet ludique unique, qui aurait forcément été tout autre à l’arrivée entre d’autres mains.

Merci Sébastien, Merci Clément pour ce résultat. Merci également à Jéremie pour son magnifique travail.

Je kiffe ce Fertility !

14 « J'aime »

Bravo pour cette belle histoire qui finit bien. Très intéressant de voir comment un jeu peut évoluer dans le temps, particulièrement avec une équipe d’éditeurs aussi efficace.
En ce qui me concerne, je passe d’excellents moments sur Fertility et je sais que le Père Noël a du en déposer au pied de quelques sapins après avoir fait tourner le jeu auprès de la famille et des amis.
Vivement le prochain jeu :wink:

2 « J'aime »

Bravo pour cette belle histoire qui finit bien. Très intéressant de voir comment un jeu peut évoluer dans le temps, particulièrement avec une équipe d’éditeurs aussi efficace.
En ce qui me concerne, je passe d’excellents moments sur Fertility et je sais que le Père Noël a du en déposer au pied de quelques sapins après avoir fait tourner le jeu auprès de la famille et des amis.
Vivement le prochain jeu :wink:

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Excellent jeu, merci pour ce témoignage.

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Merci pour ce carnet d’auteur qui a été un plaisir à lire ! :slight_smile:

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D’ailleurs, j’ai reçu Fertility pour Noël, j’avais soufflé son nom au père Noël !

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