Bonjour à tous,
Vous savez peut-être qu’une campagne Kickstarter a été lancée pour rééditer Carson City dans une “Big Box”. Je dois bien avouer que j’ai été totalement surpris par le succès fulgurant de cette aventure, qui a vu le premier seuil de financement atteint en moins de 10 heures !
Ce succès me laisse à penser que certains d’entre vous seraient heureux d’en apprendre un peu plus sur l’origine de ce jeu…
Je n’ai pas fait le travail de retranscrire, au jour le jour, les étapes de la création du jeu. Il ne s’agit donc pas d’un « journal de bord », comme d’autres auteurs ont pu le faire avec beaucoup de talent. Je dispose cependant d’assez de matière pour vous raconter d’où vient ce jeu, et pour essayer de vous expliquer comment et pourquoi je suis arrivé à Carson City.
Vue aérienne de Carson city en 1975 par Augustus Koch. Source : The Western Nevada Historic Photo Collection. Site : http://wnhpc.com
Episode 1 : Au commencement étaient les jeux
Aussi loin que ma mémoire me permet de remonter, je me rappelle avoir adoré les jeux de société. J’ai beaucoup joué aux grands classiques que sont le Monopoly, Risk, Stratégo, Cluedo, Magellan, etc.
Je me rappelle qu’un jour – je devais avoir 10 ans – j’ai cassé ma tirelire pour m’acheter un nouveau jeu. Attiré par une belle couverture, mon choix s’est arrêté sur le jeu Destin. Dès ma première partie, j’ai été très déçu. Ce jeu n’était pour moi qu’un jeu de l’oie amélioré, très dirigiste, et bien en-dessous du Monopoly. J’étais un peu vexé qu’un jeu d’apparence si chouette puisse être si peu intéressant. Je me suis dit qu’un jour, peut-être, j’essaierais de faire mieux…
Heureusement, je découvre les jeux de rôles et les wargames. Progressivement, de plus en plus de bons jeux de plateaux dits « allemands » comme les Colons de Catane, apparaissent sur le marché. La diversité des mécanismes ludiques augmente aussi, notamment avec l’apparition des jeux de cartes à collectionner dont Magic, The Gathering est le précurseur.
1989-1994. Pendant mes études d’ingénieur architecte, je m’intéresse aux questions d’urbanisme, de développement urbain et d’aménagement du territoire. En architecture, nous apprenons que le processus de création se base d’abord sur la connaissance de ce qui a déjà été fait, sur les « références », les « exemples » des grands noms de l’histoire de l’architecture qui font partie de notre mémoire collective. En Architecture, vouloir repartir de zéro, en ne tenant aucun compte de ce qui a déjà été fait, n’a guère de sens. On peut chercher à se distinguer de ce qui existe, mais c’est une démarche consciente, pas le fait du hasard. Je me dis que, peut-être, il en va de même pour la création de jeux de société.
Au cours de mes études, j’ai eu la chance de participer à un séminaire basé sur un jeu de simulation : le CLUG – The Community Land Use Game. Le jeu CLUG a été développé par Allan G. Feldt (à ne pas confondre avec un certain Stefan Feld) et publié en 1972. Ce jeu de simulation permet d’étudier les choix de développement d’une ville exposée aux contraintes de coûts (en particulier les coûts de déplacements), de rentabilité des activités économiques et de profits. Pour en savoir plus à propos du CLUG : http://www.clug.co/
Le jeu de simulation CLUG – Community Land Use Game, créé par Allan G. Feldt
Pendant 4 mois, à raison d’une après-midi par semaine, 6 équipes s’affrontent avec pour seul objectif de faire fructifier leur petit capital de départ. Je garde un excellent souvenir de ce séminaire. Je crois être un peu passé à côté de l’intérêt pédagogique du jeu. Par contre, j’ai trouvé le CLUG très intéressant d’un point de vue ludique. A la fin du séminaire, notre équipe était parvenue à gagner plus d’argent, à elle seule, que l’ensemble des autres équipes réunies…
Episode 2 : La liste de mes envies
Pourquoi notre équipe avait-elle gagné ? Parce que nous avions réussi à percevoir, avant les autres, quels sont les meilleurs choix à faire. J’ai vraiment adoré cette sensation de faire des choix (les achats de terrains) qui sont aussi un pari sur l’avenir, et qui s’avèreront payants ou non en fonction du développement de la ville.
C’est à l’issue de cette partie que je me suis posé la question : pourquoi ne pas essayer de faire une adaptation du CLUG en un « vrai » jeu de société ? Le CLUG est beaucoup trop long, trop complexe, trop sérieux… mais fondamentalement, la construction d’une ville est un thème magnifique pour un jeu de société. A l’époque, à part le Monopoly, assez peu de jeux exploitent ce thème.
Le CLUG est un jeu trop rigide, en ce sens qu’il impose des contraintes inexplicables. Par exemple, le jeu impose de faire trois enchères secrètes pour l’achat de terrains, à chaque tour. Comme il s’agit d’enchères secrètes, une équipe peut se retrouver, par malchance, en n’ayant rien pu acheter ! Cela ne va pas. Pourquoi trois enchères et pas zéro ou six en fonction de ses besoins et de ses moyens ? Pourquoi des enchères secrètes ?
Je rêve d’un jeu où chaque joueur est « libre » de faire ou ne pas faire les actions disponibles, et donc libre d’adopter une stratégie très différente de celle des autres.
Voici donc, quelle était la liste de mes envies pour ce « jeu de mes rêves » :
- Un jeu où les joueurs construisent « vraiment » une ville, en achetant des terrains avant de construire des bâtiments ;
- Un jeu où maîtriser la géographie – le plan de la ville – est important pour gagner ;
- Un jeu assez « tendu », c’est-à-dire pas trop long (1H30 maximum) ;
- Un jeu où personne n’est éliminé en cours de partie, qui garde le suspense jusqu’au bout ;
- Un jeu où des chemins très différents peuvent conduire à la victoire ;
- Un jeu où les interactions entre joueurs sont fortes ;
- Un jeu où les choix d’actions ne sont pas imposés, mais flexibles, à la carte.
Pour ce qui est du thème, je veux bien sûr conserver le thème de la construction d’une ville sur un plan régulier en « damier » (ou plan hippodamien1). Ce type de plan de ville ayant été utilisé à de nombreuses reprises au cours de l’histoire, j’avais encore l’embarras du choix : villes grecques ou romaines, Pékin, Kyoto, Barcelone, villes nouvelles en France ou en Angleterre, aux Etats-Unis…
Episode 3 : Premiers prototypes
Ce projet est resté longtemps dans un coin de ma tête avant que je sois prêt et que je décide de me lancer. En effet, je commence à créer des prototypes de jeux de société en 1996 avec quelques amis. Pourtant, ce n’est que 7 ans plus tard que je vais créer le premier prototype de ce jeu inspiré du CLUG.
En 2002 donc, le premier prototype de Carson City voit le jour. Il s’appelle alors Wincity. Il reprend la même séquence de jeu que le CLUG, en supprimant les aspects trop complexes. Le thème choisi est la construction d’une ville anglaise au moment de la révolution industrielle.
Je tente de rendre le tour de jeu plus “flexible” de la manière suivante : le premier joueur décide quelle est l’action jouée (achat de terrains, construction, équipement ou revenus), et tous les joueurs réalisent cette action. Cela fonctionne, mais reste encore trop rigide, car en réalité, les séquences d’actions se répètent, de manière prévisible.
Par facilité, dans un premier temps, je conserve le mécanisme d’achat de terrains du CLUG basé sur trois enchères cachées. Les tests confirment qu’il faut changer ce mécanisme beaucoup trop aléatoire.
Après quelques tests, le constat est clair : une adaptation du CLUG en jeu de société semble possible. C’est surtout la durée du jeu qui me faisait peur, mais je constate qu’il est possible de construire une ville en un temps raisonnable, environ deux heures. Cependant, le mécanisme est très froid. Si le thème reste très convaincant à mes yeux, il manque de « fun » en pratique.
En décembre 2002, le deuxième prototype s’appelle Chicago (on s’approche un peu du Far West). Le mécanisme de choix des actions ne change pas, mais j’introduis de la production et vente: les ranchs produisent du bétail, les mines produisent de l’or et les usines des marchandises. Les magasins, les banques et les entrepôts permettent à chaque joueur de stocker et vendre plus facilement ses productions.
Le mécanisme d’achat des terrains d’origine reste basé sur trois offres secrètes révélées simultanément. Mais pour éviter de devoir inscrire ses offres sur un bout de papier, chaque joueur dispose de 10 pions numérotés de 0 à 9 qu’il place sur les terrains qu’il convoite, et paye ce prix si c’est l’offre la plus élevée. Le hasard est réduit car on sait quels sont les terrains que les autres joueurs convoitent.
Janvier 2003. Après réflexion, le thème de la construction d’une ville dans le Far West au temps de la ruée vers l’or s’impose. Quoi d’autre de plus excitant ? Le prototype prend alors le nom de Kansas City, qui, je le concède, n’est pas situé dans le Far West (c’est le Middle West). Cependant, on en est vraiment plus très loin, et je trouve que ce nom sonne si bien ! Le nom du prototype ne changera plus jusqu’à l’édition du jeu. Les versions 1, 2 et 3 de Kansas City permettent d’affiner les concepts et règles du jeu, sans changement majeur.
Les trois premières versions de Kansas City intègrent une production et un stockage de ressources (rouge = bétail, jaune = or, noir = marchandises).
La banque, qui permet de stocker l’or produit par les mines.
Le ranch, qui permet de produire le bétail, qui se stocke surtout sur les terrains libres voisins.
Le jeu fonctionne. Pourtant, je voudrais donner aux joueurs encore plus de liberté de choix dans leurs actions. On doit pouvoir jouer en achetant très peu de terrains ou beaucoup, construire dans le centre ville ou en périphérie, attaquer les autres joueurs ou rester pacifique, etc. Comment y arriver ?
C’est ce que vous apprendrez dans le prochain (et dernier) épisode, à venir (très bientôt) sur TricTrac…
Xavier Georges
1L’adjectif hippodamien est issu du nom d’Hippodamos, architecte grec considéré comme l’un des pères de l’urbanisme et dont les plans d’aménagement étaient caractérisés par des rues rectilignes et larges qui se croisaient à angle droit.
Source : Article Plan hippodamien de Wikipédia en français.