[Débat 10 dés] Le beau et le jeu

[Débat 10 dés] Le beau et le jeu

Est-ce que le Beau* existe dans la création ludique ?

Voila bien le genre de débat un peu rude pour un lundi matin à fortiori en plein mois de Juillet, me direz-vous !

Pire, vous supposez déjà et à raison, que cet article s'annonce tarabiscoté et ne répondra probablement jamais à la question posée ! et bien soit, mais essayons tout de même. Ne serait ce que pour (se) prouver qu'on peut réfléchir à la chose ludique sans passer par les traditionnels "pour ou contre Kickstarter ?" ou encore "Asmodée : ange ou démon ?"

Une production riche...en calories

Attention, rien que dans le titre, on sent déjà qu'il y a une volonté de polémiquer !

Je plaide coupable...d'avoir prêter une oreille attentive à certains HATERS (Having Anger Towards Everyone Reaching Success). Au delà de la forme qui est bien souvent discutable (voir à vomir lorsqu'on lit certains avis sur les fiches de jeu), on peut y lire dans le font une simple déception.

La déception de ne pas réussir à retrouver ce péché ludique originel, cette première rencontre jouissante avec le jeu de société moderne, ce paradis touché du doigt et immédiatement perdu. Pour ma part, j'ai perdu ma candeur virginale grâce à ce cher Uwe Rosenberg et son jeu mythique...je veux bien entendu parlé de Mamma Mia !

Je me souviens parfaitement de cette première partie. C'était un après midi de plein mois de Juillet justement, je venais de foirer honorablement mon bac de Français et me prélassais chez mes beaux grands parents en compagnie de leur petite fille et de son frère. Celui-ci a joué le rôle du serpent et Mamma Mia! celui de la pomme. Quelle sensation ce fut de pouvoir rouler des mécaniques neuronales sur ce petit jeu sans prétention au thème si attractif... bref !

Revenons à nous moutons ! si il y a un incontestable lorsqu'on développe sa culture dans un domaine donné, c'est la tendance naturelle qui en émerge de vouloir juger de ce que doit être ce domaine ; de ce qui peut en répondre légitimement ou non ; de ce qui le sublime ou le salie. Il est ici question du rapport à la norme qui régit en grande partie la pensée humaine.

Le joueur moderne (caricatural) se développe initialement comme un jeune enfant qui s'émerveille de chaque nouvelle mécanique ludique qu'il rencontre. Vient ensuite une forme de latence où il jouera à un panel réduit de jeu. Puis, l'adolescence le poussera à renier définitivement ses figures ludiques primaires (genre la Bonne Paye ou le Mille Bornes) et se choisir une communauté ludique ( à droite, nous remarquons un très beau spécimen de Kubenboïste qui a perdu la vue à force de lire son fichier excel ; à gauche, un authentique membre de la Lidja, prêt à miser tout ses neurones sur un lancé de dés kawai ; au centre, un maitre du Go qui préfère se mesurer à une machine...), et à s'y identifier pleinement ("il est hors de question que tu me fasses jouer à Jungle Speed. Moi je pousse de la fig en plastique, ton totem tu te le mets dans le...."). Enfin, la maturité (de celle qui fait pousser la barbe, aussi bien pour les hommes que pour les femmes) vous réconciliera (normalement) avec tout le monde.

Mais quel rapport avec cette métaphorique culinaire présente dans le titre ?

J'y viens, j'y viens. Je pense qu'au delà de la déception originelle, au delà de la psychorigidité adolescente du joueur, on peut légitimement prêter l'oreille à un bruit sourd qui monte des profondeurs de la Moria. Ce même bruit sourd qui vous fait comprendre chaque 25 Décembre que reprendre de la buche c'était au mieux une connerie, au pire du suicide. Je veux parler de cette petite voix qui vous susurre que le problème n'est pas le nombre exponentiel de nouveaux jeux qui sortent par an depuis quelques années.... le problème c'est qu'un certain nombre, pour ne pas dire une majorité sont extrêmement redondants, calibrés pour satisfaire aux exigences d'un marché presque encore en pleine expansion, et ont donc naturellement un goût de "déjà vu". Je ne crois pas aux critiques individuelles de tel ou tel jeu. A de rares exceptions, chaque jeu pris indépendamment, doit son édition à des qualités ludiques indéniables. Et si ce jeu est le premier jeu joué par un joueur novice, il y a fort à parier qu'il s'en délecte. Non, le problème n'apparait que si l'on s'éloigne. Que lorsque la frontière entre une ligne éditoriale et une norme éditoriale se confond.

Je parle d'une métaphore culinaire parce qu'à l'image d'un fast food, le bon rime avec le trop. Je suis un fervent défenseur du Big Mac parce que si (comme moi) vous prenez la peine de ne pas en manger trop souvent, vous conviendrez que c'est hyper satisfaisant en bouche ; mais que s'il devient votre rituel du vendredi soir, il perdra indéniablement sa saveur (au point qu'un jour vous risqueriez de vous laisser tenter par un Mc Fish ! sacrilège !).

Et le Beau* dans tout ça ?

Et bien parlons en ! inscrire le Beau comme une composante possible de l'objet ludique revient à interroger son essence même. S'agit t'il exclusivement d'un objet dont on peut faire commerce, et que l'on jugera alors sur des critères commerciaux (cote de l'auteur, prix/rejouabilité, qualité des illustrations, du matériel, quantité de matériel, largesse du public cible) ? ou peux t'il être en soi un objet culturel voire artistique ?

Je fais partie de celles et ceux qui pensent qu'il faut écouter la petite voix précédement citée ; sortir de la voie qui semble se tracer, et faire une place au Beau dans l'art ludique. Je pense qu'il peut exister une haute gastronomie ludique, pas dans le sens d'un meilleur ou d'un plus noble, mais dans le sens d'un différent. Cette gastronomie qui vous fait redécouvrir un produit classique (une mécanique, un thème, un matériel) mais préparé avec une sensibilité différente, avec une intention différente.

Je parle donc du Beau qui fait d'un portrait de commande, une Joconde, non pas parce qu'elle est bien dessinée, techniquement aboutie, ou d'une forte originalité, mais parce que quiconque voit le tableau, s'y arrête et se l'autorise, pourra y lire l'intention de son auteur et la beauté de cette intention. Je parle de cette beauté là. A titre personnel, et bien que je ne crois posséder aucun de ses jeux, l'auteur (ou devrais-je dire les auteurs si l'on prend en compte l'interaction de sa conjointe) qui me parait intégrer le plus de Beau dans ses jeux, est Roberto Fraga. Ce qu'il y a de beau et de commun dans une Danse des Œufs et un Captain Sonar, c'est la candeur de l'intention de leurs auteurs. C'est cette volonté farouche et perceptible de faire jouer des adultes dans ce qu'ils conservent de leur enfance.

Et concrètement ?

Si vous avez su résister à l'envie de clore la lecture de cet article au profit d'un mojito on the beach, vous allez être récompensé. Parce que oui, je vais essayer de répondre simplement à la question posée :

Le Beau existe d'or et déjà dans la production ludique et préviendra des effets de redondance actuels (chaque intention est unique et le fruit d'une individualité) mais il n'est pour l'heure qu'une petite étincelle qu'il faut chérir. Une singularité qu'il faut se donner les moyens de percevoir. Un prématuré tout frippé à mettre en couveuse !

Le cœur du débat n'est donc pas de savoir si le Beau existe mais s'il l'on se donne les moyens de le faire émerger ou de ne pas le tuer dans l'oeuf.

Je me suis déjà interrogé sur les conditions de cette émergence et j'avoue qu'elles restent opaques. A l'image d'autres domaines culturelles, il me semble légitime qu'une sorte de production ludique d'art et d'essai puisse être subventionnée... mais par qui ? et comment ?

Il me semble possible de sortir l'objet ludique de son cadre habituel (domicile, festival et bar à jeux)... mais pour le mettre où ? (je pense que le niveau de mauvaise foi de certaine parties d'Agricola que j'ai faite avec un ami, pourrait alimenter une pièce de théatre !!)

Il me parait primordial qu'une déontologie alimente les éditeurs et en retour les auteurs, pour sortir des effets pervers du mainstream (notamment les thèmes caricaturaux et les représentations discriminantes encore et toujours justifiés par le prétexte d'une lisibilité du grand public).

Et je ne ferai pas l'erreur de croire que KS est censé incarner un mécène moderne ou qu'Asmodée va se lancer dans de la micro édition de jeux de niche...parce que ce n'est pas le rôle qu'ils se sont donnés (merde, j'ai fini par en parlé).

N'hésitez pas à venir alimenter de Débat 10 dés en commentaires,

Salutations ludiques ,

Jonathan

* le terme se réfère plus spécifiquement à la définition de Kant au sens d'une certaine universalité ; cela n'empêche en rien de commenter sur le relativisme culturel, historique... bien qu'en l'occurrence ce n'est pas l'objet de cet article ;)

Nb : l'illustration de l'article est tirée de la première extension du jeu Dixit de Jean Louis Roubira illustré par Marie Cardouat et édité par Libellud. J'ai toujours eu une affection particulière pour cette carte (que je nomme "ma bien aimée" dans le jeu pour la faire deviner) qui je crois est le produit d'une triple intention : celle de l'auteur dans l'intention de favoriser une rencontre ; de l'illustratice dans la porte qu'elle a ouverte sur son imaginaire ; et si mes souvenirs sont beau de ou de l'inconnu(e) qui lui a soufflé la composition lors d'un concours et dont je serrai honoré faire les rencontres un jour (chose faite avec Jean Louis Roubira) .

1 « J'aime »

Entre un beau jeu sans mécanique et un jeu laid avec un super game play je choisis le second. Le beau est un plus mais pour moi qui reste optionnel. Les échecs avec des pions en plastique sont aussi bien à jouer qu’avec du marbre.

Très bel article monsieur Jonathan ! Plein de pensées très intéressantes. J’adorerai en reparler avec toi sur le prochain FADJ, si tu es toujours partant :slight_smile:

C’est marrant! Je fomentais hier un article sur Meeplemania sur le thème du beau et du ludique, mais sous un angle différent. :blush:

Je te rassure pour ta conclusion. Le geek représente encore un public que l’éditeur ne peut nier. Donc les éditeurs majeurs filtrent les redondances.

Plus que jamais :smiley:

1 « J'aime »

Tu parles très bien des portes d’entrée dans le monde ludique. Et il donc normal que des jeux réutilisent les mêmes ficelles que d’anciens jeux plus édités pour initier les nouveaux joueurs. Ce serait dommage de les en priver. Surtout quand ces jeux sont très vieux et plus édités. J’ai fait le deuil d’une boîte de Dune d’occasion, mais j’ai acheté Twilight Imperium Rex pour me consoler. Dans l’esprit des joueurs “expert” c’est une perte de temps, c’est du recyclage, de la paresse éditoriale. Mais ils oublient qu’ils ne sont pas les seuls à jouer, que certains prennent le train en marche.

A côté de ça, certains jeux opèrent une alchimie autour de mécaniques pré-existantes et en donnent de nouvelles choses. Comme la chimie du carbone qui abouti à des formes complexes. Je pense à Scythe en ce moment qui recycle tout un tas de choses déjà vues, enrobées dans un travail graphique extraordinaire, pour donner une expérience toute neuve et rafraîchissante. Ma claque ludique de l’année. Ma joue n’avait pas refroidie de celle donnée par Inis.

Et finalement il existe effectivement des auteurs “frais”, c’est vrai. Et d’autres qu’on attends pour recycler de vieilles idées et les remettre au goût du jour, les améliorer. D’autres pour innover et inventer de nouvelles manières de jouer. Je les apprécie tous.

Je crois que le plus grand mal de la communauté c’est, comme tu en parles aussi, le regard critique du joueur “expert” sur l’ensemble du domaine. Se permettre de juger d’un ensemble aussi vaste est malsain.

Juger du travail des personnes dont c’est le métier, des productions sans connaître les tenants et les aboutissants, des choix d’édition, etc. C’est finalement assez loin du jeu. C’est malheureusement favorisé par la “jeunesse” du monde du jeu et la proximité qu’on peut avoir avec tous ces gens.

Mais c’est aussi symptomatique de toute communauté de passionnés. Quand ça va trop loin ce n’est plus l’expression d’une passion mais d’un problème de prise de distance avec l’objet. Il suffit d’éviter ces personnes et de faire comme toi, lancer des discussions plus élevées.

Et ne pas oublier de jouer.

1 « J'aime »