Des eaux tranquilles aux tourbillons périlleux: comment j’ai créé Nautilion

Ancône est une ville charmante pleine de ruelles pittoresques, au bord d'un lac enchanteur entouré de collines verdoyantes…

En hiver, avec l'arrêt du tourisme, les rues vides et le brouillard s’élevant du lac, sa beauté prend des reflets mélancoliques et presque sinistres, quelque part entre Mort à Venise (sans le soleil) et Shining (sans Jack Nicholson et sa hache).

Inutile de préciser que j’y étais en hiver…

J’avais été appelé en dernière minute pour remplacer (dans La flûte enchantée), un collègue défaillant. Je ne connaissais personne (cela arrive quand on débarque en urgence), et n’avais emporté qu’un seul livre : Effondrement de Jared Diamond (qui décrit comment de brillantes civilisations ont disparu du jour au lendemain, faute d’avoir géré sagement leur éco-système –sort qui nous attend, selon l’auteur, si nous ne changeons pas notre mode de vie).

Je ne sais si c’est dû à cette lecture joyeuse, à la solitude, ou au brouillard… assis dans ma chambre d’hôtel et imaginant ce que pourrait être le prochain jeu de l’Onivers, je décidai soudain: « je vais prendre la pire mécanique ludique possible, et essayer d’en faire un jeu solo/coop amusant ! »

Le "roll and move" s’imposa sans aucun doute comme étant la pire mécanique ludique.

Ah ! Ce bon vieux roll and move que nous tous, « joueurs avertis », mettons un point d’honneur à mépriser.

Comment diable en faire un jeu qui pourrait m’amuser?

Ma première idée fut : « Onirim, le jeu de dés » : vous êtes au centre d’un labyrinthe, et votre but est d'en sortir le plus vite possible. Car, venant de la sortie, un Méchant fonce vers le centre et vous devez atteindre la sortie avant que le Méchant n’atteigne votre point de départ (cela n’avait pas beaucoup de sens, et pourtant mon intuition allait bientôt s’avérer juste).

Pour que le jeu ne tourne pas autour d’un seul objectif (aller le plus vite possible, donc avoir les plus hauts résultats aux dés -intérêt ludique : zéro), il faut, avant d’atteindre la sortie, réunir les différents morceaux d’un artefact-clé.

Le parcours est formé de ces morceaux à rassembler (pas besoin, donc d ‘un plateau), ce qui vous force parfois à ralentir votre progression afin de ramasser une pièce indispensable –car vous obtenez un morceau en terminant votre déplacement dessus.

Dès la première version, le Méchant n’était pas votre seul adversaire : un Boss flottait au-dessus du parcours, sabotant votre progression.

La situation originelle, avec ses objectifs contradictoires (bons générateurs de dilemmes ludiques) était donc la suivante:

Vous devez foncer MAIS aussi prendre votre temps pour ramasser un exemplaire de chaque morceau de l’artefact-clé (il y a quatre exemplaires de chaque morceau ce qui vous permet d’en laisser parfois derrière vous.)

Vous devez retarder la progression du Méchant MAIS faire attention à ce qu’il ne retire pas trop de morceaux du chemin (parce que, évidemment, il dérobe toute pièce sur laquelle il s’arrête) il est donc parfois opportun de le laisser sauter au-dessus d’un bon pan du parcours.

Vous devez éviter de donner au Boss trop d’opportunités de vous saboter (ce qu’il fait à chaque fois que le résultat de son dé est assez élevé, en vous forçant à défausser un morceau acquis).

Trois protagonistes, trois dés.

Chaque dé n’est pas attribué d'emblée mais, à chaque tour, c'est au joueur de décider, après avoir lancé les trois dés, comment distribuer les résultats en fonction de ses objectifs, de la situation actuelle et de la progression des pions.

Cette première version était assez amusante et offrait suffisamment de décisions intéressantes pour une durée de jeu réduite –elle échappa donc à la "chambre froide" (une boîte où finissent les projets insatisfaisants).

Toutefois le jeu présentait encore certaines limites: je n'avais aucune idée d'extension, et thématiquement cela ne tenait pas vraiment la route: pourquoi le Méchant ignorait-il superbement le joueur au moment où ils se croisent dans les couloirs étroits de l'édifice? Pourquoi le joueur perdait-il dès que le Méchant arrivait au centre du labyrinthe?

La solution me vint d'un problème lié au matériel, problème relativement mineur mais assez agaçant: comment représenter le joueur?

Dans Onirim, ce dernier n'a pas de présence physique dans le matériel de jeu: les cartes représentent les lieux traversés et les créatures rencontrées par un joueur qui d'une certaine façon reste "lui-même", ce que je trouve assez cohérent avec l'histoire que le jeu raconte (la même chose vaut au demeurant pour Sylvion, Castellion et Urbion).

Pourquoi changer cela ici? Et comment? En utilisant un petit pion d'humanoïde qui court? Une forme géométrique abstraite?

La solution m'apparut soudain: le joueur porte une combinaison, ou se trouve dans un véhicule! Un scaphandrier? Une voiture? Un bateau? …. un sous-marin!

Et là, avec l'idée du sous-marin, tout devint cohérent!

Il ne s'agissait plus de fuir quoi que ce soit, mais de plonger résolument vers l'antre du Boss, tapi dans les profondeurs de l'océan, fomentant la conquête des mondes marins et sous-marins de l'Onivers.

Le Méchant serait son sbire, un vaisseau fantôme (ou plutôt… un Sous-marin Fantôme) en route vers la surface pour asservir votre patrie, les Iles bienheureuses. Et c'est pour cette raison qu'il vous faut arriver à votre destination avant lui: neutralisez son chef, et il perdra tous ses pouvoirs!

Pour battre le Boss (un sinistre Phare qui n'émet aucune lumière mais des ténèbres : le Phare Obscur) il ne vous faudra pas réunir les morceaux inanimés d'un artefact-clé, mais une vaillante équipe de créatures aquatiques!

Ce changement de thématique n'eut pas pour unique effet de rassembler les diverses pièces du puzzle mécanique en un ensemble narratif cohérent; il m'ouvrit aussi des perspectives nouvelles pour les extensions –comme si, auparavant, le cul-de-sac thématique m'avait également bloqué en termes de mécanique.

Tout d'abord, je pouvais créer différents types de sous-marins, certains beaucoup plus faciles à remplir que d'autres, grâce à une règle toute simple dite 'des conduits d'aération' (vous ne pouvez recruter un nouveau membre d'équipage que si sa cabine se situe à côté d'une cabine où se trouve déjà un membre d'équipage –cette règle ne s'appliquant bien entendu pas au premier membre d'équipage). Six modèles de sous-marins virent ainsi le jour.

Niobé slalomant avec le Hammer dans une ligne mécanique pour atteindre Sion, Lando Calrissian et Nien Nunb pilotant le Faucon Millenium dans les couloirs de l'étoile noire, Furiosa et Max embourbés sous le feu ennemi...

Que serait une bonne course -quel que soit le véhicule- sans obstacles?

Je créai donc l'extension ‘Les Ecueils’, attribuant à trois des neuf membres d'équipages des capacités spéciales de pilotage, utiles pour manœuvrer à travers divers écueils placés le long du parcours et ne pas perdre un tour complet dès que votre sous-marin les rencontre –inutile de dire que le Sous-marin Fantôme traverse tout sans jamais s’arrêter.

Si certains membres d'équipage étaient devenus des pilotes, d'autres pouvaient être… des combattants! L'extension ‘Les Mercenaires’ développe cette idée, et ajoute un moment fort au milieu du jeu (au cinéma ou à l'opéra, cela serait le finale du premier acte): désormais, quand le sous-marin Fantôme vous croise, plutôt que de vous ignorer, il vous attaque! Non seulement il commence la partie mieux équipé, mais il peut également asservir les combattants qu'il rencontre pour les retourner contre vous. C'est à vous de recruter une équipe assez puissante pour pouvoir le repousser et continuer votre chemin vers les Abysses.

Des pilotes, des combattants… il manquait les mécaniciens! Ces derniers ont le pouvoir de vous faire relancer des dés, mais uniquement s'ils sont épaulés par un nouveau type de membre d'équipage: les Mages des profondeurs. Cette extension apporte un dilemme supplémentaire, car contrairement aux pilotes et aux combattants qui peuvent vous aider tout en pilotant le sous-marin, les mécaniciens doivent être placés dans une cabine à part, en compagnie des mages. Pouvoir re-lancer des dés à chaque tour est certes tentant, mais ne fait pas partie de la condition de victoire…

Le Phare Obscur ne pouvait pas, à mon sens, rester oisif très longtemps. J'aimais l'idée d'en faire une espèce de tricheur: la quatrième extension (la 'sienne') introduit des cartes qui changent les règles du jeu. A chaque tour, une nouvelle règle (concernant le lancer des dés, leur attribution, la répartition des jetons sur le parcours…) doit être appliquée; certaines de ces règles augmentent la difficulté du jeu, d'autres la diminuent –à vous de choisir, avant chaque partie, le degré de difficulté, et de piocher un certain nombre de cartes au hasard, en fonction de ce choix.

Enfin, que serait une bonne histoire de frères d'armes sans d'héroïques sacrifices? La dernière extension repose entièrement sur ce principe: vous devrez sacrifier (vous défausser de) vos jetons Equipage chèrement acquis, afin d'accomplir d'indispensables actions héroïques –qui pourraient par ailleurs vous aider, mais uniquement si vous les jouez au bon moment!

Voilà comment, partant des brumes mélancoliques du tranquille lac de Côme, j'arrivai aux puissants tourbillons et aux écueils bouillonnants de l'océan de l'Onivers!

La pire mécanique ludique? Peut-être…

Un jeu solo/coop amusant? A vous de le découvrir!

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Merci pour ce super carnet d’auteur ! Nautillion rejoindra très vite ses grands frères dans notre ludothèque :slight_smile: