[Celestia][Doggy Bag][Pan t’es mort!]
La naissance d’un jeu n’est pas un long fleuve tranquille. Antonin Boccara, auteur de Doggy Bag, nous raconte son histoire …
Doggy Bag vient tout juste de sortir chez BLAM ! , un jeu de 2 à 6 joueurs avec un peu de bluff, de la prise de risque et de la fourberie. Mais avant d’être Doggy Bag ce jeu où les chiens de Londres volent des os pour leur terrible maître Fagin, le jeu est passé par de multiples chemins. Je vais vous raconter un peu l’histoire de sa création…
Il était une fois la révolution
J’avais emprunté à la médiathèque d’Ivry-sur-seine plusieurs films, dont « Il était une fois la révolution », film du génial Sergio Leone avec la musique du non moins génial Enrico Morricone. Alors un soir de septembre, je me suis mis à regarder ce film, et je ne fus pas déçu : magnifique western, drôle, politique et entraînant, avec notamment un personnage emblématique, « James Coburn ». Cet homme pendant tout le film, se promène avec des explosifs dans son manteau et il ne cesse de dire « Attention, ça peut exploser dans 10 secondes, 30 secondes, 1 minute… Va savoir...» Et ainsi, personne n’ose l’approcher, ni même le contredire. Une fois le film terminé, je me mets à réfléchir à cette idée que je trouve très intéressante : « Quand est-ce que ça va exploser ? »
Un film, un jeu
Je me suis mis donc à penser à un jeu où l’on mettait de l’explosif dans une banque et l’on pariait sur la taille de mèche, c’est à dire sur le nombre de choses que l’on pourrait voler avant que la banque n’explose.
Ainsi, je donnais à chaque joueur un paravent derrière lequel se trouvaient les mêmes cubes (or : jaune, argent : gris , dynamite : rouge), puis je prenais un sac qui représentait la banque et un dé. Et voilà comment la première version fonctionnait :
A chaque tour, on lançait un dé qui indiquait le nombre de cubes que chacun allait choisir de derrière son paravent et placer secrètement dans le sac (la banque). Ensuite, chacun pariait sur le nombre de cubes qu’il pourrait sortir du sac avant de tirer un cube rouge, c’est-à-dire avant que la banque n’explose. Ainsi, on savait ce qu’on avait mis dans le sac, mais on ne savait pas ce qu’avait mis les autres...
Il faut savoir qu’ à ce moment, je jouais pas mal à « Pan t’es mort », excellent jeu minimaliste de Ludtche. Dans ce jeu, j’adore cette idée d’incertitude, de stress tout bête, propre à cette roulette russe sous forme de cartes : 6 cartes, une balle. Quelle tension au moment de piocher la carte ! Mais avec mes amis nous jouions avec une petite variante que nous appréciions particulièrement : ne pas mettre les 6 cartes en pioche, mais étalées sur la table. Dans ce cas, au lieu de subir le hasard de la pioche, c’est nous qui choisissions quelle carte retourner. En terme de probabilité cela reste la même chose, mais en terme de ressenti cela change tout. Le fameux « ah non je n’aurais pas du retourner celle-là » au lieu de « j’ai pioché cette carte ». En résumé pompeux : le libre arbitre face à la fatalité.
Dans mon jeu, je voulais donc retrouver ce sel-là : quel cube vais-je prendre dans le sac (sans regarder bien sûr) ? Celui-ci ou celui-là ? Le stress au moment de ressortir sa main du sac, la tension des paris… Et après quelques tests de ce premier proto, les ingrédients étaient bien là, mêlés également à un côté probabilité et bluff bien cool. Yes !
Seulement, une chose ne me plaisait pas : seul celui qui avait fait le pari le plus osé du tour pouvait aller chercher quelque chose dans le sac. C’était frustrant, je tombais dans l’écueil de la majorité des jeux d’annonce, où seul le joueur le plus risqué a le privilège de tenter sa chance. Heureusement, une bonne soirée en famille allait me permettre de remédier à ça…
Où il est clair qu’un bon repas donne de bonnes idées
Ce soir-là après un bon repas dans le Lot, on s’est mis à jouer avec toute la petite famille : papa, maman, les frérots et la petite sœur. Je leur fais tester le jeu, et ils sont d’accord avec moi : c’est sympa mais il y a cette frustration de ne pas pouvoir aller plus souvent fouiller dans le sac (ce qui est le plaisir principal du jeu).
Quand tout à coup, après maintes et maintes discussion, une idée surgit :
Si le joueur ayant fait la plus grande annonce réussit son pari, le tour s’arrête. Mais s’il rate (il pioche un cube rouge), c’est à celui qui a fait la deuxième plus grande annonce de fouiller le sac, et ainsi de suite. En fait, le tour s’arrête uniquement quand un joueur réussit son pari.
Et le résultat est excellent, cela créé une tension très intéressante, on essaye d’évaluer combien de personnes vont rater pendant ce tour, à quelle place il vaut mieux se mettre : 2eme ? 3Eme ? Cela permet même de faire des annonces descendantes, au lieu de toujours surenchérir comme c’est le cas d’habitude : à l’inverse de la plupart des jeux d’annonce (comme le célèbre Perudo ou le très bon Skull), on n’est pas obligés de parier toujours plus haut. Qui plus est, les retournements de situation sont beaucoup plus présents que dans la version précédente. Bref, la base du jeu est maintenant là.
Un thème ! Mon royaume pour un thème !
Même si, de manière générale, je pars toujours d’un thème pour développer un jeu, le thème que j’ai choisi au départ est très rarement celui du jeu dans sa version finale. Et ici, ça n’a pas échappé à la règle : le thème de la banque, dont on essaye de retirer des richesses avant qu’elle n’explose, n’est pas mal mais d’une part, il est un peu tiré par les cheveux, et d’autre part, il manque un peu de fun.
Je continue à réfléchir, et une autre idée jaillit : les mines d’or. Nous sommes des nains qui fouillons les mines, sans trop creuser la paroi pour ne pas réveiller les gobelins. On teste, c’est sympa, mais encore une fois ce n’est ni très original, ni très cohérent (Pourquoi est-ce nous qui remplissons le sac ?).
C’est là qu’interviennent Gaspard et Clément, deux amis, testeurs indispensables de chacun de mes jeux. Ils connaissent le jeu et je leur explique que j’aimerais bien trouver enfin un thème original et drôle pour ce jeu. A ce moment-là, l’un d’eux regarde autour de lui et me dit en se moquant gentiment : « Comme d’habitude, t’as toujours pas vidé ta poubelle….Et bien, ça peut être des chiens qui fouillent la poubelle ! ». Rires. Puis silence... « Eh mais en fait c’est pas mal comme idée : ça pourrait être des chiens qui fouillent les poubelles à la recherche d’os et qui parfois se prennent le museau dans une conserve, comme Milou dans Tintin. » La base thématique (qui deviendra bien sûr plus élégante) était trouvée.
L’édition est un long fleuve tranquille
J’embarque le proto avec moi pour le montrer au festival de Cannes 2015. Le jeu plaît à pas mal d’éditeurs qui le prennent en test, et finalement l’un d’eux me répond positivement. Il s’agit de... Geek Attitude Games (et oui, pas encore Blam !). Le jeu leur plaît et il décide donc de l’éditer. Seulement, à ce moment-là, Geek Attitude Games n’avait pas eu le succès qu’ils connaissent aujourd’hui avec « Not Alone », et ils n’arrivent pas à trouver un distributeur qui les soutienne suffisamment pour un jeu de ce type (c’est-à-dire un petit jeu qui demande du beau matériel et donc un gros tirage pour baisser les coûts). Ils me le « rendent » donc en s’excusant, et je repars avec pour Cannes 2016... Je montre le jeu de nouveau, et encore une fois plusieurs éditeurs se montrent intéressés. J’en profite même pour le montrer à un nouvel éditeur, qui s’était fait un nom entre temps : BLAM ! . Ni une, ni deux, le jeu leur plaît et assez rapidement, il me propose de l’éditer. Youpi ! (J’adore Célestia). Cette fois sera la bonne !
Un super travail collectif
Les 4 compères de BLAM ! me le disent clairement : le jeu est très bien, familial comme il faut, il plaît même beaucoup aux enfants… seulement ils aimeraient que les « joueurs », ceux qui aiment bien avoir du contrôle, puissent l’aimer aussi. Outch, pas facile ça… Pas de panique, ils ont une idée, et voilà que les gars m’expliquent :
« Au lieu de parier des nombres à haute voix, on a mis des jetons dans le jeu qui vont de 0 à 7. Quand un joueur parie, il prend un de ces jetons pour indiquer combien ils pensent pouvoir sortir d’os du sac. » Rien de nouveau sous le soleil jusqu’ici, juste de l’ergonomie, me dis-je. Mais ils précisent leur idée : « Et si, sur chacun de ces jetons, on mettait également un petit pouvoir ? Du type ‘Regarder dans le sac’, ‘Retirer certains os à la vue de tous’ ,‘En ajouter d’autres’… cela pourrait ajouter pas mal de contrôle, et donner une autre profondeur au jeu, non ? » Je commence à comprendre… L’idée est super est je me mets immédiatement à bosser dessus.
A partir de là, s’en suivent de nombreux aller-retours et ajustements mécaniques sur l’équilibrage entre les pouvoirs, pour que chaque jeton soit intéressant aussi bien par son chiffre que par son effet – effet qui doit toujours être immédiat (c’est-à-dire se produire au moment-même où l’on prend le jeton). Enfin, après trois mois de travail acharné – merci au passage à Max pour ses nombreux conseils – le résultat est là : les tests se succèdent et il est clair que le jeu a acquis une nouvelle profondeur. Et, bonus non négligeable, on peut également jouer sans ces pouvoirs pour découvrir le jeu. Un sourire décore notre bonne gueule de chien, on est ravis.
Aline au pays des merveilles
Je ne pourrais évidemment pas parler du jeu sans parler de son illustratrice : Aline Kirrmann. Les gars de BLAM ! avaient retravaillé le thème pour lui donner un côté plus épique : nous voilà devenus des chiens de rue volant pour notre maître Fagin (comme dans Oliver Twist), et essayant de récupérer ces mêmes os chaque nuit, sans réveiller notre terrible patron. Et quand ils m’ont montré les premières illustrations, ç’a été un vrai choc : magnifique ! Ça fait tout drôle de se dire que quelqu’un a fait un aussi beau travail pour notre petite création qu’on avait mis en forme avec quelques bouts de cartons. Quant au matériel, il est juste impeccable : 1 beau sac en tissu, 6 paravents, de beaux jetons Pari et surtout 101 os en bois (comme les 101 dalmatiens). Je ne pouvais pas rêver mieux.
Cela me permet de terminer ce carnet d’auteur en adressant un grand merci à ces supers éditeurs savoyards qui ont donné vie à ce jeu. J’espère qu’il vous plaira comme il leur a plu, le jeu est là, je vous adresse mes plus sincères aboiements !