Greenville1989... carnet d'auteur

[Greenville 1989]

Greenville1989; une histoire horrible ?..


C’est toujours difficile pour moi de raconter l’aventure d’un de mes jeux, il me faudrait prendre note à chaque étape importante et fusionner ces étapes si le jeu est édité. Mais au vu des protos non édités, je passerais plus de temps à faire des notes qu’à tester, équilibrer un jeu… Bref, je fais faire comme je peux pour vous raconter ce jeu, ce ne sera pas trop linéaire, pas trop chronologique, débrouillez vous avec ça, ce sera un peu greenvillesque...

je ne vais pas parler du jeu tout de suite mais d’un gars.

Je ne vais pas parler du jeu tout de suite mais d’un gars. Un gars que j’ai rencontré par hasard, il y a fort fort longtemps, du temps où les protonights sur Paris existaient, du temps où j’avais du temps pour faire plus d’une heure de voiture pour quelques parties tests, du temps où j’avais plus de cheveux. Une soirée protonights c’était une soirée dans un café où l’on faisait tester nos protos puis on testait ceux des autres. L’avantage était de pouvoir faire tester ses protos, et de le faire tester à des inconnus. Actuellement ce principe prend de l’ampleur avec les cafés jeux et les structures d’auteurs un peu partout. Parmi les inconnus qui ont pris du temps sur mes premiers protos, l’un d’entre eux n’était pas venu avec des protos, mais simplement en testeur. Il avait testé un de mes protos de l’époque et m’avait donné quelques conseils (bons ou mauvais dont je ne me souviens plus). Il semblait pas mal connaître le monde du jeu et avait un avis assez trash, assez rude sur mon proto et sur les jeux en général. Certes ce n’est jamais évident d’accepter des critiques rudes mais j’appréciais ce côté direct, sans fioriture. Ce gars c’était Emmanuel Beltrando, le bientôt MoonsterGames. Je l’ai rencontré ici ou là sur des festivals, il y a eu notamment un de mes protos qui l’intéressait pas mal mais je n’ai jamais réussi à le travailler dans son optique. Par exemple en 2010 je me suis retrouvé, grâce à Serge de Ludocom, à Cannes pour Arriala. J’en avais profité pour aller au off où Manu m’avait fait découvrir (et adoré) le proto de Gosu. Il m’avait aussi permis de prendre contact avec quelques têtes connues ; moi le petit « pas tout à fait » auteur. Depuis il a toujours pris le temps de discuter et de regarder mes protos, et pas forcément ceux qui iraient dans sa gamme. Si j’ai l’impression que son côté trash peut déplaire, personnellement il est un peu devenu pour moi mon « crash proto test ». Je lui présente un proto et là il balance dessus, les éléments intéressants et les autres bien pourris (parfois nombreux). Paris est Ludique étant devenu le festival où je lui prenais toujours un peu de son temps pour avoir un retour.

Différents Attrape-Rêve; de nombreux essais...

Et justement, c’est en 2016, à Paris est Ludique, que je l’appelle durant le festival pour savoir s’il a un peu de temps à me consacrer, j’ai un proto pas fini mais j’aimerais avoir son avis. Je lui présente mon Dreamcatcher. Je lui dis que c’est pas trop dans la gamme Minivilles (sorti depuis avec le succès qu’on connait chez MoonsterGames) mais c’est juste comme ça pour savoir si ça vaut le coup de continuer. A l’explication des règles, il me dit que ouais ça le tente pas mal comme jeu, pour lui, ou plutôt pour SorryWeAreFrench qu'il allait bientôt créer. Il veut faire une partie et se lève pour chercher des joueurs, je l’arrête immédiatement, le jeu n’est pas totalement réglé, ce sera buggé au niveau des pouvoirs. Il me donne des directions, plus de ça, moins de ça sur le proto et on se donne rendez vous fin août. Je bosse entièrement sur ce jeu, comme c’est un jeu accessible, je fais tester mes voisins, les amis, mais aussi les plus importants des inconnus notamment au festival Senlud près de chez moi. (avec pas mal de statistiques sur les pouvoirs, leur intérêt, leur incidence sur le jeu etc) L'histoire filée reste au centre du jeu avec ce système d'associations à vérifier.
Fin août on se retrouve au DernierBarAvantLaFinDuMonde, on fait une partie, il repart avec le jeu, satisfait du boulot. Puis il part en avion quelques temps après, en Corée avec ses potes d’HappyBaobab.

Le 14 novembre 2016, à 7h34 heure française, un lundi, Facebook m’annonce la top nouvelle.


Quelques mois plus tard, le contrat est signé. Je parle souvent d’alignement des planètes pour qu’un jeu soit édité, encore plus pour qu’il fonctionne lors de son édition. C’est encore le cas pour cette histoire.

Ca paraît simple comme ça mais non, mon Dreamcatcher, l’attrape rêve, était un thème que je voulais exploiter depuis des années.

Ca paraît simple comme ça mais non, mon Dreamcatcher, l’attrape rêve, était un thème que je voulais exploiter depuis des années. Mes premières tentatives ont échouées, trop mécanique, trop lourd. Mes joueurs voulaient quelque chose de plus « onirique ». J'adore les jeux coopératifs (Pandémie en premier lieu) et j'ai "commis" déjà quelques jeux coopératifs; cette idée de mettre les joueurs ensemble contre un jeu me plait. Là au niveau onirique le challenge était encore plus grand. Quand je m’y suis sérieusement mis (en 2015 de mémoire), l’excellent Dixit prenait beaucoup de place (et à raison). Pour éviter de m’y approcher, j’ai essayé de le prendre à contre pied : Dixit jeu compétitif, alors je fais un coopératif, ça c'est ma came; Dixit jeu sur les rêves, alors je pars et j’amplifie le côté cauchemar. Un biais qui peut arriver sur Dixit ce sont des joueurs qui sont « bloqués » avec leur main de cartes et ne trouvent pas d’idée, de mots ou d’expression ; un autre est celui de la culture commune qui arrange parfois les parties ; alors j’ai souhaité « aider » les joueurs, « simplifier » au maximum la prise en main du jeu. Par contre, le Shaman qui change à chaque tour a toujours été présent. Je voulais également que les phases, bien qu’identiques, soient liées, le plaisir que les joueurs terminent le jeu avec devant eux une histoire, leur cauchemar décrit en quelques cartes. On dit souvent qu’un bon jeu est un jeu où l’on débriefe encore après la partie ; c’était le cas avec mon Dreamcatcher. J’apprécie personnellement beaucoup les jeux où je termine avec quelque chose de « construit » devant moi et c’est ce que j’ai fait avec mes précédents jeux dans un tout autre style (Wonderzoo, Mesozooic où l'on regarde à la fin de la partie notre parc ou le bientôt Misty) Avec ce cahier des charges, je pars exploiter le thème, les cauchemars se fixent sur l’attrape rêve, et les bons rêves glissent le long des plumes. Le chaman est là pour aider les joueurs à gérer les cauchemars et bien entendu une histoire; d'où ce côté narratif qui finalement va prendre le dessus sur le jeu.

Au moment de la signature (ou dans ces eaux là), le jeu « Mysterium » a fait son apparition, alors pour tous ceux qui se demandent, non lors de ma création je ne le connaissais pas. Bien entendu à sa sortie, j’ai craint au départ pour mon jeu mais sans vouloir le défendre ou jouer au jeu des 7 erreurs, si on peut y trouver de fortuites similitudes, les sensations restent fort heureusement différentes sur de nombreux points.

La mécanique de base était en place, la plus simple possible, chaque joueur apprenti chaman doit appréhender son cauchemar, chacun se trouve dans un cauchemar (une carte devant lui) ; et décrit où il se trouve. Certains joueurs ajoutaient des détails, des émotions, et précisaient parfois ce qu’il voulait faire « je suis en haut de la tour, je veux fuir ». Bref cette liberté était très agréable à voir, que ça prenne vie lors des parties. Puis le chaman se pose la question primordiale « quelle est la suite de son cauchemar » et associe secrètement les cartes.

Un bon jeu n'est pas un jeu où il n'y a plus rien à ajouter mais un jeu où il n'y a plus rien à enlever


Après de nombreuses tentatives, des attrapes rêves avec plusieurs pouvoirs, avec un seul, etc… je suis arrivé à un attrape rêve avec 3 cercles sur lesquels on pose les cartes cauchemar. Une carte au dessus, le début du cauchemar, et quand le chaman a bien associé les nouvelles cartes et que les associations sont correctes, la carte glisse sur l’attrape rêve. Il fallait donc 4 cartes pour bien maitriser le pouvoir de la magie indienne. Les 4 plumes sur les côtés étaient les « points de vie » ; à chaque échec, le joueur perdait une plume. Cela me semblait intéressant d’avoir des points de vie personnels afin d’impliquer le joueur et les autres sur le sort d’un camarade ("il ne lui reste qu’une plume !, il faut l'aider en priorité") Cela ajoute un côté personnel et donc plus immersif. Le livre de Jesse Schell "L'Art du GameDesign" est juste énorme pour percevoir cela dans un jeu. Il parle de la valeur endogène dans un jeu, comment lui donner plus de sens, plus de poids.


Les possibilités ont beaucoup évoluées, au départ on dévoilait un jeton par un jeton et à chaque étape on pouvait utiliser le pouvoir de notre animal totem (en nombre limité : des pouvoirs comme échanger 2 jetons etc... ) Histoire d’aider les joueurs, quand on obtenait une 5e carte, on récupérait un pouvoir de notre animal totem. Mais le coeur du jeu restait l'histoire, les résolutions étaient intéressantes mais très hachées. Je crois que c'est cette version que Manu a vu à PEL au départ. J'étais bien d'accord avec lui, il fallait élaguer tout ça. J'ai lissé tous ces pouvoirs et on en avait un seul au départ puis on le regagnait à chaque 5e carte. Comme ça faisait un peu trop win-win (plus tu gagnes, plus tu gagnes) ; la piste de perdition introduite lors du développement du jeu a permis de lisser ce biais avec des pouvoirs (des aides) au fur et à mesure des défaites. Alors oui le jeu parait tellement simple comme ça, mais il a fallu passer par de nombreuses étapes, tester de nombreuses solutions avant d'obtenir le jeu actuel.
Le plus appréciable est le fait de garder une carte devant soi, ainsi la description permet de faire entrer un grand nombre de joueurs dans le jeu et là c’était bien mon souhait ; pas de blocage, pas de crainte d’être jugé sur un manque de culture ou autre, évidemment les plus « rôle player » vont se régaler mais les autres ne seront pas oubliés ; c’est pour ça que je parle davantage de narration descriptive (du moins au départ), on ne part pas de rien ou que d'un mot… par contre, rien n’empêche de partir très très loin ; bien au contraire ! Alors oui il faut aimer raconter un peu (beaucoup, passionnément c’est mieux) mais le « un peu » va peut être au fil des parties devenir « beaucoup » et là c’est top d’ouvrir les joueurs peu enclin au départ à de la narration. Si vous êtes "rôliste" vous risquez de vous régaler avec ce jeu, si vous ne l'êtes pas ne fuyez pas c'est aussi pour vous... mais ne perdons pas de vue que les joueurs autour de la table, l'ambiance générale sont importants pour le plaisir du jeu. :)

L’une de mes grandes difficultés était de trouver des visuels assez harmonisés.


L’une de mes grandes difficultés était de trouver des visuels assez harmonisés. Je ne suis pas dessinateur, et le cœur du jeu réside sur la qualité des dessins, pas évident de trouver quelque chose de cohérent. J’admets avoir pillé Internet avec des tonnes de dessins dans le style Tim Burton… ce qui m'a pris une tonne de temps ! Certaines images reprenaient des éléments communs (escalier, damier noir et blanc, griffe, citrouille….) et bien que n’étant pas toutes assez « ouvertes » le jeu tournait super bien. Cependant je suis parti avec un paquet important de cartes et j'en éliminais au fur et à mesure quand je voyais qu'elle "buggait" le jeu.


Durant la longue

phase de développement avec SorryWeAreFrench, le thème au départ fut conservé (on a même pensé à des univers indiens différents; aztèques etc...) mais il y a eu de nombreuses sorties sur les attrapes rêves ou les cauchemars…. Bref il fallait trancher. Manu (l’éditeur) et son équipe ont choisi de partir sur de l’horreur. Moi qui aime bien avoir des jeux avec des univers forts j’étais très content, bien que ne sachant pas si cela allait prendre avec les joueurs.
Vient alors le temps des illustrations, dès les premiers visuels, le travail de David me conquis. Les cartes étaient très ouvertes, et l’objectif était de placer des tas de référence des années 80. Sur cette partie, je dois reconnaître que j’étais rapidement en confiance, le jeu tournait bien avec mes cartes parfois fermées à la Tim Burton, alors avec de telles cartes ça allait tourner nickel. Au final, cela ne servait à rien qu'on liste chacun de notre côté les mêmes objets types des années 80; de fait c’est davantage l’équipe de Swaf qui a géré la Direction Artistique sur les illustrations. Manu étant fan des « easter eggs », le jeu en est blindé ! Le résultat est génial et augmente le côté immersif et par conséquent narratif !
Au fur et à mesure des tests, lors du développement (plateau, pas plateau, bonus combien, où ? ; lesquels choisir etc… ) ; Manu me propose d’imposer le fait que les joueurs donnent leur intention après avoir décrit l’endroit où ils se trouvent. Comme déjà des joueurs le faisaient naturellement sans que cela soit imposé, cela me paru bien entendu cohérent de le marquer. Il faut reconnaître que cela ajoute un grain de sel très poivré au jeu et participe grandement à la narration.

J'ai conscience que mon texte est décousu, un peu long parfois, un peu pas clair, mais l'autre monde de Greenville1989 c'est bien pire... Cependant si vous avez besoin de compléments ou des questions sur tel ou tel point, n'hésitez pas en commentaire de cet article, je tâcherais d'être réactif et plus clair ; et il n'est pas impossible que l'éditeur traîne dans les parages ! ;)

Epilogue : Tric Trac
Greenville1989 a fait une très belle sortie au festival international des jeux de Cannes ; l'équipe Swaf a su mettre en valeur le jeu, l'illustrateur (qui le mérite) et moi même. Il a fini 5e du BuzzOmètre de TricTrac (voir le débrief de TT). Ce fut un plaisir de le voir tourner, des voir les joueurs s'applaudir lors d'associations réussies. Maintenant le jeu est entre les mains des joueurs. Certains augmenteront la difficulté en mettant 2 ectoplasmes ; certains vont créer une variante à 2 joueurs ;) , bref le jeu lui-même étant très simple permet de nombreuses variations.

Comme les premiers retours sont très positifs (merci à vous ! ) et qu'il y a de plus de plus d’âmes perdues dans l’autre monde de Greenville… il va peut être me falloir penser à les aider d’une certaine manière…. ;)

Des poutoux à ceux qui ont lu jusqu'ici !
Florian

14 « J'aime »

“Jesse Schell "L’Art du GameDesign”” Très bonne reference avec Matthieu Antoine en conseiller technique.

Les choix décisifs qui donne le declic selon moi :

Retrait des points de vie personnels
Manu me propose d’imposer le fait que les joueurs donnent leur intention après avoir décrit l’endroit où ils se trouvent.
Manu étant fan des « easter eggs », le jeu en est blindé !

Le 1er permet trop d’identifier un looser. Le côté collaboratif implique de le gommer ici dans ce cas de figure.
Le 2e point a été capital…
Le 3e je pensais que la suggestion serait venue du créatif.

Comme quoi…

Merci pour cet article instructif sur la construction du jeu

Oui le 2e point permet d’augmenter la base de mon jeu (une histoire filée) ; finalement je voulais qqchose de simple avec le minimum de contrainte, ce sont les plus “roleplay” qui le faisaient naturellement, en l’imposant le jeu s’ouvre encore plus facilement à des joueurs moins “roleplay”.
J’adore quand des joueurs disent qu’ils ne sont pas trop jeu narratif et adorent Greenville. :wink:

Pour le 3e, les easterseggs correspondent par exemple à mon nom sur qq cartes (j’ai rien demandé moi ! :wink: ) ou les dessins de mes enfants (anecdote déjà dévoilée par Manu sur la vidéo TT) et il y en a d’autres plus ou moins “private”. Les références '80 sont induites par le thème choisi et je ne les considère pas tant pour des easters eggs mais des points d’appui pour l’immersion.

Merci à toi !

1 « J'aime »

Je ne sais plus si j’ai regardé la vidéo mais j’irai.

Même si on n’est pas à l’aise avec le narratif, finalement, on peut décrire. Une joueuse à ma table souffrait. Mais elle a pris énormément de plaisir avec nous car la partie guessidéduction permet de construire aussi ensemble les différentes histoires et de les étoffer. Donc elle a pu dans sa propre histoire donner des éléments visibles.

Sinon… les gens ont peuvent avoir des intentions complètement barrées ;-))) incroyable de complexité … ou de de simplicité. Cela peut devenir très drôle ;-))))

1 « J'aime »

Merci de ces retours, c’est exactement ça !!

Très très intéressant comme lecture et en plus en visionnant la vidéo de partie, j’ai aussi sec acheté le jeu. Pourquoi ? A cause du thème car franchement, je suis plus attiré par les thème de jeux que leur mécanique donc quelle bonne idée d’avoir choisi l’horreur et le fantastique…
Comme je le dis sur tout mes supports (oui je fais de la pub a votre jeu), forums et réseaux sociaux c’est du mysterium-stranger things, bravo !!!

Merci Kiken pour le retour sur l’article et pour la pub :wink: !
Après je comprends la comparaison Mysterium mais pour moi les sensations de jeu sont tellement différentes qu’en fait je trouve qu’il faut mieux pas les associer. Greenville ne se contente pas d’association descriptive, il y a une narration, une histoire qui se construit.

Merci pour le partage de l’aventure du jeu. Dommage que le thème cauchemard m’en détourne, alors que les rêves shamaniques m’auraient captés. Belle vie au jeu et à ceux qui suivront.

Effectivement, choisir c"est renoncer; mais les rêves shamaniques étaient tout de même des cauchemars; pas sûr que cela t’auraient tout de même plu.