par Brett J. Gilbert
Il y a fort longtemps (enfin, à l'automne 2014), dans une contrée lointaine (également connue sous le nom de Département Ingénierie de l'université de Cambridge), quelques morceaux de papiers chiffonnés s'entassaient sur une table Matt travaillait sur de vrais projets scientifiques et je suis allé le voir afin de lui parler de quelques nouvelles idées de jeux.
L'une de ces idées était un projet de jeu de construction de paysage à base de tuiles. Les joueurs poseraient leurs tuiles carrées une à une afin de construire des forêts, des rivières et autres chaînes de montagne, tout en essayant de faire correspondre leur construction à une série d'objectifs communs. L'astuce était que les joueurs pouvaient modifier ces objectifs de façon à rendre le jeu plus favorable à leurs propres tuiles. Nous nous sommes rapidement arrêtés sur une rangée de trois cartes objectif, les joueurs possédant des tuiles et d'autres objectifs individuels en main. Chaque tour consistait à choisir entre jouer une tuile et, ainsi, marquer autant de points que possible grâce à la combinaison actuelle d'objectifs disponibles, et remplacer l'un des objectifs visible par un de votre main, et, par conséquent, améliorer vos possibilités pour les tours prochains.
L'aspect évolutif des cartes visibles permettant de gagner des points de victoire semblait constituer un bon début en proposant aux joueurs des tactiques légères et de multiples opportunités de planifier leur retour fracassant.
D'après les souvenirs qu'il me reste de ce premier playtest, le jeu était effectivement assez décousu, mais, comme c'est souvent le cas, le seul fait d'avoir quelque chose – quoi que ce soit ! - à mettre sur la table et de se faire une première impression physique du matériel, constituait une étape importante en vue de créer quelque chose de jouable.
L'étape suivante consistait à laisser l'idée faire son chemin pendant un ou deux jours, et d'échanger des idées et des réflexions par e-mail. Et c'est également une bonne technique lorsque l'on en est au stade initial : exprimez vos idées par écrit ! Mettre des mots sur les choses est un autre moyen de comprendre ce qu'elles sont ; et ce n'est qu'une des raisons pour lesquelles j'aime écrire les règles de mes nouveaux jeux à un stade très précoce du processus. (Il vous faut une raison supplémentaire ? Je suis tête en l'air !)
Je pense que l'idée de remplir notre nouveau monde de forêts, de rivières et de montagnes nous est venue très rapidement. L'ombre d'un univers fantasy planait déjà sur le projet et nous a immédiatement orientés vers le conte de fée. Notre royaume venait assez brusquement de prendre vie ! Il était évident que ces personnages allaient avoir une vie propre, plutôt que d'appartenir ou d'être contrôlés par les joueurs, et leur apparition dans l'histoire accéléra notre progression jusqu'à avoir le premier prototype réellement jouable.
Le succès d'une collaboration entre auteurs réside, entre autres, dans la division des tâches : dans notre cas, Matt a créé les cartes et j'ai créé les tuiles ! Nous avons récupéré des pions dans d'autres jeux – le Chevalier était un Meeple noir, le Dragon, un dinosaure en plastique ; la princesse un pion arborant une « robe » translucide et provenant d'une ancienne boîte de Scotland Yard – et nous sommes hâtés de remettre le jeu sur les tables.
L'histoire racontée par le jeu commençait à se préciser : les joueurs n'allaient pas se contenter de modeler le paysage. Si nous souhaitions intégrer une Princesse, un Chevalier et un Dragon à ce jeu, il allait falloir les rendre mobiles et ils devraient avoir une bonne raison de se déplacer. Certains objectifs valorisaient toujours la création de forêts, l'aménagement de rivières ou la formation de chaînes montagneuses, mais d'autres objectifs octroyaient désormais des points aux joueurs lorsqu'ils regroupaient nos héros, qu'ils les envoyaient sur un certain type de terrain ou qu'ils les plaçaient de façon à ce qu'ils se voient. Le vocabulaire se développait également et nous donnions ainsi le nom de « pages » aux cartes objectifs visibles, comme si elles avaient été directement prélevées dans un vieux livre de contes.
Comme vous pouvez le constater, tous les éléments du jeu qui deviendrait ce que IELLO a si merveilleusement transposé sous la forme de Fairy Tile, étaient déjà présents : la mécanique, les héros, le livre de contes. Nous avions, néanmoins, entamé ce processus quelques semaines seulement avant Essen 2014. Le jeu n'était évidemment pas prêt à être montré et nous avons fait nos bagages en direction de l'Allemagne, les valise pleines d'autres prototypes. À notre retour, nous avions la tête remplie d'autres jeux et d'autres préoccupations, et étions peut-être un peu indécis quant à l'avenir du Chevalier, de la Princesse et du Dragon, nous avons donc clos le chapitre.
Il nous a fallu environ six mois pour reprendre l'histoire là où nous l'avions arrêtée, dépoussiérer le prototype et le remettre sur les tables. Laisser le temps à une idée de mûrir ainsi peut généralement s'avérer productif, et ce fut Matt qui prit les choses en mains et recommença à faire tester le jeu lors de ses déplacements, principalement dans une configuration à deux joueurs.
Chaque tour constituait un petit défi géographique et combinatoire pour les joueurs ; et au fur et à mesure que les objectifs changeaient d'un tour à l'autre, les contraintes de ce défi en faisaient de même. Nous avions conscience que ce modèle allait probablement être plus satisfaisant dans des configurations à peu de joueurs, car la série d'objectifs évoluerait moins entre les tours respectifs des joueurs. Nous avons, en effet, envisagé la possibilité d'orienter le jeu vers un modèle à deux joueurs – et cela aurait sans doute été la meilleure option pour le jeu tel qu'il était conçu à ce moment-là. Un playtest à quatre joueurs lors d'une rencontre entre auteurs de jeux au Royaume-Uni, constitua toutefois un tournant dans l'aventure.
Les playtests avec des auteurs de jeux sont inévitablement différents des playtests entre joueurs, tout comme les playtests en famille ou entre amis sont différents des playtests organisés avec qui que ce soit d'autre. En tant qu'auteur, il faut faire attention à analyser les commentaires des différents groupes selon des critères différents ; le même commentaire peut avoir une signification différente en fonction du groupe qui le propose. Mais il est tout aussi crucial d'avoir une vision du type de jeu que l'on souhaite concevoir que du type de public auquel on imagine le proposer. Matt était séduit par le modèle de jeu tactique à 2 joueurs vers lequel ce prototype pouvait s'orienter; j'étais, quant à moi, plus attiré par une expérience ludique plus légère, moins cérébrale et, je l'espérais, plus familiale.
Quatre joueurs étaient définitivement trop pour ce jeu de réflexion, et mon playtest fut donc assez décevant, je me demande, malgré tout, si un autre auteur que moi serait parvenu à la même conclusion à l'issu du même playtest. J'aimais la thématique du jeu, son matériel et ce qu'il racontait – son potentiel – mais, pour moi, il n'était pas à la hauteur : trop touffu, trop laborieux.
Et c'est après avoir réalisé tout cela que nous avons très simplement mis le jeu sans dessus dessous ! Au lieu de proposer un éventail d'objectifs visibles, nous avons distribué tous les objectifs aux joueurs. Et au lieu de donner aux joueurs plusieurs objectifs entre lesquels ils devraient jongler en même temps, nous leur en avons donné un seul. Il leur faudrait sûrement plusieurs tours pour l'atteindre, mais ils auraient toujours la possibilité d'avancer petit à petit dans cette direction. Auparavant, chaque tour constituait un nouveau casse-tête aux ramifications multiples ; dorénavant, les joueurs avaient un seul but et nous les avions dotés des outils nécessaires pour l'atteindre.
Ce renversement (évident?) fut la clef qui débloqua le potentiel du jeu : épurer son design, rendre la narration plus cohérente et plus fluide et procurer un sentiment de satisfaction et d'accomplissement plus grand.
Et, heureusement pour nous, lorsque nous avons raconté notre histoire à IELLO, ils l'ont aimé eux-aussi. Une fin digne d'un conte de fée.