Toujours entre 2 avions, Shadi est un homme occupé, très occupé.
Nous avons débuté l’entretien au mois de Novembre.
Durant ces longs mois, Shadi n'aura sans cesse de m'échapper.
Soit car je n'ai su saisir le personnage
Soit car il préfère se protéger pour des raisons qui lui sont propres et que je respecte.
Avec Shadi, j'ai tenté de parler d'opéra, de jeux, de Magic qu'il affectionne, de ses origines allemande et libanaise, ainsi que des actuelles confrontations idéologiques et religieuses qui touchent notre civilisation
1) Shadi Torbey, bonjour, auriez-vous la gentillesse de vous présenter?
Je m’appelle Shadi Torbey, j’ai presque 40 ans, je vis à Bruxelles depuis 30 ans -je suis né en Allemagne, où j’ai passé mon enfance -mes parents ayant quitté le Liban à cause de la guerre civile.
Je suis agrégé de lettres -mais je n’ai jamais eu l’occasion de pratiquer le beau métier de professeur. Mon autre passion, l’opéra, a été la plus forte, et cela fait plus de 15 ans que je chante professionnellement.
Je suis baryton-basse, j’interprète donc rarement les jeunes premiers (ces rôles sont le plus souvent écrits pour la voix de ténor), mais plutôt les vieux sages, les méchants diaboliques, les valets rusés et autres personnages ‘de caractère’.
Cela me correspond assez bien: je me souviens m’être dit, alors que j’étais tout gamin « Ça doit être assez embêtant pour un acteur de jouer Luke Skywalker… par contre Han Solo ou Dark Vador, ça c ‘est sûrement génial!».
2) L’opéra n’est pas une passion commune. Elle vous vient de vos parents ?
Qu’est-ce qui vous a animé dans sa pratique durant votre jeune, par rapport à d’autres arts comme le théâtre ou la musique peut-être plus accessible ?
On écoutait beaucoup de musique à la maison, mais pas souvent de l'opéra. Mon coup de foudre a eu lieu lorsque j’avais 15 ans, chez une tante de ma mère, grande passionnée d’opéra.
C’était justement la combinaison de musique et de théâtre qui m’a attiré: j’étais fasciné par le théâtre et le cinéma, et j’avais un vague projet de monter un groupe de rock, l’opéra répondait un peu, à sa façon, à ces deux envies.
3) Avant de venir au jeu, votre seconde passion. J’aimerai parler de vos origines.
Des parents libanais, une enfance en Allemagne, et une vie ensuite en Belgique.
Cela crée j’imagine une culture riche, peut-être complexe, mais avec des apports de 3 pays différents les uns des autres.
Souhaiteriez-vous nous parler tout d’abord malgré que vous n’y ayez pas vécu, du Liban ? Qu’est-ce que vos parents vous ont transmis de ce pays possédant un passé si riche?
J’ai l’impression que c’est assez difficile de séparer, dans ce que les parents nous transmettent, ce qui vient spécifiquement de leur(s) pays d’origine, et ce qui vient plus de leurs histoires familiales, des parcours personnels, etc…
Ce qui est probable, c’est que mon expérience d’une enfance sur trois pays (quatre si l’on compte un séjour de deux ans en Tunisie, où mon père était en poste) m’a amené à mettre certaines choses en perspective…
Peut-être que ma tendance à me sentir, où que je sois, à la fois chez moi et (un peu) étranger vient de là
4) C’est ce qui vous a donné l’envie de faire un métier où l’on voyage et mêlant des cultures différentes que ce soit par les compositeurs, musiciens ou chanteurs ? Vous retrouvez cette richesse dans votre métier ?
Mon coup de foudre pour l’opéra a eu lieu avec La flûte enchantée de Mozart –un opéra en langue allemande - alors que j’avais 15 ans, et que je n’étais plus retourné en Allemagne depuis 7 ans (et que je commençais vraiment à « perdre » cette langue, qui était presque une deuxième langue maternelle). Mais j’aurais peut-être eu le même coup de foudre avec Don Giovanni –je ne vais donc pas échafauder toute une théorie sur l’opéra comme archéologie du sentiment.
C’est vraisemblable que le côté « hybride » de l’opéra, qui combine des disciplines artistiques diverses, des intervenants de cultures et d’horizons différents, avait des affinités avec une certaine façon (en partie inconsciente?) de voir le monde.
On pourrait dire la même chose du jeu de société, mais c’est une autre piste de réflexion.
5) Parlons du jeu justement, que représente le fait de jouer pour vous ?
J’ai toujours été fasciné par les histoires, de quelque type que ce soit (contes, livres, films, pièces de théâtre, séries TV).
Jouer est une autre façon de raconter une histoire –de façon peut-être plus active (et parfois plus ‘abstraite’, plus symbolique) que les formes narratives ‘traditionnelles’.
Illustrations d'Elise Plessis
6) Comment vous est venu la passion du jeu d'ailleurs et pouvez-nous raconter votre découverte du monde ludique et de ses acteurs ? C'est t-elle opérée avant ou après vos premières créations ?
J’ai toujours aimé jouer. Mes premiers contacts avec le jeu de société ‘adulte’ se sont faits quand j’avais une douzaine d’années, avec Full Metal Planète et Blood Bowl. Puis très vite je suis passé aux jeux de rôles, avant que Magic ne prenne toute la place pendant presque 10 ans.
Ensuite j’ai découvert le jeu de société ‘moderne’ (Knizia, Sackson, Feld…), et c’est cette re-découverte qui m’a (assez vite) donné l’envie de me lancer dans la création de prototypes.
7) Vous avez une place particulière dans le monde ludique, tout d'abord par votre métier principal, mais également par vos jeux, qui se joue seul (ou parfois à 2), et qui possèdent un univers particulier, très onirique, avec une esthétique particulière que l'on apprécie ou pas mais qui ne laisse pas indifférent.
Vous aviez expliqué que vos idées de créations venaient lors de vos longs déplacements, que vous êtes seul et que vous ennuyiez.
Depuis tout ce temps, avez vous parfois eu l'envie d'aller vers d'autres types de jeux, d'autres esthétismes , d'autres mécanismes plus « grand public » ou bien la touche Shadi Torbey vous rend complètement heureux ?
En fait, les deux! Je suis très heureux de poursuivre l’Onivers –d’autant plus que j’avais envie dès le début de faire une série de jeux jouables en solo, et que, depuis le ‘renouveau’ (c-à-d la réédition d’Onirim dans une boîte carrée, en 2014, et la parution des ‘chapitres’ suivants), je sais exactement où je veux emmener la série -et les joueurs! En plus, j’aime énormément travailler avec Elise Plessis.
L'Onivers me rend donc « complètement heureux », comme vous dites.
Mais par ailleurs, je n’aurais rien contre le fait d’aller vers d’autres types de jeux -seulement, il me faudrait probablement des journées de 48 heures. Nous verrons donc dans l’avenir....
8) Est-ce que vous pourriez nous parler de 2 personnes du monde ludique, l’une pour ses compétences professionnelles, et l’autre pour son côté humain, l’un n’enlevant rien à l’autre et vice versa ?
C’est une question un peu difficile…
Une personne que je connais professionnellement, en faire l’éloge me ferait un peu trop penser à ces acteurs qui se congratulent mutuellement sur les making-off de films ou de série (donnant parfois l’impression désagréable de se féliciter eux-mêmes d’avoir de si bons collègues…)
Une personne croisée brièvement (dans un salon, par exemple) est-ce que je la connais assez pour en parler?
Et enfin, une vraie amitié, est-ce que cela ne relève pas plus de la sphère privée?
9) Vous parliez de Magic auquel vous avez beaucoup joué, un jeu qui divise.
Que pourriez-vous dire sur les qualités de ce jeu qui à tant apporté au monde ludique moderne ?
Amusant, addictif, d’une grande profondeur stratégique, avec une immense capacité de renouvellement, et juste ce qu’il faut de chance pour permettre des résultats improbables (comme ma qualification pour les championnats d’Europe en 2001, alors que c’est la première année que je joue en tournoi, face à des adversaires bien meilleurs et plus expérimentés).
Alors, bien sur, il y a la «collectionnite», les cartes rarissimes et hors de prix, et la spéculation…
A ce propos, une anecdote : je fais une tour dans les allées du salon d’Essen avec Elise Plessis, et nous arrivons devant l’étalage d’un marchand de cartes Magic. Sous verre, quelques Black Lotus précieusement exposés, avec leurs prix affichés -entre 2500 et 4000 euros par carte! J’explique à Elise que ces cartes faisaient partie des premiers tirages, et qu’elles sont maintenant épuisées –d’où leurs prix…
Réaction d’Elise : « Mais pourquoi ils ne les réimpriment pas ?!? ». Réaction de bon sens élémentaire…
En effet, la création artificielle de rareté est sans doute l’élément le plus contestable de ce jeu –par ailleurs absolument merveilleux. Mais serait-il vraiment Magic sans cela?...
10 A) Les pays occidentaux subissent actuellement une série d'attentats, vous qui possédez une culture diverse, comment voyez vous la confrontation des cultures qui se passent actuellement ?
C’est une question assez complexe, je ne suis même pas certain qu’on doive la formuler en termes de « confrontation des cultures » -sauf à prendre « cultures » dans un sens vaste, sans le réduire à une opposition Orient/Occident. On pourrait alors évoquer des cultures familiales, régionales, nationales… des cultures du dialogue, de la tolérance, de l’entraide, de l’accueil, du rejet, du fanatisme, de la peur; toutes ces cultures traversant les frontières –et, bien entendu, la dichotomie Orient/Occident.
10 B) Vous vivez à Bruxelles, une ville très agréable, mais actuellement connu pour son quartier populaire Molenbeek, que beaucoup dénoncent comme le foyer du djihadisme mais qui abrite évidemment j'imagine surtout des gens bien .
Que voudriez-nous dire sur votre ville, et éventuellement de ce quartier si vous le connaissez bien?
Cela rejoint un peu votre question précédente: Bruxelles est une belle mosaïque de cultures très diverses –et j’entends «cultures» dans le sens large que j’évoque ci-dessus. Des cultures du rejet, de l’isolation y sont hélas aussi présentes, mais elles ne sont pas majoritaires, et ne sont pas l’apanage de tel ou tel quartier.
11)Maintenant je vais vous proposer 10 noms du monde ludique, et je souhaiterais que vous les définissiez chacun en un seul mot le premier qui vous viens
Croc, Franck Dion, Mr Phal, Elise Plessis, Vincent Dutrait
Yahndrev, Juan Rodriguez, Richard Garfield, Pierre Rosenthal, Fred Henry
Dans (presque?) toute ludothèque il y a un ou plusieurs jeu(x) au(x)quel(s) on ne veut jamais (ou presque jamais), jouer.
Dans cette interview, je dirai que c’est ce jeu-ci… Autant cela m’amuse, dans des party games, de réduire un nom à un seul mot, autant ici je trouverais dommage de condenser en un mot des expériences et des interactions parfois très belles (la collaboration avec Elise, l’accueil généreux de Phal et Mops, à l’époque où Onirim était le jeu totalement inconnu d’un parfait débutant).
Désolé… on joue à autre chose?
12) Voudriez-nous parler d'un auteur ou une œuvre importante à vos yeux, que ce soit littéraire, musique, peinture, jeu... que vous voudriez faire découvrir ou rdécouvrir à mes lecteurs ?
Une seule œuvre c’est impossible! Je vais parler de mes trois compositeurs préférés –ceux que j’écoute avec le plus de plaisir, et que je chante avec le plus de plaisir (je suis très chanceux, c’est les mêmes): Handel, Mozart, et Rossini. Et s’il faut choisir un seul opéra (un par compositeur), je dirais Ariodante, Don Giovanni et Le Turc en Italie.
13) Imaginez, nous passons une soirée ensemble, mais nous ne nous connaissons pas.
Pouvez me proposer 3 jeux dans le but d'apprendre à se connaître, ou bien préférez-vous faire un canular téléphonique à Monsieur Phal un verre de Saint-Véran à la main?
Le souci avec les canulars, c’est que je ne suis pas toujours crédible au téléphone.
Mais comment choisir les trois jeux? –en fait c’est déjà un jeu dans un jeu, il y a beaucoup d’élément ludiques: gestion (du temps, de l’énergie des joueurs), estimation (de la valeur d’un jeu et de son adéquation à la situation) et bien sur: négociation!
Allez, neuf titres (presque) au hasard dans mon top 50 (vous pourrez choisir les trois): Battle Line, Les Chateaux de Bourgogne, The Confrontation, Deus, Egizia, Keltis, Kingdom Builder, Richelieu, Russian Railroads.
14) Le jour où vous devrez quitter le monde du jeu, d’une manière ou d’une autre, que souhaiteriez-vous que l’on retienne de vous professionnellement mais surtout humainement?
Coïncidence amusante, je suis justement en train de lire «Le neveu de Rameau», où l’on trouve un dialogue sur l’importance respective de la qualité de l’homme et de son œuvre. Dans les termes de Diderot (plus ou moins): est-ce que c’est malheureux que Racine ait été un sale type s’il nous a laissé des pièces sublimes? Je ne dis pas que je me prends pour le Racine du jeu solo (ni que je pense être un sale type) –je me demande simplement si c’est vraiment important ce que le monde du jeu va retenir de tel ou tel auteur personnellement?
Pour ma part, j’espère que mes jeux ont donné, donnent et donneront encore longtemps du plaisir ludique (avec tout ce que ça comporte: choix cornéliens, moments jubilatoires, instants de frustration, évasion esthétique) à de nombreux joueurs…
15) Malheureusement, c’est déjà la fin de cet entretien, Shadi, en prenant en compte, votre vie professionnelle et personnelle, êtes-vous heureux?
Arg! Dans une tragédie grecque, si le héros répond par l’affirmative, il court un risque, car les dieux moqueurs pourraient s’amuser à lui infliger un affreux revers de fortune…
S’il répond par la négative, alors que tout va plutôt bien (il a, par exemple de beaux projets de rôles d’opéras et de publications de jeux, hem pardon, de construction de temples et de conquêtes d’iles inhabitées), ses compagnons lui reprocheront de ne pas être capable de reconnaître le bonheur quand il est là…
Faut-il avoir peur des dieux facétieux?
Je te remercie Shadi pour ta disponibilité
La semaine prochaine, entracte!
Pas d'entretien pour cause de déménagement .
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