Concept est une aventure de presque 4 ans entre la genèse et son édition.
A l’origine du tout, il y a eu le WE à Damvix, pour les 10 ans de Tric Trac, et les apéros au Bungalow de M. Roberto Fraga. Ce WE a été pour nous à l’origine de beaucoup de choses, on peut même dire un tournant dans ma vie ludique : les prémices de Forgenext ou encore le lancement du projet d’“Ouga Bouga” avec Bony (jeu paru depuis chez Cocktail Games) datent de cette époque. Pleins de bons souvenirs dont ces fameux apéros fraguesques où nous parlions jeu, party game et communication …
Un des sujets de conversation récurrent était les jeux de communication (Roberto Fraga et Matthieu d’Epenoux étant présent, il ne pouvait en être autrement). Plusieurs jeux faisaient l’objet de discussions dont Cromagnon et sa fameuse tablette de mots utilisée dans le cadre d’une des épreuves du jeu.
Je trouvais l’idée de la tablette comme moyen de communication bien trouvée mais frustrante car elle limitait les échanges. Cela imposait à l’ensemble des personnes de savoir lire et parler la même langue et surtout c’est une communication codifiée et non pas libre.
Comme chacun sait, les voyages en voiture sont propices aux réflexions sur la création, je pourrais d’ailleurs faire tout un traité sur le sujet. Enfin bref, sur la route du retour de Damvix, j’ai cogité sur une représentation du langage où chaque symbole pourrait avoir plusieurs interprétations dépendantes du contexte.
Cela me rappelait le Bonobo Kanzi qui est en mesure d’échanger avec l’homme au travers d’un clavier comprenant 348 symboles.
L’idée de base était trouvée : il faudrait concevoir une tablette à base de pictogrammes permettant de mettre en place un code d’échanges universel. Donnons aux extraterrestres de Rencontre du 3ème Type, un moyen de communication plus riche que 3 couleurs et une bande sonore. Pourquoi pas un clavier à base de représentations graphiques ? D’ailleurs plusieurs civilisations avaient basé leur langage écrit sur des pictogrammes : Chinois, Coréens, Egyptiens, Mayas,…
L’idée était là, il fallait donc résoudre un second problème plus personnel : je ne me définis pas comme un auteur, mais comme co-auteur. Dans la création, je me nourris essentiellement de l’échange avec l’autre. Le développement seul dans ma cave, ce n’est pas ma tasse de thé. Selon moi, le développement d’un jeu n’est intéressant que s’il est réalisé en équipe. Finalement, on peut dire que le développement est comme une partie de jeu de société : la valeur de partage, loin de tout objectif personnel, est pour moi une notion fondamentale.
Il me fallait donc trouver ma « moitié » pour travailler sur ce jeu. J’ai naturellement pensé à Roberto. Or, à cette époque, Roberto était en pleine bourre (et on ne peut pas dire qu’il ait ralenti le rythme depuis) et lors de nos échanges, il disait ne pas avoir le temps de co-créer à cette époque. Et puis, jeune padawan que j’étais, je ne souhaitais pas aller lui faire perdre son temps avec cette idée.
Il me fallait donc quelqu’un à l’esprit relativement structuré et de suffisamment “barré” pour se lancer dans un projet de cette ampleur. Un mouton à 5 pattes ? Que nenni, j’ai alors immédiatement pensé à Alain Rivollet que j’ai connu au travers des “protonights” parisiennes, le «géo-trouve-tout-ludique» comme je me plais à le surnommer.
Résultat, coup de téléphone au Mr : « Allo Alain ? Ecoute, j’ai un concept de jeu dont je veux te parler… ». « Ouais, intéressant, envoie-moi cela par mail, je vais regarder ». Rapide, efficace, concis…
On échange quelques mails, quelques directives, on réfléchit sur des icônes… On évoque l’écriture maya qui semble proche de ce que l’on souhaite. L’écriture maya est en effet un système mixte, combinant des éléments sémantiques (logo) et phonétiques (syllabes).
Wikipédia : “L’élément de base de l’écriture maya est un signe que l’on appelle «glyphe». Ces glyphes sont groupés de façon à former des «blocs» d’aspect plus ou moins carré. À l’intérieur du bloc glyphique, les épigraphistes distinguent plusieurs types de glyphes: pour désigner le glyphe le plus grand, ils parlent de «signe principal», pour les plus petits d’«affixes». Tous ces éléments ne sont pas nécessairement présents dans un bloc glyphique, qui peut par exemple ne comporter qu’un signe principal.”
Avec le recul, on peut déjà voir transparaître les notions de “concept” et “sous-concept” mais à cette époque, nous ne faisions encore qu’effleurer le sujet.
On abandonne toute thématisation pure du jeu afin de se concentrer sur la mécanique. Cela commence à prendre forme dans nos cerveaux torturés. En clair, on borne le projet mais sans aller au-delà.
Quand une boutade devient un nom de jeu, pour ensuite devenir une évidence…
Deux mois après mon premier coup de téléphone, Alain passe à la maison et me sort un prototype au doux nom de… Concept. Alain est parvenu à épurer le jeu et à le mettre sur la bonne voie suite à nos différents échanges. L’esprit synthétique d’Alain a donc déjà fait des merveilles. Il est par exemple arrivé avec les premiers mini-plateaux. Sur ceux-ci, il y a des icônes représentant des couleurs, des formes mais également des idées universelles
(matière, taille, genre, fiction et réalité). Celles-ci sont mises en colonnes et nous tentons tant bien que mal de les structurer.
Immédiatement, nous estimons que les cubes en bois sont un bon moyen pour “activer” les icônes et indiquer celles qui seront utilisées pendant la manche. Mais le cube en bois est un matériel plus “gamer” que “LIDJA”, la Ligue Intégriste Des Jeux d’Ambiance.
Après quelques tests, on se rend rapidement compte que nous ne sommes pas réellement dans le party game… On a en fait un OLNI (Objet Ludique Non Identifié) entre les mains. Et le développement du jeu ne fera que renforcer cette sensation au travers de choix forts et dictés par le game play : pas de sablier et donc pas de durée maximale de partie, pas de scoring et pas de limite du nombre de joueurs. Un format de jeu atypique qui s’imposera naturellement.
Histoire de corser le tout, on pousse au maximum l’ensemble du jeu sur la notion de concept. On souhaite éviter de passer par le descriptif, trop classique et trop facile. Ainsi, une table n’est pas une surface plane avec 4 pieds mais bien un meuble sur lequel on mange. C’est subtil mais indispensable au développement du jeu. Pour faire découvrir le mot souhaité, il faudra alors parfois découper le problème en sous-problèmes (quand les auteurs ont une formation scientifique, cela se voit !). On part dès lors d’un concept principal (ce qu’il faut trouver) qui sera complété par des sous-concepts qui apportent des précisions sur l’élément que l’on doit deviner.
On s’attaque alors à la montagne : la définition des icônes sur lesquelles reposent le jeu. Tout va être une question d’équilibre entre le nombre d’icônes employées et les concepts représentés:
- Pour les matheux, cela revient à déterminer les concepts “premiers” (analogie au nombre premier) : un concept premier ne peut être représenté par un sous-ensemble de concept.
- Il ne faut pas noyer les joueurs dans un tableau de 300 icônes. Il faut donc trouver le nombre le plus réduit possible d’îcones sans pour autant que cela devienne trop abstrait.
Afin de travailler de manière efficace, Alain a produit un document excel qui contient une liste de 200 mots et l’ensemble des icônes du proto. On pouvait y saisir les icônes utilisées pour chaque mot.
Cela nous a permis à la fois de repérer :
- les icônes qui ne servaient pas ou peu et donc susceptibles d’être supprimées.
- une série de concepts régulièrement utilisés pour faire deviner la même idée. Dans ce cas, ne serait-ce pas utile d’en faire une icône directement ? Même si on déroge à la règle de concept premier, cela permet de réduire le nombre d’icônes dans le jeu.
Il faut donc trouver un juste milieu, un équilibre harmonieux.
En parallèle, il faut également déterminer les limites de la communication entre les joueurs : la parole est bien évidemment interdite, les mimes également… Il faut tout de même pouvoir indiquer aux joueurs qu’ils sont sur la bonne piste. L’ergonomie est donc importante dans le jeu et le tout doit être fluide et évident. La quadrature du cercle dites-vous ?
L’éditeur
Le jeu se règle doucement et sûrement jusqu’au salon de Nuremberg 2011 où Alain et moi nous rendons pour présenter nos jeux aux éditeurs. Cependant, j’y étais également en tant qu’agent pour Forgenext. Ne souhaitant pas tout mélanger, nous avons pris la décision avec Alain qu’il irait seul présenter notre Concept aux éditeurs. C’est lors de l’une de nos rencontres quotidiennes entre auteurs français qu’Alain m’annonce que le jeu fait un tabac. Plusieurs d’entre eux nous proposant même de le signer immédiatement, au rang desquels Repos Production.
La réputation des hommes aux sombreros étant flatteuses, les bonnes relations entre Alain et l’éditeur, l’engouement de Cédrick pour le jeu (qu’il regarde comme une 4 ème manche possible de Time’s Up!), mon envie de travailler pour la première fois avec eux… Tout cela fait que notre préférence va pour les belges. A ce moment là, nous étions loin d’imaginer que le projet allait prendre un vrai coup de boost en décidant de travailler avec eux.
Les éléments immédiatement adoptés
Repos valida quasi immédiatement le matériel et l’ergonomie de base :
- des planches d’icônes avec un espace de pose pour le marqueur.
- des marqueurs distribués en 5 couleurs (pour représenter 5 concepts ou sous- concepts différents pour un mot) avec un marqueur de grande taille pour indiquer le catégorie du concept et les cubes de la même couleur pour compléter les informations.
Les planches fusionneront naturellement en un plateau unique mais sans grand changement dans la disposition des éléments sur le plateau.
Quand le diable se cache dans les détails.
Le premier gros travail a été de poursuivre la sélection des icônes. Pour cela, il n’y a pas de miracle. Il fallait multiplier sans cesse les parties, une méthode très empirique qui s’est avérée indispensable!
En dehors du choix des concepts premiers, le principal problème se posait surtout pour les informations antagonistes : jeune et vieux, rapide et lent… et la manière de les représenter :
- Devions-nous avoir une icône représentant “le contraire de…” et une des deux icônes (jeune ou vieux) ? Ou avoir simplement les deux icônes.
- Devions-nous avoir une icône commune et la manière de poser le cube sur l’icône déterminera l’information souhaitée ? ex : une icône avec une tortue et un lièvre sur la même case.
Il n’y aura pas réellement de règles absolues. Il fallait travailler au cas par cas en sachant que la manière de représenter graphiquement le concept avait également une incidence sur le choix des icônes ce qui a valu aux deux excellents graphistes de Repos des modifications en direct live des icones et des recompositions du plateau de jeu durant les parties tests.
Ainsi la représentation graphique d’un concept pouvait être déterminée:
- par une dépendance à une autre icône : Comment doit-on représenter la vitesse ? Avec une voiture ? avec un compteur ? Et si on prend un compteur, dans ce cas, comment représenter la lenteur ?
- par des visuels de l’imaginaire collectif : Le lièvre et la tortue ?
- par son universalité. Le jeu devant être international, les éléments graphiques devront parler à tous.
- pour l’ensemble des informations que doit porter l’icône. Une icône avec un ourson et un cheval à bascule était associé immédiatement à jouet et fermait inconsciemment à l’idée de jeux / jeux de société. Mais en ajoutant à l’icône un dé et des cartes, le concept “ludique” est tout de suite plus large.
Au cours des parties, on se rendra également compte que les joueurs détournaient assez naturellement les icônes du plateau. Ainsi pour faire deviner TGV, les joueurs posaient plusieurs cubes sur l’icône lièvre pour indiquer que l’élément à trouver était quelque chose qui allait très très vite. Les exemples de ce type sont nombreux et nous sommes certains que cela ne cessera de croître avec la sortie du jeu. Comme à Time’s Up!, les joueurs qui jouent régulièrement ensemble créent un référentiel commun de communication à partir du plateau.
De toutes ses petites choses qui font un jeu…
Même si à la base, l’idée de faire une 4 ème manche de Time’s Up! était attirante, on se rendit rapidement compte que le jeu ne pouvait pas rentrer dans le même moule.
Le public
En multipliant les parties tests, on constata que le jeu n’était pas abordé par les joueurs comme on l’avait imaginé et que nous n’allions pas rentrer dans certains principes des party games.
Le jeu dépassait le simple cercle des joueurs de party games : des joueurs de gros jeux comme Philippe Keyaerts (Small World), accrochaient au jeu en le voyant comme un jeu d’énigmes à résoudre.
Timer
La notion de rapidité et de temps limité était contraire au game play et générait une certaine frustration. Les joueurs souhaitaient prendre leur temps pour résoudre le problème posé. Donc le sablier disparaît, plus de temps limite.
Equipe
Dans certains cas, on pouvait avoir des temps morts dûs à des temps de réflexion trop long, voire des joueurs bloqués pour réaliser une proposition. On intégra alors le fait de jouer en équipe dont le nombre de membres pouvait s’agrandir en cours de partie en cas de blocage. Cet ajout a également permis d’amplifier le plaisir ludique d’une recherche commune de proposition. Il devenait aussi plaisant de chercher une proposition que de trouver la réponse à l’énigme.
De la difficulté
Il a fallu aussi régler le niveau de difficulté du jeu. La première solution que nous avions adoptée était la limitation du nombre de cubes. Mais, c’était une fausse bonne idée, au final, il était ludiquement beaucoup plus intéressant de complexifier les choses à faire deviner. Ainsi la catégorie Challenge a fait son apparition.
Il est plus drôle de faire deviner -Ainsi parlait zarathoustra- que de faire deviner -raquette de tennis- en le moins de cubes.
-T. Provoost.
Scoring
Et tout naturellement, nous en venions à la question des points. Complètement orientés sur le game play dans un premier temps, nous ne nous sommes jamais réellement posé la question. En fait, à chaque fois que nous testions le jeu, on oubliait rapidement cette partie du jeu.
Avec une vision purement narcissique, Concept fait partie de ces jeux où le plaisir ludique est tel que le scoring disparaît assez naturellement, on l’oublie car il n’a pas d’incidence sur la manière de jouer.
Conscient de l’importance du scoring pour le public, lors des salons ludiques, à chaque partie test, nous utilisions un système de point simple. Mais, assez naturellement, au bout de quelques tours, si nous ne le rappellions, tous les joueurs l’oubliaient d’eux-même tant ils étaient absorbés dans le game play du jeu.
Un jeu perpétuel ?
C’était encore plus flagrant sur les salons comme Cannes ou Toulouse, nous avons pu nous rendre compte que le jeu tournait en permanence, dans une partie perpétuelle. Il suffisait d’expliquer le jeu à un petit groupe de joueurs et comme il suffit de voir 30 secondes de partie pour comprendre les règles, de nouveaux joueurs intégraient régulièrement la partie. Un flux incessant de joueurs allait et venait autour du plateau et personne ne se posait trop la question des points de victoire. Le plaisir de jouer avait pris le dessus.
Gaëtan Beaujannot & Alain Rivollet devant une version surdimensionnée de Concept
De l’apport de Repos…
Je ne sais pas comment la suite du projet se serait déroulée avec les autres éditeurs intéressés, on ne peut donc pas comparer. Par contre, il est pour moi évident que le choix de Repos Production a été certainement la décision la plus importante pour la finalisation du jeu. Le temps de gérer l’engouement pour 7 Wonders, le travail avec Repos et Cédrick commença réellement 6 mois après Nuremberg.
Pendant 2 ans, il a fallu finaliser le développement du jeu, couche après couche. Un vrai travail de forçat dont Cédrick sera le moteur infatigable et Ann la cheville ouvrière. Le jeu est devenu leur bébé au fil du temps. Leur implication dans le développement du jeu a été primordiale. Le travail sur les icônes, la sélection des mots/expressions pour les cartes ainsi que leurs tests n’a pas été toujours une partie de plaisir, cela a été bien souvent rébarbatif.
Par le biais de mon activité d’agent, j’ai la chance de pouvoir travailler avec de nombreux éditeurs internationaux, j’ai pu y tisser des liens qui dépassent le simple cadre de la relation professionnelle. Mais j’ai rarement vu, jusqu’à présent, un éditeur s’approprier un jeu de cette manière.
J’ai longtemps pensé que Concept était un superbe exercice intellectuel et ludique… mais le public allait-il être réceptif !?! J’étais dubitatif. En tout cas, jusqu’à la soirée de démonstration d’Asmodee à Nuremberg en février 2013. Lors de cet événement, nous y avons présenté Concept avec un succès que j’avais sous-estimé. Les distributeurs étaient tous emballées et surpris par une telle évidence ludique. Comment personne n’y avait pensé avant !
Une partie avec des coréens, des allemands et Cédrick restera gravée dans la mémoire de tous. L’enthousiasme des joueurs était impressionnant à voir et surtout très contagieux. Cédrick était aux anges. Et le voir avec une telle banane, cela m’a fait un petit quelque chose… Faut l’avouer
La suite, c’est à vous de la raconter… Rendez-vous à Essen ?
“Concept”
Un jeu de Alain Rivollet & Gaëtan Beaujannot
Illustré par Éric Azagury
Publié chez Repos Prod
Texte de Gaëtan Beaujannot - Mise en ligne Docteur Mops
[7 Wonders][Concept][Cro-Magnon][Hase & Igel][Ouga Bouga][Small World][Time’s Up !]