La beauté du Fuji est sans beauté pour l'homme affamé.

La beauté du Fuji est sans beauté pour l'homme affamé.

Depuis quelques années, j’ai la chance de pouvoir m’exprimer dans le domaine des jeux. Cela me sert de soupape créative, d’espace de liberté. En effet, bien qu’exerçant la profession d’Architecte, la pratique de cet art aujourd’hui est telle qu’on me demande sans cesse des comptes financiers, techniques, juridiques, etc… Dans le jeu aussi, mais infiniment moins.

Je travaille sur mes projets ludiques de la même façon que sur mes projets architecturaux. Je vais profiter de la liberté qui nous est donnée sur ce site afin d’essayer de vous montrer comment le projet (souvent appelé game design) diffère des autres modes de conception et comment cette méthodologie amène à la naissance d’un jeu.

Ce que j’ai retenu de mes cours de méthodologie

Les premiers hommes pensaient que vouloir que quelque chose advienne (ou non) dépendait uniquement de la force de notre volonté, ou de celles d’entités supérieures. Cette pensée magique permettait d’expliquer l’inexplicable : la pluie, le soleil, la pousse des arbres ou encore les naissances, mais assez vite, les humains dans leur grande majorité ont compris que pour influer sur notre environnement, il fallait produire un travail approprié.

Puis, l’expérience aidant, on a consigné notre « savoir » dans des Recettes. On s’est mis à reproduire ce qui fonctionnait : en mélangeant un certain nombre d’éléments connus, en quantité fixe et dans un ordre déterminé, on obtenait dans des conditions identiques un résultat toujours le même. Le problème, c’est qu’à part la quantité, ce modèle ne souffre que peu de variation, si l’on ne veut pas voir son soufflé retomber.

La méthode cartésienne sert aujourd’hui de support à de nombreuses disciplines scientifiques. On va décomposer un gros problème complexe en plein de petits problèmes plus simples, que l’on va résoudre en appliquant des équations. Cela a fait avancer les sciences exactes de fort belle manière, apportant par là un indéniable confort matériel, mais cela s’intégrant dans un système, le résultat est toujours attendu, pas vraiment surprenant, ressemblant à bon nombre de « solutions » précédentes. Cela nous a apporté la liberté de juger par soi-même (Je pense donc je suis), mais les limites de ce raisonnement surgissent dès que l’on quitte le « Je » pour le « Nous ».

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En effet, dès que l’on s’intéresse à la société, à l’humanité au pluriel, nous cherchons des réponses dans l’observation de celle-ci, notamment dans ses différentes représentations au travers de l’art. Différentes créations comme un tableau, une avenue, un vase ou une représentation théâtrale ne valent pas tant par un discours (fût-il de la méthode) mais par ce qu’ils sont capables de produire comme émotion, comme interaction auprès de ou avec leurs usagers.

C’est justement là que l’on va s’intéresser au « Projet ». Ce n’est ni une recette (considérée souvent en art comme une pâle copie), ni un système (que l’on retrouve habituellement sur moult projets commerciaux). Nous n’allons pas tenter de répondre uniquement à un besoin immédiat, physiologique mais tenter avant tout ou en même temps de satisfaire des besoins autres que psychologiques (estime, accomplissement, amour). Nous sortons du monde connu ou attendu pour réaliser par expérimentation et itérations successives quelque chose d’unique, d’inédit. Et cela survient quand on croit que le projet est en train de nous échapper, quand on accepte de lâcher prise !!!

Economiquement, c’est aussi faire le choix de sortir d’une société de demande et de quantité (tiens, il faut sortir les puzzles pour Noël) pour entrer dans une société d’offre et de qualité culturelle (Je vous propose ma dernière création qui, je l’espère, vous fera vivre un moment rare).

Et dans le jeu, comment ça se passe ?

De nombreux auteurs ont une patte très lisible, un fil rouge qui irrigue nombre de leurs jeux : quand Roberto Fraga travaille sur l’accident hilarant dans le déroulement réglé d’une partie, Bruno Faidutti préfère gérer le Chaos dans les univers de sa composition tel un démiurge et Laurent Escoffier lui aime à nous faire composer des images à partir d’éléments imposés …

Personnellement, je conçois mes jeux avec la même approche que l’on retrouve dans mes architectures. Le monde étant de plus en plus mouvant et complexe, j’aime à le fragmenter et recomposer ses différents éléments pour recréer une complexité acceptable, compréhensible par tous (y compris moi). Mon travail consiste donc souvent à reconnaitre et mettre en évidence des éléments simples dans une trame complexe afin d’en donner une représentation plus lisible.

Jurassik chez Ilopeli, illustrations de Bony

Mon expérience m’a apporté une vision assez optimiste du processus de création, dans le sens que souvent, le résultat final est meilleur que l’idée de départ. De même, je n’ai pas une vision élitiste de l’art mais bien l’amour d’un art accessible à tous (peut-être devrait-on parler d’artisanat ?) d’où de nombreux thème de mes jeux empruntés à d’autres arts populaires comme le roman du XIXe ou le cinéma du XXe siècle (Montecristo, Jurassik, Nautilus, Abyss …). En effet, j’ai pu constater que l’harmonie vient plus du rapport entre différents éléments quelconques, plutôt que de la beauté d’un seul élément (comme le luxe). Le design me semble réussi quand le tout vaut plus que la somme des parties.

1 + 1 = 3.

Sultaniya, édité par Bombyx, illustrations de Xavier Colette

Il ne faut pas s’attacher à un style particulier, car si la création est bien faite, elle le contient en elle-même. Suivant ce que je souhaite exprimer, je vais choisir de mettre l’usager en abyme dans un design (vue subjective ou élévation) plutôt de lui montrer la logique (plan) comme habituellement dans les jeux. Cette mise en abyme passe aussi par l’intégration dans le projet de mes expériences personnelles, à partir du moment où je crois qu’elles sont valables pour les autres et donc qu’elles expriment des considérations qui vont au-delà de ma petite personne. J’aime à croire que cette « universalité » permet au public de se reconnaître et de s’incarner à leur tour dans le design.

Un petit détour par l’architecture

Comme nous venons de voir, chaque concepteur a sa vision. Revenons un moment à l’architecture. A la fin du XIXe siècle à Chicago est en vogue une vision fonctionnaliste du design. Suivant cette vision, une architecture découle simplement d’un programme. Le projet n’est que la disposition des différentes fonctions. La phrase qui résume le mieux cette école de pensée vient de Louis Sullivan (1856 – 1924), l’un des maîtres de l’école dite de Chicago et mentor de Frank Lloyd Wright

« la fonction, c’est la forme »

Cela nous a amené une architecture rationnelle, à qui l’on doit notamment les gratte-ciels.

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Sullivan & Adler : Guaranty building, Buffalo 1895

Un autre architecte, Louis Kahn (1901 – 1974), est parti de cette idée, mais constatant la pauvreté spatiale de ce type de projet, il a divisé les différentes fonctions d’une architecture en deux groupes distinct : les espaces servant (cuisines, salles d’eau, etc) et les espaces servis (séjour, chambres, bureau …).

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Croquis de Louis Kahn pour le projet de maison Goldenberg (1959) En bleu ciel, le module…

Il nous a gratifié de nombreux projets très épurés, où les petits espaces ainsi regroupés dans des bandes servantes, laissent les espaces servis exprimer leur plein potentiel poétique, débarrassés des impositions techniques. Cette idée (que l’on nomme génériquement « le parti » en architecture) transforme de simples arrangements d’espace en œuvres d’art. Pour cela, on magnifie tout ce qui va dans le sens de l’idée, alors que tout ce qui va contre doit être supprimé ou changé.

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Louis Kahn : Parlement de Dacca, Bangladesh (1974)

Et alors, quel rapport avec le jeu ?

Cette division suivant les fonctions des différents éléments peut s’appliquer à de nombreux domaines comme le jeu de société. Un jeu de développement demande souvent des éléments de base (appelé habituellement ressources) pour « construire » des réalisations qui vont nous permettre de marquer des points et/ou de posséder des avantages permettant de construire plus facilement.

Cette même idée-force peut se traduire spatialement en plaçant sur un même élément des ressources pour « construire » et une construction qui demande des ressources (pas forcément les mêmes). On retrouverait donc sur une carte coupée en deux bandes servante et servies (voir le module en bleu plus haut), l’intégralité des fonctions d’un jeu développement. C’est cette idée de départ qui a donné naissance à , une de mes prochaines sorties pour Essen, réalisée à deux kimonos avec mon compère Bruno Cathala, illustré par Elk64

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les cartes de Kanagawa

Ce parti doit pouvoir être compris par des usagers sans culture particulière. C’est ce à quoi sert l’argument (le fameux « pitch » en anglais). Croire que cela permet uniquement de communiquer autour du projet avec tous les acteurs est un raccourci, car cela permet surtout de mieux cerner le jeu, de l’expliquer, de le nommer. En quelques mots, de finaliser l’architecture du jeu :

Ca raconte quoi ? Qu’est ce que l’on va vivre ?

Nous allons composer une peinture (oui, oui, même ceux qui n’ont jamais tenu un pinceau), qui est plus valorisant que d’accoster des bâtiments. Nous allons donc être des élèves du Maître qui va nous octroyer ou non suivant nos compositions des diplômes. C’est gratifiant (d’où les diplômes) de s’essayer à l’art tout en restant modeste par rapport peinture représentée par le Maître (nous ne sommes que des apprentis).

A qui s’adresse le jeu?

Le jeu est assez exigeant, sans être uniquement réservé aux experts. Pour indiquer cela au public, nous avons choisi un thème qui se devait d’exprimer quelque chose de non banal (un poil exotique donc), tout en évitant les univers compliqués qui sont perçus invariablement comme ultra pointus. Le Japon avec ses estampes s’est imposé de lui-même. Je vous renvoie à ce sujet vers l’excellent texte de l’ami Bruno sur le frittage au tungstène (notamment) que vous trouverez ici.

Quelle est la spécificité de la création, ce que ce jeu a de plus que les autres ?

C’est ici que l’on va exprimer pleinement le parti. Le design est aussi un formidable véhicule pour raconter des histoires. Les héros, lieux, actions sont toujours un peu les mêmes, par contre le message, ce que l’on va vivre, plutôt que d’être rabâché dans les règles, se doit d’être contenu dans le jeu ; la narration qui découle du design doit transpirer de celui-ci. Dire, c’est faire !!!

« le message, c’est le médium » Marshall McLuhan / Understanding media, 1964

Les parties de cartes « estampe » en se recouvrant afin de cacher la partie atelier, composent directement l’estampe ! Le projet devient lisible, évident. Il sera reconnaissable et compréhensible au milieu d’une salle, à plusieurs mètres de distance.

Voilà, j’espère que ce petit voyage dans la composition n’était pas trop long. Merci pour votre lecture :)

Nous serons à l’officine de la TTV le 07/09/2016, Bruno Cathala, l’équipe Iello et votre serviteur en direct live pour vous présenter le jeu!!!

Charles Chevallier, septembre 2016



[[Abyss](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/abyss-0)][[Jurassik](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/jurassik)][[Kanagawa](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/kanagawa)][[Le secret de Monte Cristo](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/le-secret-de-monte-cristo)][[Nautilus](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/nautilus-0)][[Sultaniya](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/sultaniya)]
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Amusant… tu me cite comme exemple de quelqu’un qui travaille autrement, puis décris ton style dans un paragraphe où je me reconnais entièrement :

“Le monde étant de plus en plus mouvant et complexe, j’aime à le fragmenter et recomposer ses différents éléments pour recréer une complexité acceptable, compréhensible par tous (y compris moi). Mon travail consiste donc souvent à reconnaitre et mettre en évidence des éléments simples dans une trame complexe afin d’en donner une représentation plus lisible.”

Ceci dit, si tu avais écrit contrôlable et non compréhensible, je ne m’y serais plus reconnu. Est-ce là la différence ?

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Salut Bruno, oui, nous sommes assez proches dans notre mode de conception, c’est évident.

J’ai de temps en temps des envies de démiurge moi-même et bien sûr tous les auteurs font un travail de simplification pour rendre accessible leur vision (cette fausse simplicité que tu comparais à la religion dans un de tes autres textes).

Maintenant te connaissant un peu aujourd’hui, je pense que tu es plus sensible que moi aux univers et aux règles qui les régissent, quand au travail sur le Chaos, c’est à mon avis ta marque de fabrique … me suis-je trompé tant que ça?

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Super intéressant Charles ! Bravo pour cet article plein d’intelligence.

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Très bel article, merci.

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Merci Charles pour ce texte très intéressant et qui m’inspire même au delà de la réflexion, une certaine poésie de transmission.

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Un bien beau carnet, tellement complémentaire de celui de Bruno.
Où l’on voit le second versant de ce qui compose le si original Kanagawa.
J’ai déjà dit a quel point nos parties à PEL nous ont laissé de beaux souvenirs.
Nous avions regretté de les avoir jouées après vous avoir aperçu lors de la séance dédicace, et donc de ne pas vous avoir félicité et remercié pour cette création.
Je profite donc de l’occasion.

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Un bien bel article. Intéressant, fin sans être inaccessible. Bravo.

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Article très intéressant et qui donne envie d’essayer Kanagawa qui semble très joli. Un peu de poésie dans ce monde, ça détend :o)
Information que j’ai du mal à trouver : quel est la taille des cartes svp ? Merci.

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Très intéressant. J’aime ce genre d’article qui permet d’élargir ma culture ludique.

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60mm x 60 mm

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Merci !

Pas évident de trouver des protège-cartes adaptés du coup, dommage.

Il y en a chez Swan Panasia. :wink:

Ok. J’ai regardé mais les frais de port sont assez élevés.
Dans des boutiques françaises, j’ai trouvé des ARCANE TINMEN - 100 BOARD GAME SLEEVES - 59 X 92 MM.
Elles font 59mm de côté, mais ça devrait passer pour des 60x60 (il y a en général environ 1mm de chaque côté, donc ça devrait passer j’espère). Il suffit ensuite de couper ce qui dépasse :wink:
Je précommande le jeu qui m’intéresse ainsi que ces pochettes pour protéger les jolies cartes !