Le jeu La Marche du Crabe de Julien Prothière, édité par les Jeux Opla, sort ce jour, lundi 10 août 2020. J’ai eu l’occasion de tester ce jeu une première fois lors du Festival Ludique International de Parthenay 2019. J’étais déjà tombé sous le charme. J’ai tout de suite accroché à la mécanique et aux illustrations d’Arthur de Pins (auteur et illustrateur de bande dessinée). J’ai donc décidé de vous parler de ce jeu aujourd’hui.
J'ai par ailleurs eu l'occasion d'interviewer Julien Prothière (auteur du jeu mais également un des auteurs de l'excellent [kosmopoli:t]) et Florent Toscano, éditeur du jeu. J'ai pu leur poser plusieurs questions sur ce jeu et sur le Jeu en général. Vous trouverez leur interview en deuxième partie de cet article.
La Marche du Crabe est un jeu coopératif pour 2 joueurs à partir de 8 ans, pour des parties de 15 minutes environ. En cela, il se démarque pas mal, les jeux coopératifs exclusivement deux joueurs n'étant pas si fréquents.
Dans La Marche du Crabe, vous incarnez deux petits crabes carrés de l'estuaire de Gironde, Bateau et Soleil, héros de la bande dessinée du même nom et du court-métrage La Révolution des Crabes d'Arthur de Pins. Ces petits crabes ont la particularité de ne pas savoir tourner. En gros, ils passent leur temps à évoluer en ligne droite, suivant sans cesse la même direction. Jusqu'à ce que Bateau et Soleil (vous pouvez lire la BD pour comprendre pourquoi ils s'appellent comme ça) découvrent qu'en grimpant l'un sur l'autre, ils sont en mesure de changer de direction et de découvrir le monde ! Dans La Marche du Crabe, vous parcourez la plage pour libérer vos amis crabes, en évitant les méchants tourteaux et homards.
Mais alors, La Marche du Crabe, comment ça se joue ?
Chaque joueur incarne un des héros, Bateau ou Soleil. L'un se déplace verticalement uniquement, l'autre horizontalement. Les deux joueurs sont représentés par le même jeton crabes (les deux héros l'un sur l'autre). La plage est représentée par des cartes disposées en lignes et colonnes. Sur 12 d'entre elles, sont dessinés des objets abandonnés, avec au verso de la carte un des crabes à libérer.
Un exemple de mise en place des cartes
Les joueurs jouent l'un après l'autre. On commence par disposer un ennemi de son paquet individuel sur l'une des cartes de la plage puis on déplace le jeton crabes (soit horizontalement, soit verticalement, en fonction du personnage incarné). Si on tombe sur un objet, on le retourne et on libère un ami crabe.
Si on croise un ennemi ou si on s'arrête dessus, on perd des crevettes (qui représentent les points de vie du jeu). Mais attention ! Chaque joueur reçoit en début de partie deux objets "interdits" parmi les douze présents sur la plage, sur lesquels il ne faut pas se poser car des ennemis s'y cachent, sous peine de perdre des crevettes ! Évidemment les deux cartes ne sont connues que par le joueur lui-même et non de son coéquipier.
Bateau, Soleil, et quelques objets
Le jeton Crabes et un ennemi dans son environnement immédiat
La partie se termine si vous avez délivré à temps vos 8 amis crabes. Vous perdez néanmoins la partie si vous dépensez plus que vos cinq crevettes ou alors si un des joueurs n'est pas en mesure de piocher un ennemi de son paquet individuel pour le disposer sur l'aire de jeu.
La Marche du Crabe inclut un mode aventure évolutif avec 11 niveaux différents, apportant des défis et règles supplémentaires (disposition des cartes ennemis, introduction des cailloux et des crevettes au verso de certaines cartes plage, etc.). Chaque niveau est décrit sur une carte avec un petit texte narratif. Je préfère ne pas développer plus, ça gâcherait votre plaisir !
Mais alors, La Marche du Crabe, c'est bien ?
Je ne vais pas faire durer le suspense, La Marche du Crabe est un très gros coup de cœur ! Et pour plein de raisons.
La Marche du Crabe est un jeu de déduction vraiment très malin qui m'a apporté des sensations de jeu nouvelles et surprenantes. Même si les mécaniques sont vraiment très différentes, je pourrais le comparer à des jeux du type The Game ou The Mind où il y a de la communication non verbale, où il faut être sur la même longueur d'onde, où il faut apprendre à connaître son coéquipier et sa façon de jouer. Il faut rester très attentif aux placements du jeton crabes mais aussi des ennemis effectués par l'autre joueur. Il y a parfois des incompréhensions, des doutes, voire même des engueulades (si si). C'est une sorte de "casse-tête" à deux avec une excellente courbe d'apprentissage et de progression. Je veux dire que c'est le couple qui évolue et s'améliore, pas seulement le joueur lui-même.
En termes de matériel, tout loge dans une petite boîte. La Marche du Crabe se joue "seulement" avec un paquet de cartes et un token crabes, 100% d'éco-fabrication française. Visuellement, les illustrations d'Arthur de Pins m'ont vraiment charmé.
La Marche du Crabe, c'est un thème fort, retranscrit d'une excellente manière. Si vous connaissez les aventures de Bateau et Soleil, vous vous direz qu'il n'y pas meilleure mécanique pour un jeu sur ce thème. Pour avoir découvert la BD après le jeu, je me suis dit en la lisant "c'est le jeu auquel j'ai joué!"
Le mode aventure apporte une vraie plus-value au jeu et n'est absolument pas anecdotique. Il propose une aventure évolutive, une petite campagne (avec son système de sauvegarde) qui vous apportera de nouvelles expériences de jeu. C'est très appréciable. Me concernant, j'ai préféré enchaîner les parties "simples" avant d'attaquer la campagne. Je pense qu'il faut s'habituer au jeu, à ses mécaniques et surtout à son coéquipier.
Oui, car si le thème peut paraître un peu enfantin à première vue, La Marche du Crabe n'est pas un jeu si facile et n'est pas simpliste. Les mécaniques sont accessibles, certes. Les règles s'apprennent en deux minutes, c'est vrai. Par contre, le jeu est très tendu parfois, d'autant plus lors des premières parties. Les paquets "ennemis" de chaque joueur constituent une espèce de compte à rebours qu'il faut bien guetter pour éviter de perdre la partie.
Ce qui est certain, c'est que La Marche du Crabe est un jeu que je vais sortir très souvent. Si vous aimez les jeux coopératifs de déduction et que vous appréciez les jeux en duo, La Marche du Crabe pourrait probablement vous plaire. Au passage, si vous êtes amateur de BD, je vous encourage vivement à lire les aventures de Bateau et Soleil. Un pur régal !
Je vous laisse à présent découvrir l'interview de l'auteur et de l'éditeur du jeu.
Interview réalisée le 21 juillet 2020
Crédit photo: capture d'écran chaîne Youtube Jeux Opla
Johan Muzo (JM) : Bonjour Florent Toscano (FT) [éditeur], bonjour Julien Prothière (JP) [auteur]. Un grand merci d’avoir accepté cette interview à l’occasion de la sortie du jeu La Marche du Crabe. J’ai découvert le jeu La Marche du Crabe avant la BD, et il s’avère que j’en suis absolument fan aujourd’hui. Le thème du jeu est fort et ici parfaitement respecté quand on connaît les histoires de Bateau et Soleil. Comment est né le jeu ? Êtes-vous partis du thème pour créer la mécanique du jeu ?
FT : Le premier jeu de la gamme Bandes Dessinées était Lincoln car j’étais fan de la BD, c’était il y a 5 ou 6 ans. Et tout de suite après, le jeu que je voulais voir chez Opla à partir d’une BD c’était La Marche du Crabe car je suis très fan de la BD et de ce que fait Arthur de Pins. J’ai cogité au truc, mais en vain. J’ai fait savoir aux intimes que je voulais un jeu sur le thème de La Marche du Crabe. Julien [Prothière] est le premier à avoir fait une proposition qui a retenu mon attention à l’époque.
JP : J’avais lu la BD de La Marche du Crabe longtemps avant et quand Florent m’a dit ça j’étais hyper excité. J’ai relu la BD et rapidement la mécanique m’est venue de manière évidente. Et je suis très branché jeux coopératifs car c’est une façon de penser positivement l’autre.
JM : Moi en tant que joueur je l’ai vécu à l’inverse. C’est quand j’ai lu la BD que je me suis dit « c’est ça quoi, c’est le jeu auquel j’ai joué ».
FT : L’idée de cette collection BD c’est justement qu’on devienne acteur des univers proposés par les BD originales. C’est pour ça que je tiens à ce que ces jeux soient des spin-off. La première version que Julien [Prothière] m’avait proposée était chouette mais il manquait quelque chose. J’avais un peu laissé ce projet de côté et pendant ce temps-là Julien [Prothière] a continué à bosser dessus. Il a présenté La Marche du Crabe à Ludix 2018, un festival de prototypes de jeux, et son jeu a gagné le prix spécial du jury. Le projet m’a "retitillé", Julien me l’a remontré. Certains changements qu’il avait faits sur le jeu m’ont énormément plu.
JP : J’avais commencé à faire les scénarios dans le jeu et Florent a vu le potentiel de tout cela, avec ce côté rejouable, épopée, aventure.
FT : L’idée c’était vraiment de faire un jeu qui n’existait pas du tout en fait, que l’objet global soit complètement inédit. Il faut penser les jeux comme un tout qui va surprendre le joueur. Là, on propose une petite boîte à 12 balles, finalement assez pleine et très riche avec une façon de jouer qui n’existe pas encore et surtout évolutif, et un système de sauvegarde. Je suis hyper fier et content du travail que l’on a fait.
JP : Moi clairement ça fait partie de mes jeux « petits bébés ». Ce que j’aime dans ce jeu c’est que tu es obligé de faire confiance à l’autre, sinon ça ne marche pas. On se dit « quelle est la logique de l’autre ? » Un peu comme Kréus dont je suis également très fier.
FT : Sensation que l’on retrouve dans la Glace et le Ciel, un jeu d’intelligence collective. C’est des jeux où il faut être sur la même longueur d’onde. Il est assez fréquent par ailleurs à la fin des parties de La Marche du Crabe que ça se fritte. C’est un jeu où pour gagner il faut dépasser nos différences en termes de pensées.
JM : Comment en vient-on à travailler avec un illustrateur et auteur comme Arthur de Pins ? Et comment s’est articulé le travail entre auteur et illustrateur dans le cas de La Marche du Crabe ?
FT : Je l’ai juste contacté avec Julien. On lui a envoyé un mail et il nous a immédiatement répondu. Il a rapidement adhéré au projet. On s’est vus en décembre 2018, il a aimé le proto. Il fallait aussi négocier avec Soleil, l’éditeur de la BD, pour signer une licence un peu comme pour Lincoln ou Apocalypse sur Carson City, pour acheter les droits.
JP : Ce qui est agréable avec Arthur [de Pins] c’est qu’il pige assez vite. Il est dessinateur de BD mais on aurait dit qu’il avait déjà été dessinateur de jeux. Il comprenait rapidement le côté pratique et ergonomique du jeu.
FT : Il a rapidement compris qu’illustrer un jeu ce n’est pas illustrer une BD, que la démarche est différente et qu’il y a des compromis à faire. Il a fait un boulot énorme. Les joueurs pourront se rendre compte que le travail qu’il a fourni est très riche. Par exemple, les 24 tourteaux dans le jeu sont tous différents, les 12 crabes sont différents avec des mimiques différentes. Il a toujours été pro, cash et super cool, notamment quand il fallait faire des modifications.
JM : Le jeu [kosmopoliːt] était un jeu éminemment multijoueur. La Marche du Crabe est un jeu exclusivement deux joueurs. Quelle est selon vous la place des jeux deux joueurs dans le monde ludique ?
FT : Il y a d’autres jeux deux joueurs chez Opla. Il y a Pollen, il y a Migrato. Je pense que les jeux deux joueurs ont leur place.
JP : J’ai longtemps essayé de faire La Marche du Crabe de 2 à 4 joueurs et je trouvais que ça ne marchait pas, en tout cas pas aussi bien. En boutique [Julien est également vendeur en boutique de jeux spécialisée], je vois de plus en plus de joueurs qui cherchent des jeux deux joueurs. Et là en plus on est sur du coopératif exclusivement deux joueurs, ce qui est rare.
FT : Ce n’est pas négatif que ça soit un jeu deux joueurs, je pense. La question s’était posée avec le jeu Migrato, j’aurais pu le faire à trois joueurs mais l’expérience était moins bien, moins sympa. Donc je ne l’ai mis qu’à deux et je trouvais ça très bien. En plus, La Marche du Crabe c’est vraiment un jeu d’amoureux, tout est calibré « abscisse et ordonnée ».
JM : Il y a un aspect thématique important dans La Marche du Crabe, celui de la cause environnementale. Peut-on revenir un peu sur les « valeurs » des Jeux Opla, tous éco-fabriqués en France ?
FT : Pour moi, la valeur principale c’est de faire des jeux qui me plaisent, que j’estime bons et surtout qui vont plaire aux joueurs. Tout le reste, je le fais parce que ça me semble naturel, normal. J’ai l’impression que la façon dont on fait des jeux, c‘est juste « normal » en fait, ce n’est pas une valeur particulière, c’est juste sain et naturel pour moi. Je ne viens pas du marketing ou du commerce. Quand on a lancé les Jeux Opla, on l’a fait pour se faire plaisir, en respectant toutes ces valeurs qui sont les nôtres. Ce sont des défis permanents. Par exemple, pour La Marche du Crabe, je sais que Julien [Prothière] aurait aimé que ça soit différent, qu’il y ait plus de matériel, etc. Mais ce n’était pas possible ou plus cher et on n’aurait pas pu faire le matériel en France.
JM : Au final, n’as-tu pas l’impression que c’est à contre-courant aujourd’hui ?
FT : Ça oblige à faire des compromis et à concevoir nos jeux autrement. Par exemple, si on veut se procurer un sablier, il est très simple d’en avoir venant de Chine mais c’est beaucoup plus dur d’en trouver de fabrication française. Si on n’en trouve pas, alors il faut songer à faire autrement.
JP : Ce qui est intéressant en tant qu’auteur c’est que ça te met dans une contrainte qui peut être fertile. Cela nous oriente dans notre façon de travailler. A l’extrême opposé, tu as le projet Kickstarter qui déborde de figurines en plastique.
JM : Dans ce sens là, c’est un peu à contre-courant de ce que pas mal de joueurs attendent d’un jeu aujourd’hui : du matos, quelque chose de « clinquant », des grosses boîtes, etc.
JP : Mais là tu parles du « joueur de festival », le joueur passionné. Le joueur que tu croises en boutique il te dit « je veux un petit jeu pour partir en vacances ou parce que je n’ai pas beaucoup de place à la maison ». Là c’est celui que tu vois sur les réseaux sociaux, le plus « visible ».
FT : Moi au final je me rends compte que ça n’empêche pas les jeux qu’on fait d’exister, de plaire et de se vendre qu’ils soient faits comme ça, avec le matériel qu’ils ont. Et j’ai l’impression que les auteurs et illustrateurs avec qui on bosse s’y retrouvent.
JP : Moi-même depuis le début je peux dire que je suis hyper fier de faire partie de cette famille-là.
JM : Allez, vous me permettez une dernière question. A quand une extension pour [kosmopoliːt] ?
FT : On y travaille mais il y a encore certaines étapes d’ordre administratif qui nous freinent à ce jour. En tout cas l’envie est là, on a de très sérieuses pistes qu’il faudra tester. L’objectif sera d’enrichir le jeu dans le même axe où il a été développé. On souhaite continuer dans la même direction pour proposer de nouvelles expériences avec le jeu, avec la même richesse et la même intelligence derrière. Si c’est pour faire une extension pour vendre des boîtes, ça n’aurait pas de sens et ça desservirait le propos de base.
JM : Un grand merci pour votre disponibilité et d’avoir accepté de répondre à mes questions, on va suivre ça de près.
FT : Merci et à bientôt.
JP : Merci à toi également.
Johan Muzo
[[[kosmopoli:t]](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/kosmopoli-t)][[Kréo](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/kreo)][[La Glace et le Ciel](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/la-glace-et-le-ciel)][[La Marche du Crabe](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/la-marche-du-crabe)][[Migrato](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/migrato)][[Pollen](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/pollen)]