Dragon Keeper, épisode 2 : de la métamorphose à l’envol.
Nous voilà début 2015. Raptors, ou plus exactement ex-Raptors, a déjà séduit un éditeur, mais plus de dinosaure, ceux-ci ayant définitivement disparus. Si ce n'est donc pas le sex-appeal (non fournies) des dinosaures qui a séduit Arnaud, qu'est-ce que cela peut-il être ? Que reste-t-il de mon jeu ?
Il en reste un petit jeu de 80 cartes et deux silhouettes en carton, avec une mécanique toute simple.
Je joue un premier mouvement verticalement et je capture une carte pour moi, puis je joue un deuxième mouvement horizontalement et je capture une carte pour mon voisin.
C'est tout. ?
Bah oui, enfin presque.
- Enfin presque car toutes les cartes n'ont pas la même valeur ;
- Enfin presque car il y a 5 grandes familles de cartes et que chacun doit en éviter une (secrètement) ;
- Enfin presque car notre plus grande famille disparaîtra avant le décompte ;
- Enfin presque car il y a tout un tas d'autres petites règles qui tournent autour de cette mécanique.
On m'a dit un jour que je ne créais que des jeux vils et fourbes où l'on devait faire des cadeaux aux autres en espérant qu'ils soient empoisonnés (merci Laurent de cette attention que je prends comme un compliment). Ce jeu là n'échappe pas à la règle.
Mais c'est bien cette base, détaillée sur une simple feuille A4 recto verso qui a séduit Arnaud.
Ses deux premières remarques concernent le thème et la volonté de rajouter des tuiles pouvoirs (oui, Arnaud réfléchit déjà en terme de tuiles à ce moment-là).
Le thème s'est imposé très rapidement dans l'esprit d'Arnaud.
Visiblement il s'est vu 20 ans plus jeune (sans cheveux blancs ?) et s'est tout de suite placé dans l'univers du jeu vidéo "Dungeon Keeper".
Fini les dinosaures qui partent en chasse, bienvenue aux "méchants" qui défendent le donjon des "gentils aventuriers" qui viennent le piller.
Je suis tout de suite séduit par le thème. D'abord car l'esprit de la chasse étant toujours là, la mécanique colle très bien, ensuite car ce thème très sympa élargit les possibilités. Et enfin, car jouer les méchants, moi j'aime !!!
Bref, sous sommes tous des méchants, avec les mêmes ennemis, mais chacun pour soi.
Dragon Keeper est un jeu coopératif dans lequel nous jouons tous des traîtres.
Le Dragon, notre vénéré maître à tous, s'est immédiatement imposé comme une évidence. Bref, thème adopté à l'unanimité de nos deux voix.
Le deuxième "premier chantier" est celui d'ajouter des pouvoirs. Si là encore idée est tout de suite adoptée, sa réalisation va durer quelques mois car cela peut modifier radicalement le jeu, et le déséquilibrer. Mais nous avons trouvé un thème très fort et très propice aux idées ce qui nous facilite donc ce chantier.
Premier proto avec notre thème de donjon, illustrations d'Olivier Fagnère issues du jeu Trolland.
Mais le travail à deux, s'il est multiplicateur d'idées, a un gros écueil. En effet il est plus facile d'être d'accord avec soi-même qu'avec une autre personne.
Avant j'étais schizophrène mais aujourd'hui nous allons beaucoup mieux.
Dans le proto que j'ai présenté, chaque joueur empile ses captures (sans aucun sous-entendu) en une seule pile face cachée. Arnaud trouve, à raison, que le jeu manque ainsi de visibilité. Il propose de laisser toutes les captures face visible. Et ça j'y suis totalement opposé pour deux raisons :
- Je ne veux pas d'un jeu totalement calculatoire avec des risques d'analysis paralysis qui augmentent au fur et à mesure que la fin approche.
- Je ne veux pas qu'un joueur puisse avoir la certitude d'avoir perdu ou gagné alors que la partie n'est pas terminée.
Ce léger point, en apparence, de tout visible ou tout caché change totalement les sensations de jeu.
Je ne sais pas comment le vit Arnaud, mais c'est pour moi un moment difficile car avec sa "solution" je n'aime plus mon jeu. Le souci également c'est que toutes les pistes envisagées pour atténuer les défauts du "tout visible" ne font qu'alourdir le jeu, le rendre moins fluide, plus chaotique, moins intuitif.
A ce moment j'ai très peur que l'on ne réussisse pas à s'entendre et que le projet soit abandonné. Pour Arnaud, seul le tout visible est envisageable, et pour moi c'est inconcevable.
Je ne pense pas qu'Arnaud me contredise si je dis que je reste très ouvert aux propositions (là encore pas de sous-entendu), mais clairement je me sais totalement incapable de laisser mon jeu devenir un jeu auquel je n'aimerais pas jouer.
Compromis, chose due !
Pierre Desproges
Puis je comprends que le souci n'est pas de savoir si c'est visible ou invisible, le souci c'est le "tout" visible ou "tout" caché. Je retourne rapidement cette idée dans la tête puis la propose à Arnaud avant même de l'avoir testée :
Puisqu'il y a 5 guildes dans le jeu, on ne fait pas une seule pile de nos captures mais une pile par guilde. Cela a le double avantage d'avoir une vision parfaite du nombre de tuiles dans chaque guilde chez tous les joueurs, et d'avoir uniquement les dernières captures visibles.
J'avoue être surpris du résultat car si mes pérégrinations neuronales m'avaient amené à y croire, je n'avais pas imaginé à quel point cela apporte au jeu. Et ce qui valide le fait que ce ne soit pas une fausse bonne idée est simplement que cette idée répond aux attentes d'Arnaud comme aux miennes, sans nécessiter d'ajustement et sans créer de nouveaux problèmes.
Arnaud et moi, chacun de notre côté, sommes totalement satisfaits du résultat. Et à la satisfaction d'avoir un jeu encore plus plaisant et plus efficace qu'avant s'ajoute pour moi le fait de voir le spectre de l'échec s'éloigner totalement.
C'est à ce moment qu'Arnaud m'apprend que les illustrateurs seront Ismaël et Boris Moncel.
Le plaisir est pleinement revenu et les parties se sont de nouveau multipliées. Je crois que c'est à ce moment que Arnaud s'est rendu compte que le "petit jeu simple" était bien plus profond qu'il ne s'y attendait à la lecture des règles et après ses premières parties. Bref, je crois que c'est à ce moment qu'il s'est rendu compte que Dragon Keeper sortait de sa ligne éditoriale. Et ça lui a donné une idée.
Arrive notre premier Skype que j'attends un peu comme un ado à un premier rendez-vous ; impatient et un poil stressé. La glace vite rompue, nous avançons bien sur le projet. On se cale sur pas mal de choses, on s'interroge sur d'autres. Avant de se quitter il me dit :
Sinon, pour l'édition, j'ai eu une idée qui me plait énormément, mais je ne peux pas t'en parler, il faut que je regarde avant si c'est faisable.
Ha non monsieur Urbon, cela ne se fait pas de teaser de la sorte. Et je fais comment moi pour dormir maintenant?
Puis, quelque jours après, il m'explique que son idée, c'est ça ^^
Cet homme est fou, j'adore. Il veut faire ça de mon jeu !!!
Ce qui me faire rire, c'est que si mon proto avait ressemblé à ça, j'ai l'intime conviction qu'Arnaud l'aurait regardé de loin en se disant que ce jeu n'était pas pour ilopeli. Et tout simplement je pense qu'un proto comme ça aurait sans doute plus fait fuir les éditeurs qu'il ne les aurait attiré.
Moralité, les idées inéditables doivent être trouvées par les éditeurs.
Avec les illustrations définitives, Arnaud se fait un proto de compet'. Il parcourt les salons et festivals avec, il écume les OFF et les retours sont globalement très positifs. Mais il faut toujours un "mais". Et nous avons une remarque récurrente des joueurs, fort bien synthétisée par monsieur Guillaume : il manque une continuité entre les trois manches qui amène un stress supplémentaire.
Constat clair et net, pas facile à entendre lorsque l'on pense que le jeu est abouti. Mais comme m'a dit Bruno Cathala un jour,
Il faut toujours écouter les ressentis des joueurs et prendre en compte les problèmes qu'ils soulèvent, mais il faut rarement écouter leurs solutions.
Nous sommes fin juin 2015, et nous souhaitions boucler le jeu durant l'été pour une sortie à Essen 2015.
Mais il est clair que le constat étant posé, et en prenant le recul nécessaire, il serait totalement absurde de ne pas tenir compte de la remarque.
La décision est donc prise de supprimer la deadline et de repartir au charbon plutôt que de nous précipiter et de rester sur ce petit gout d'inachevé.
Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage ...
La suite est plus calme car nous n'avons plus cette date butoir. Nous prenons le temps de trouver une solution qui nous plaise et de vraiment l'éprouver au fil des parties et festivals.
Ce sera l'apparition des trésors … et la possibilité de satisfaire les papilles de notre dragon de maître à défaut de défendre efficacement son or.
Matthieu Lanvin (photographe), Dominique Breton et Nicolas Sato sur le proto de Dragon Keeper, Essen 2015.
Quelques mois plus tard, alors que le jeu est totalement calé, Arnaud m'apprend qu'il va passer par le financement participatif. Si l'apport financier est certes intéressant, c'est surtout parce que Dragon Keeper sort vraiment de la gamme d'ilopeli qu'il souhaite "éprouver" Dragon Keeper à un public qui n'est pas encore le sien.
La plus grande difficulté est que ni Arnaud ni moi sommes de grands communicants (nous ne nous faisons aucune illusion à ce sujet), et que pour l'un comme pour l'autre cette campagne participative sera la première.
Malgré une communication très tardive, la somme souhaitée est atteinte dès le premier jour (encore merci à tous ceux qui nous ont donné des conseils). S'en suit un mois trèèèèèèèèèèèèès calme, puis une fin aussi jolie que le départ nous permet d'atteindre le double de la somme de base. Avec de chouettes améliorations qui seront présentes pour la plupart dans toutes les boites qui produites.
Le plus satisfaisant pour moi est surtout que sur les 900 soutiens, plus des trois quarts sont étrangers. Dragon Keeper n'est pas encore là qu'il est déjà partout dans le monde (physiquement, dès le mois prochain ;) )
L'intèèèèèèr-nationa - ale - commen - cera demain !!!
C'est aussi à ce moment qu'est lancée la plateforme qui permet de jouer en ligne contre d'autres joueurs. Rien que sur ce support numérique j'en suis à plus de 120 parties contre des amis ou des inconnus de passage.
Je garde l'excellent souvenir d'un moment extra où je jouais et discutais avec un indonésien, chacun de nous étant à la fois sur DK en ligne et sur google traduction.
Les mois suivants sont longs, très longs. C'est le temps de la production, le temps de l'attente. C'est l'été qui passe. J'assaille le pauvre Arnaud de questions. Mais bon, avec Arnaud trop de questions tuent la question.
Il faut savoir que vous pouvez graduer le degré d'occupation d'Arnaud à distance. Voici le bArnaudmètre : Posez-lui plusieurs questions dans le même message :
- S'il répond à toutes les questions, c'est qu'il est dans une période calme.
- S'il répond seulement à la première ou la dernière question, c'est qu'il est charrette et qu'il a vraiment le cerveau occupé.
- S'il ne répond pas, c'est qu'il est aux Corsaires Ludiques.
Tout cela nous amène à aujourd'hui. Dragon Keeper entre dans le grand bain à Essen, bien chouchouté par Arnaud et Christophe, et dans le magnifique écrin que lui ont fabriqué les mains d'or de Bruno de Fabrik d'ID.
Match Allemagne - France -Singapour sur le stand ilopeli, Essen 2016.
En janvier, ce sera la grande aventure, celle où Dragon Keeper prendra définitivement son envol, me laissant un grand vide et énormément de fierté.
Je tiens à ajouter que pour la rédaction de ce carnet d'auteur, j'ai relu toute ma correspondance concernant Dragon Keeper et que cela m'a fait remonter énormément d'émotions. Que du bonheur.
999 mercis à tous ceux qui ont participé de près ou de loin à l'aventure Dragon Keeper. Et désolé pour les jaloux, mais le millième et le plus gros MERCI est pour Arnaud qui, au-delà même de l'édition stricto sensu, a effectué un gigantesque travail de développement qui a fait de Dragon Keeper un jeu infiniment plus riche que ce qu'était Raptors.