On poursuit notre exploration avec la seconde partie indépendante de la première que vous pouvez retrouver ici.
Avant l’écran il y avait le papier
Je n’ai pas fini - au grand regret de certains - de vous parler de jeux vidéo et de l’histoire qu’ils partagent avec les jeux de société. Si les deux domaines sont aujourd’hui considérés par beaucoup comme des frères ennemis, cela n’a pas toujours été le cas, le jeu de société ayant été un grand frère aimant et une source d’inspiration sans limites pour son cadet lorsque ce dernier apprenait à marcher sur les chemins tortueux de l’innovation et de la critique.
Dans ce second article, je m’en vais vous narrer comment le jeu de rôle papier a donné naissance aux jeux d’aventure, mieux connus sous le nom de RPG, JRPG, TRPG et autres acronymes sauvages, s’émancipant alors de leurs homologues écrits. Tout commence avec un jeu bien connu des rôlistes : Donjons et Dragons.
J’élève mes dragons au D20
Qui ne connait pas aujourd’hui cette référence mondiale du jeu de rôle ? Votre grand-mère peut-être, et encore ! Avant de devenir un hit planétaire, Donjons et Dragons (que je nommerai simplement D&D pour la suite) n’était qu’un petit projet lancé dans les années 70 par Gary Gigax et Dave Arneson. Au début simplement joué dans les universités américaines, son audience s’élargit lorsque ses créateurs fondèrent la société Tactical Studies Rules (souvent connu sous le sigle de TSR) en 1973, ce qui leur permit de distribuer le jeu à plus grande échelle. Changeant de nom plusieurs fois au fil du temps, la société fermera ses portes en 2003. Je ne vais pas m’étendre davantage sur le sujet puisque je garde sous le coude l’idée d’un article sur la société, ses fondateurs et les jeux qu’elle a produit.
Ce qu’il faut retenir de D&D, c’est le raz de marée ludique et intellectuel qu’il va générer : influençant des jeux, des livres, des séries TV, des films et bien d’autres choses plus communes. Son aura se fait encore ressentir de nos jours dans le milieu du jeu fantastique, au même titre que celle d’un certain Seigneur des Anneaux. Le phénomène ludique de l’époque n’échappera pas à notre groupe de créateurs de jeux vidéo, monde encore balbutiant coincé entre un écran monochrome et quelques touches de clavier.
Ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est qu’à cette époque les jeux vidéo venaient à peine d’entrer dans le domaine « public ». Ils étaient encore des produits underground avec leurs graphismes limités (quelques pixels dans une palette de couleurs réduites) sur des écrans souvent monochromes ou très éloignés de nos critères HD ! Ah, le bon vieux temps du tube cathodique…
Imaginez une grosse grotte
Parmi ces doux rêveurs se trouve un homme du nom de Willie Crowther. Il travaille comme programmeur chez Bolt Beranek & Newman, où il gère la mise en réseau des universités américaines et des instituts de recherche. Passionné de spéléologie, Willie passe des heures dans les grottes et particulièrement dans celles du Kentucky qui proposent l’un des plus vaste labyrinthe souterrain au monde. Séparé de ses deux filles, il entreprend en 1972 de créer un jeu qui leur permettrait de jouer ensemble malgré la distance. Ce jeu, c’est Colossal Cave Adventure, une “fiction interactive” pour reprendre le terme de l’époque : le précurseur du jeu d’aventure.
Bien entendu, le jeu se déroule au sein d’un vaste réseau de grottes. Le rapport avec D&D ? Willie est également un fan du jeu de rôle qu’il vient de découvrir (nous sommes en 1972). Tout se tient ! Il a donc l’idée d’insérer dans son jeu trolls, araignées géantes et autres créatures du folklore rôliste. Colossal Cave Adventure ne propose aucun graphisme, tout se fait en écrivant directement des mots pour interagir avec le jeu. Ces mots clés permettent alors d’avancer dans l’intrigue. Le jeu est rempli de termes spéléologiques ou de clins d’œil renvoyant à des lieux qui existent vraiment. Il faut savoir qu’aux États-Unis les jeux d’aventure et plus encore de rôle sur ordinateur sont souvent nommés CRPG (Computer Role Playing Game).
D&D vient donc ainsi de mettre un pied dans le monde vidéoludique grâce à son bestiaire. En 1976, Don Woods contacte Willie et lui propose de déboguer et d’améliorer Colossal Cave Adventure. Il lui ajoute alors un volcan directement inspiré du Seigneur des Anneaux, avec dragon inclus. La commercialisation du jeu débutera alors en 1980 sur Apple II. Pour en finir avec Tolkien, le jeu ressortira dans un bundle avec Adventure Quest et Dungeon Adventure sous le nom de Middle Earth Trilogy, Colossal Cave Adventure étant adapté pour coller à l’univers des livres.
Plato invente dnd
En 1974, Gary Whisenhunt et Ray Wood écrivent le jeu vidéo dnd sur le système PLATO. Celui-ci propose au joueur de créer un personnage avant de l’envoyer dans les sombres oubliettes de Whisenwood où l’attendent d’innombrables trésors, des pièges mortels et un Orbe désormais célèbre. On y retrouve encore une fois l’ombre de D&D, notamment au travers des monstres fantastiques et du dangereux dragon doré, ainsi qu’au niveau du titre qui y fait immanquablement référence.
Le jeu reprend également de nombreuses règles du jeu de Gigax, bien que dnd n’en soit pas une adaptation officielle. Le jeu se qualifie tout de même de “Dungeon and Dragons Game”. Fait amusant, les joueurs qui avaient réussi à terminer l’aventure pouvaient inscrire leurs noms dans le jeu afin que tous les suivants sachent qu’ils avaient réussi.
dnd est surtout le troisième jeu d’exploration souterraine, un genre que l’on appelle de nos jours Dungeon Crawler ou parfois Rogue Like, les deux premiers jeux étant pedit5 et m199h. dnd intégra de nombreuses innovations encore utilisées de nos jours, à l’image des armes différentes pour chaque type de monstre, des téléporteurs et des boutiques, sans oublier les premiers boss de fin, rien que ça.
On retrouve le terme rogue dans le titre du jeu éponyme datant de 1980, programmé par Michael Toy, Glenn Wichman et Ken Arnold. L’action se situe une nouvelle fois dans un donjon, en mode visuel cette fois-ci, où les niveaux générés aléatoirement offrent au jeu une très bonne rejouabilité (pour l’époque). C’est grâce à ce jeu que le terme de rogue-like apparaitra par la suite et sera adopté par les joueurs pour qualifier un jeu au contenu renouvelé à chaque partie.
Tel Rapunzel je reste dans mon donjon
Restons dans les donjons si vous le voulez bien avec un autre titre sorti en 1975, Dungeon. Créé par Don Daglow, il est reconnu comme étant l’un des premiers jeux vidéo de rôle. Sorti à l’époque sur le PDP-10 de DEC, le jeu est tout simplement une implémentation non officielle de D&D, qui semble avoir bien plu au monsieur. On y suit donc les pérégrinations d’un groupe aventurier en sein d’un … donjon (eh non, pas une baignoire). Celui-ci est bien entendu rempli de monstres qui, lorsqu’ils sont terrassés par les joueurs, leur font gagner de l’expérience et des compétences. Bien qu’étant initalement textuel, il permet tout de même de schématiser ce que les joueurs, ou plutôt leurs avatars, peuvent voir. Dungeon intégre également la fonction de création de personnage avec caractéristiques si chère aux rôlistes.
Un dragon peut aussi cacher un troll
Même si l’influence de D&D est grande, ce n’est pas la seule à inspirer les développeurs. Tunnels & Trolls, jeu de Ken St André édité par Flying Buffalo Inc en 1975, en est ainsi à sa 8eme version (étrangement, il n’existe pas de version 6) ! Bien que le bestiaire puise dans les croyances populaires, le jeu a pour réputation d’être plus léger et plus simple d’accès que D&D. Initialement en français, il fut traduit en plusieurs langues et publié dans de nombreux pays, dont le Japon. Les jeux édités par Flying Buffalo avaient la réputation d’être des jeux jouable en solo, et très vite on fit un rapprochement entre T&T et les livres dont vous êtes le héros.
Notre ami T&T va lui aussi influencer les créateurs de jeux vidéo, une adaptation sur la console Colecovision étant annoncée dès 1980. Si elle ne verra jamais le jour, Ken St André deviendra en 1986 rédacteur en chef d’un fanzine, Adventure Construction, qui parle essentiellement de la création de jeux vidéo : la boucle est bouclée.
L’aventure, toujours l’aventure
En 1979 sort un jeu de Warren Robinett au nom plutôt évocateur : Adventure. Dans ce soft assez minimaliste (héros n’est qu’un simple carré), votre but va être de retrouver 3 calices à travers un donjon rempli de dragons. La principale avancée provient du fait que le jeu est composé de nombreux tableaux qui se suivent et forment un énorme terrain de jeu. Le jeu comporte le premier Easter Egg de l’histoire : Atari ayant refusé qu’il soit crédité, Robinett va intégrer au jeu un message proclamant qu’il en est le créateur. En terme de corrélation avec le JDR, il est clair qu’une fois encore D&D n’est pas loin, tout comme l’exploration de donjon.
L’année précédente, ce sont 4 étudiants impressionnés par Colossal Cave Adventure, qui décidaient de sortir leur propre jeu textuel, Zork. Avant de porter ce nom, il se nommait tout simplement Dungeon (plutôt original, non ?). Zork deviendra une série comportant de nombreux titres très appréciés des joueurs.
Comment parler de jeux vidéo inspirés de jeux de rôle sans parler d’Akalabeth et d’Ultima ? Les deux jeux sont intimement liés par leur créateur : Richard Garriot. Akalabeth sort en 1980, alors que Garriot est encore employé dans un magasin de jeux vidéo. California Pacific Computer Compagny en rachète alors les droits après avoir mis la main sur une de ses rares versions. Bien entendu, les principales inspirations du jeu ne sont autres que D&D et son pendant littéraire Le seigneur des Anneaux (le nom du jeu provient d’ailleurs du roman le Silmarillion).
Au début du projet, Akalabeth se nommait D&D28b car il s’agissait du 28ième jeu que Garriot réalisait basé sur D&D, rien que ça ! Dans le jeu, Lord British (surnom que Garriot gardera par la suite pour son avatar dans les nombreux épisodes d’Ultima), demande au joueur de tuer dix monstres de plus en plus puissants. Dans la compilation sortie en 1998, Akalabeth porte le sobriquet d’Ultima 0, preuve que celui-ci est officiellement considéré comme le père de la célèbre série de jeux.
Ultima est certes un jeu de rôle, mais c’est également l’un des premiers jeux à utiliser des cases pour représenter l’environnement. Si elles sont assez peu courantes dans les jeux vidéo, on les retrouve partout dans les jeux de société, que ce soit aux échecs ou dans les wargames, sous forme d’hexagone. Dans le premier Ultima, on explorait des souterrains (une influence de Colossal Cave Adventure ou Tunnels & Trolls ?) à la recherche de trésors et de monstres à éradiquer. Le jeu sorti en 1986 sous le titre Ultima I: The First Age of Darkness, bien son premier nom n’était autre qu’Ultimatum, nom d’un jeu de société qui existait déjà. Quand je vous dis que tout est lié ! Ultima deviendra une série très appréciée des fans, qui durera de 1981 à 1999, le dernier titre étant Ultima IX.
Une image vaut mieux que mille mots
Après une période faste de jeux textuels, Roberta et Ken Williams vont décider de créer un jeu basé sur le principe des jeux d’aventure mais pourvu d’attrayants graphismes, afin de seconder l’imagination des joueurs et de leur offrir une expérience de jeu plus riche. C’est donc sur le scénario de Roberta que nait Mystery House, qui plonge le joueur dans au cœur d’une enquête policière. Une véritable révolution à l’époque, les joueurs voyant alors l’univers dans lequel ils agissaient grâce aux graphismes vectoriels (comprenez en fil de fer).
Étrangement, les jeux possédant des graphismes avaient pourtant déjà vu le jour et cela quasiment 10 ans auparavant. The Oregon trail était en effet la reconstitution, créée par un professeur d’histoire nommé Dan Rawitsch, de l’histoire des Etats-unis afin de l’apprendre à ses élèves de manière ludique. Bien que le jeu se déroule dans un contexte historique, il n’est en revanche pas porté sur l’aventure mais sur la gestion de différentes caravanes durant leur voyage à travers l’Amérique du Nord. On y gère donc ses ressources, sa population et ses revenus. Le jeu a connu de très nombreuses adaptations sur de nombreux supports très différents, la dernière version en date étant sortie sur Windows Phone en 2012.
Jeu de rôle papier ou écran, un même amour
Il serait malhonnête de dire que le jeu de rôle n’a pas joué un rôle considérable dans l’émergence des jeux vidéo, ou du moins d’une branche spécifique de jeux, qu’ils soient d’aventure ou de rôle. Bien que mes exemples se basent sur les premières années du jeu vidéo, les deux amis ont continué leur route tout au long de leur histoire, comme le prouve par exemple la série des Elder Scrolls.
Il convient tout de même de nuancer un peu mes propos, les vrais rôlistes s’étant probablement insurgés en voyant que je comparais ouvertement les jeux de rôle sur papier et sur ordinateur. À cette époque les ordinateurs, encore très limités dans leurs capacités techniques, ne pouvaient pas proposer des jeux fidèles à D&D, qui reste l’une des influences les plus marquantes.
Au-delà de l’ambiance, c’est aussi toute une simulation et le fait de jouer en groupe qui manque, l’immersion narrative n’étant pas la qualité principale de ces adaptations. L’ordinateur simulait alors plus l’aspect technique du jeu qu’autre chose en remplaçant les jets de dés et leurs calculs.
Il est pourtant impossible de ne pas reconnaître l’influence considérable qu’a eu D&D sur ces jeux, aussi bien en termes de bestiaire que de style de jeu. Il est donc normal de saluer les efforts faits par ces auteurs pour retranscrire comme ils pouvaient leur jeu fétiche, tout en n’hésitant pas à inventer au passage de nouveaux styles de jeu. On y trouve des bases solides pour les très nombreux RPG qui verront le jour les décennies suivantes, voire même des canons qui sont encore utilisés aujourd’hui.
C’est aussi la période sur laquelle j’ai décidé de terminer cet article, étant donné le tournant qu’elle représente. En sachant que les décennies qui suivirent furent remplies d’excellents titres sur lesquels j’aurais peut-être le loisir de revenir un peu plus tard, dans d’autres articles. Je vous laisse maintenant redécouvrir à loisir tous ces pionniers du jeu vidéo, et replonger avec délectation dans une époque ou le web n’existait pas encore et où les gens portaient des pantalons pattes d’eph.
Merci à Quilicus pour sa correction.