À travers une série de brèves chroniques, je souhaiterais pointer du doigt certaines expressions toutes faites ou abus de langage que je lis au quotidien au cours de mes pérégrinations ludiques, entre articles, avis et forums. Et qui ont tendance à m’agacer. Au point de m’inciter à prendre ma plume virtuelle pour déblatérer !
Rejouabilité par-ci, rejouabilité par-là. À chaque fois qu'on parle d'un jeu, qu'on donne son avis, qu'on pose des questions, le mot ressort. Mais de quoi s'agit-il au juste ?
Bien entendu si on se limite au sens premier du terme, presque tous les jeux sont intrinsèquement rejouables, c'est-à-dire qu'ils peuvent être joués plusieurs fois, à l'exception des quelques jeux dont le matériel est altéré ou détruit en cours de partie. Mais ce n'est pas ce cas particulier qui m'intéresse.
Aujourd'hui quand on évoque la rejouabilité, on s'intéresse en fait à l'envie qu'un jeu nous donne d'y revenir et le nombre de parties qu'on pourra espérer en jouer sans se lasser, et cela grâce à différents critères, par exemple à quel point chaque partie sera unique par rapport aux précédentes (peut-être devrait-on plutôt parler de renouvellement, mais c'est difficile de changer ses mauvaises habitudes !).
Mise en place fixe = répétitivité ?
Ainsi on a tendance à supposer de manière cavalière que si un jeu ne propose pas d'éléments variables (mise en place initiale, hasard en cours de partie...), on en aura vite fait le tour.
Quelques jeux à la variabilité nulle, aujourd'hui tombés dans l'oubli
Pourtant on n'a pas besoin de chercher très loin pour trouver un contre-exemple : la majorité des jeux abstraits proposent une mise en place fixe. Sont-ils répétitifs pour autant ? On ne peut bien entendu pas généraliser mais, sans être un spécialiste du genre, je ne crois pas en avoir déjà essayé un qui m'ait laissé un sentiment de lassitude ("Une partie de Go ? Non c'est bon merci, j'ai déjà terminé le jeu.").
On assume fallacieusement que si un jeu manque d'éléments variables alors il sera toujours possible de faire la même stratégie. Pas si l'adversaire nous en empêche, volontairement ou non. Aux échecs, on déplacera aussi bien ses pièces en fonction de nos propres choix que des choix de l'adversaire, qui lui-même va réagir. Dans Puerto Rico, l'ordre de choix des rôles ne sera jamais le même, et on doit s'y adapter en permanence.
Ainsi l'interaction entre les joueurs constitue un facteur essentiel lorsqu'on évalue la rejouabilité d'un jeu.
Variabilité = rejouabilité ?
Vu sur Internet :
Qui n'a jamais lu de telles affirmations ?
Vous savez, je connais un autre jeu qui offre un grand hasard dans l'ordre de tirage des cartes. Statistiquement celui-ci est toujours différent d'une partie à l'autre. Donc on peut dire que chaque partie sera unique ! Il est inconcevable qu'on puisse s'en lasser. Vraiment...?
Dans ce jeu, chaque joueur dispose d'un paquet de cartes, et en simultané (donc pas de temps morts, c'est encore mieux), chacun en tire une et le joueur qui tire la plus forte vole celle de l'adversaire. Il y a quelques particularités lorsque les cartes ont la même valeur mais je ne veux pas vous assommer de détails techniques.
Rejouabilité assurée !
Bref, si on en croit ce qu'on lit ici et là, la Bataille devrait être un jeu extrêmement rejouable. Et pourtant je pense qu'on est tous d'accord pour dire que ce n'est pas le cas (j'espère ne pas heurter la sensibilité des aficionados (ça existe ?)). Pourquoi ? Tout simplement car le coeur même du jeu, l'absence de décision à prendre par le joueur, rend le jeu répétitif et lassant. On pourrait en appeler au kit de rejouabilité d'urgence habituel : factions asymétriques, cartes événements, objectifs variables... Le jeu n'en serait pas moins répétitif pour autant, car c'est sa substantifique moelle qui est répétitive.
J'ai pris ici un exemple caricatural, mais les "vrais" jeux de société qui donnent un faux sentiment de rejouabilité sont pourtant monnaie courante. Avec l'expérience qui est mienne et qui vaut ce qu'elle vaut, je ne considère plus systématiquement qu'un plateau modulable ou une configuration variable seront des gages de renouvellement.
J'hésitais à citer des exemples récents de peur de froisser ou de voir les commentaires se transformer en champ de bataille, mais pour moi Pharaon illustre bien la problématique. J'ai lu en plusieurs endroits que le plateau, constitué de 5 quartiers assemblés aléatoirement, assurait une grande rejouabilité, puisque l'assemblage va également définir les objectifs de la partie. Sauf qu'en réalité, quelque soit l'assemblage des plateaux, les objectifs seront toujours semblables : avoir X cartes de tel type, avancer de X cases sur telle piste... L'interaction étant faible, au final je ferai ce que les objectifs me demandent de faire, toujours de la même manière ou approximativement. Les pouvoirs des nobles, la roue qui modifie les coûts... n'ont pas suffit à me donner l'impression de faire des parties très différentes (est-ce que payer un rouge plutôt qu'un jaune va altérer ma perception de la partie ?).
Les quartiers une fois assemblés définissent les objectifs de la partie, de part et d'autre de chaque statue de divinité égyptienne
Aller, pour ajouter un peu d'eau au moulin, quelques autres jeux qui m'ont fait l'impression de faire toujours la même chose malgré un enrobage de rejouabilité : Grand Austria Hotel, Paladins des Royaumes de l'Ouest... Libre à chacun d'être d'accord ou pas !
Les quelques jeux que je me suis permis de citer ont un point commun : une interaction assez limitée. J'ai le sentiment que si l'interaction assure la rejouabilité, alors l'absence d'interaction aura l'effet inverse. Si personne ne peut m'empêcher de faire exactement ce que je veux, alors je finirai par faire le tour des stratégies possibles, quelque soit le renouvellement que le jeu propose. C'est pourquoi je suis convaincu que l'interaction entre les joueurs aura davantage d'incidence sur la rejouabilité que la variabilité de certains éléments. Car l'interaction va générer de la frustration et donc l'envie de remettre le couvert dans l'espoir que cette fois-ci cela se passe différemment. Nous aurions donc d'un côté les jeux à interaction forte, qui se renouvellent naturellement, et les jeux à interaction faible, qui doivent amener ingénieusement une certaine variabilité pour éviter la lassitude (pour reprendre une formule lue ici-même, il y a les jeux où les joueurs font le jeu, et ceux où les joueurs s'adaptent au jeu).
On m'aurait menti ?
Il n'y aurait donc pas de lien de cause à effet entre des éléments de départ qui varient d'une partie à l'autre et la rejouabilité d'un jeu. Cela y contribue bien entendu mais n'est certainement pas le facteur principal. Mais dans la majorité des cas, cela ne pourra se révéler qu'après plusieurs parties. Ainsi assumer après 1 ou 2 parties que PARCE QUE X et Y seront toujours différents ALORS le jeu jouit d'une forte rejouabilité est un raisonnement que je juge paresseux, qui reflète un manque d'analyse et d'esprit critique. Ce sont les conséquences des éléments variables sur la façon de jouer qui auront une incidence sur le renouvellement, et non les éléments variables pris individuellement. Ce qu'apporte la variabilité au sentiment de renouvellement doit donc s'apprécier au cas par cas, mais cela demande davantage de rigueur que de simplement se baser sur des idées préconçues.
Exemple de ce que je n'aime pas lire
Il est bien entendu impossible de poser une équation universelle pour calculer la rejouabilité, d'autant plus que celle-ci ne sera pas perçue de la même manière par chacun (expérience, goûts, affect...). Donc c'est une notion fondamentalement subjective. Mais si nous pouvions éviter les raccourcis faciles, je pense que tout le monde aurait à y gagner.
Exemple de ce que j'aime lire. Et tout ça sans utiliser une seule fois le mot "rejouabilité". Bravo !
Cette course à la rejouabilité a des incidences sur nous autres joueurs, lorsque les auteurs et éditeurs se sentent obligés d'ajouter des artifices pour faire croire à un renouvellement qui n'est que de façade, souvent au détriment de l'élégance de l'ensemble. Kickstarter a encore amplifié ce phénomène, des jeux n'obtenant pas leur financement car ils ont été jugés répétitifs sous prétexte d'une mise en place figée, et c'est ainsi qu'on voit fleurir les "stretch goals" promettant encore plus de rejouabilité, mais que personne n'utilise car peu testés et donc déséquilibrés. Mais la simple lecture d'une règle est-elle réellement suffisante pour présupposer de l'impact des interactions entre les joueurs sur le renouvellement des parties ?
Pour terminer sur une note acerbe, dans un microcosme ludique qui donne l'impression qu'aujourd'hui jouer plus de 3 fois au même titre tient de l'exception, n'accorde-t-on pas trop d'importance à la sacro-sainte rejouabilité ? Et plutôt que de chercher à tout prix la rejouabilité, ne faudrait-il pas simplement chercher à... rejouer ?