Mais qui se cache derrière Spirou et Fantasio ?

Quel est le point commun entre les séries Spirou et Superman ? Cette question, à priori incongrue, me permet cependant de mettre en lumière les aspects iconoclastes du plus ancien héros franco-belge encore en activité.

Le saviez-vous ? Les deux héros sont apparus au public la même semaine : alors que le surhomme kryptonien débarque dans les kiosques américains le 18 avril 1938, trois jours plus tard un jeune groom fait son apparition en Belgique pour un nouveau hebdomadaire éponyme : Spirou est né !

Depuis ce mois d’avril 1938, les deux octogénaires n’ont cessé de vivre de nouvelles aventures, l’un et l’autre sous le crayon d’auteurs successifs se passant le relai génération après génération sans interruption jusqu’à nos jours. Arrêtons-là la comparaison, car bien entendu les aventures de Spirou et Fantasio n’ont pas connu le succès mondial de Superman et il faut bien avouer que le fantasme collectif se porte plus sur le port du costume moulant que du calot de groom.

Mais pourquoi parler du personnage de Spirou ? Tout simplement parce que, après avoir interviewé Émile Bravo pour son Spirou, l’espoir malgré tout, Monsieur Winzenschtark et moi-même sommes allés à la rencontre de Sergio Honorez, le responsable éditorial chargé des publications sur et autour de l’univers du héros de notre enfance. Aussi, si vous n’êtes pas familier avec cette série pas comme les autres, voici un petit cours de rattrapage pour bien comprendre de quoi qu’on cause d’au sujet de quoi qu’est-ce.

Des origines…

Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas écrit, je n’ai jamais prétendu que Spirou était le héros le plus ancien. Dès 1925, Alain Saint-Ogan créé Zig & Puce dont les aventures se prolongent jusqu’en 1956 avant une courte reprise par Greg entre 1963 et 1969, et bien entendu tout le monde a en tête Tintin dont la houpette apparaît la première fois en 1929 avant de vivre sa dernière aventure complète en 1976. Mais aucune autre série francophone que Spirou ne peut se targuer de faire vivre son héros principal depuis huit décennies sans interruption. Cette longévité sans précédent provient sans nul doute d’une spécificité là aussi incongrue : le personnage n’est pas sorti de l’imagination de son créateur, mais celle de son éditeur !

Tric TracQuand en 1938 l’éditeur belge de revues Jean Dupuis se met en tête de publier un nouveau périodique destiné à la jeunesse, il fait appel au dessinateur français Rob-Vel pour créer le personnage qui servira d’emblème au magazine dont le nom est déjà trouvé : Spirou ("écureuil" en wallon). Il s’agit là d’un travail de commande, et en lui attribuant comme profession celle de groom (en souvenir de ses années passées sur des paquebots), le dessinateur est loin d’imaginer que cette fonction et le costume inhérent donneront bien des soucis à des générations d’auteurs. Alors que tous les héros contemporains étaient reporters ou détectives, on peut difficilement imaginer que Rob-Vel voit dans ce personnage autre chose qu’une activité ponctuelle sans lendemain. D’ailleurs très rapidement le travail fourni pour assurer la présence hebdomadaire du héros éponyme du journal devient collectif ; sous le pseudonyme Rob-Vel se cache en réalité un trio composé de Robert Velter lui-même, de son épouse Blanche Dumoulin et d’un ami peintre du couple, Luc Lafnet. Faute de documentation précise, il est aujourd’hui impossible d’attribuer précisément la paternité de telles ou telles planches publiées. La Seconde Guerre Mondiale ne simplifie pas les choses : la difficulté grandissante des communications entre la France et la Belgique obligent l’éditeur à confier par intermittence la série à Joseph Gillain, alias Jijé, avant que les difficultés rencontrées avec l’occupant ne convainquent Rob-Vel de vendre les droits de son personnage aux éditions Dupuis en 1943 alors même que le journal est interdit de parution.

Le nom de Jijé n’évoque certainement rien aux lecteurs les plus jeunes. Et pourtant l’influence que ce dessinateur, capable de passer du dessin réaliste (Jerry Spring) au comique (Blondin et Cirage) est gigantesque. Songez qu’il a influencé et même été le mentor de la plupart des grands noms de la Bande Dessinée franco-belge : Franquin (Spirou, Gaston Lagaffe…), Morris (Lucky Luke), Gir / Moebius (Blueberry…), Will (Tif & Tondu)… pour ne citer que ceux qui l’ont côtoyé dans son atelier.
De 1943 à 1946, Jijé anime donc le personnage, lui assignant un comparse, Fantasio (moitié journaliste gaffeur, moitié inventeur fantasque), avant de passer les rênes à un de ses protégés, le déjà reconnu comme un génie du dessin : André Franquin. L’Âge d’Or commence !

23 ans de génie brut

Tric TracEn reprenant les aventures de Spirou et Fantasio au sortir de la guerre, Franquin entame la période la plus florissante qu’a pu connaître la série. Au trio Spirou, Fantasio et Spip (l’écureuil mascotte créée par Rob-Vel), il attribue au fil des années un univers d’une richesse incomparable : le village de Champignac, son Comte savant mycologue et son Maire aux discours interminables, Zorglub et ses zorglhommes, Zantafio le cousin maléfique, le génialissime Marsupilami, l’insupportable Seccotine, … Ces créations, à l’exception du Marsupilami, seront intégralement reprises par tous les repreneurs de la série, plus d’un demi-siècle après l’arrêt de la série par Franquin.

D’Il y a un Sorcier à Champignac à Panade à Champignac (ses première et dernière aventures complètes, la boucle est bouclée), André Franquin a marqué la bande dessinée francophone bien au-delà des pages de l’hebdomadaire Spirou. Pendant d’Hergé, les 19 albums de Spirou et Fantasio par André Franquin forment une œuvre classique au même titre que les 23 titres de Tintin. Mais, alors que le héros en culotte de golf ne se départi jamais d’une certaine gravité, l’ex-groom va au fil du temps devenir moins lisse et plus proche des idées de son dessinateur (on verra ainsi un savant atomique se faire bouffer par un dinosaure, des tanks et fusils devenir mous comme du caoutchouc, un tortionnaire sadique se retourner un ongle ou un savant mégalomane retomber en couches-culottes).

En 1969, après avoir animé pendant deux décennies le personnage (avec parfois l’apport scénaristique du génial Greg) et plus intéressé par son autre personnage mythique Gaston Lagaffe, André Franquin passe le relai à un jeune dessinateur breton, Jean-Claude Fournier.

Ça se complique…

Tric TracQuand Charles Dupuis choisi Fournier, il croit avoir affaire à un jeune poète barbu, dessinateur des aventures bucoliques et féériques de Bizu. Après les dernières années Franquin et un Spirou aux idées politiques en filigrane, l’éditeur préfère revenir à un ton plus neutre dans une période où la contestation est dans la rue et dans les urnes. Sauf que le breton est têtu, et surtout un activiste notoire (il est interdit de Centrale Nucléaire par l’Élysée giscardien). La méprise est complète puisque les aventures du Spirou de Fournier sont encore plus engagées politiquement : on y évoque des milices armées des Tonton Macoute, les menaces sur les réserves africaines, les liens entre le trafic de drogue et les dictatures militaires en Asie, mais c’est surtout dans l’Ankou que l’auteur exprime clairement son opposition au nucléaire. Ça tousse dans les bureaux de Marcinelle.

Arrive une époque confuse, alors que Fournier est encore officiellement en charge de la série (et l’auteur de ces lignes souligne que le successeur de Franquin n’a pas démérité du Maître), diverses expérimentations sont réalisées au début des années 80 : deux équipes sont montées en parallèle, l’une composée par Nic Broca et Raoûl Cauvin, la seconde de Tome & Janry. Cerise sur le gâteau, en 1982 Yves Chaland (auteur phare d’une bande dessinée très décalée des standards commerciaux) réalise un Spirou très ligne claire époque Jijé publié dans les pages du journal.

Fournier jette l’éponge, les albums de Broca et Cauvin ne convainquent personne, l’expérience Chaland est stoppée en cours de route sans plus d’explications. Ne restent plus que le duo à l’humour grinçant.

Les années rigolade

Tric TracLe seul nom de leur duo annonce la couleur : en choisissant de signer sous le pseudonyme Tome & Janry, le scénariste Philippe Tome et le dessinateur Jean-Richard Geurts font leur entrée dans le journal de Spirou avec des animations qui dénotent une capacité certaine pour la dérision et l’humour parodique.

Après quelques tâtonnements, les compères trouvent rapidement leurs marques et montent en puissance. Les premiers albums jouent avec les codes franquiniens, dont la présence répétée de Champignac, jusqu’au jouissif Réveil du Z, parodie hilarante de la thématique Zorglub. A ce stade de leur carrière, Tome & Janry démontrent qu’ils comprennent parfaitement l’univers de Spirou et qu’ils en maîtrisent la grammaire. Ils peuvent alors passer à un niveau supérieur à travers deux créations majeures : la jeunesse de Spirou et Spirou à New York. Le premier de ces titres est presque un hors-série : réunissant des histoires courtes publiées dans le journal quelques années plus tôt, l’un des récits n’est ni plus ni moins que de les prémices du Petit Spirou. Fidèles à leur caractère satirique, les auteurs parodient la genèse de la série dans laquelle leurs prédécesseurs sont représentés en maîtres d’école et le héros en enfant turbulent. En bonus de l’album, les acheteurs de l’époque trouveront un mini album présentant 4 gags inédits du Petit Spirou. Il faudra cependant attendre 3 ans pour voir publié le premier album de ce qui va devenir une des plus populaires séries Jeunesse.
Le Spirou à New York, marque lui aussi un tournant pour les auteurs : ne faisant aucune référence aux titres antérieurs, ce 39e album est aux yeux de beaucoup un des meilleurs de l’ensemble de la série ! Trois albums plus tard, Tome & Janry commencent à jouer avec leurs propres codes, réutilisant (trop ?) systématiquement le personnage de Vito Cortizone, figure emblématique du New York. Alors que le succès du Petit Spirou est phénoménal, série dont ils ont créé l’intégralité de l’univers, ils semblent s’ennuyer avec le titre historique et ses contraintes. Leur dernier album publié en 1998 tentera d’ailleurs de dépasser ces contraintes à travers une histoire au traitement graphique et scénaristique beaucoup plus réaliste, scindant le lectorat en deux factions inconciliables : alors que certains applaudissent l’audacieuse tentative de dépoussiérer une série qui fête ses 60 ans, d’autres dénoncent le dynamitage d’une œuvre dont les canons ne sont pourtant pas très contraignants.

Un groom au XXIe siècle ?

Tric TracIl faut attendre 6 ans, après que Tome & Janry aient stoppé en cours de route ce qui devait être leur 15e album, pour voir une nouvelle équipe reprendre la série. En 2004, Jean-David Morvan et José Luis Munuera réalisent la 47e aventure de Spirou et Fantasio qui préfigure un retour aux fondamentaux avec Champignac et Zorglub, suivront ensuite Zantafio, et même pour la première fois des personnages créés par Fournier. Rien ne pouvait annoncer leur quatrième et ultime album Aux sources du Z qui – au prétexte de revenir sur les grands titres de la période "Franquin" - ressemble plus à un "rebirth" façon comics américain (on utilise la bonne vieille méthode du voyage dans le temps pour effacer une ou plusieurs décennies d’évolutions d’une série et ainsi faire repartir les prochains albums à partir d'un instant précis). On ignore à ce jour combien de malaises ont été recensés chez les détracteurs de La machine qui rêve à la lecture des sources du Z.

Tric TracDepuis 2010, la série est aux mains d’un nouveau duo : Fabien Vehlmann et Yoann. Nouveau ? Pas vraiment car on sait que Vehlmann avait déjà été approché quelques années auparavant pour reprendre la série, mais surtout parce que tous deux sont les auteurs du premier (et excellent) album publié dans la collection Le Spirou de…

En prémices des 70 ans du journal et de la série, les éditions Dupuis ont en effet annoncé dès 2006 la sortie d’albums d’auteurs autour de Spirou et Fantasio. Sorte de carte blanche, cette collection réunit des auteurs prestigieux et d’horizons variés (Franck Le Gall, Emile Bravo, Lewis Trondheim, Pierre Makyo, Frank Pé…) pour ce qui, à l’origine, devait être des one-shot. 12 ans après, la collection présente aujourd’hui 14 titres, dont quelques diptyques ou plus...

Après avoir fait leurs preuves en inaugurant les Spirou de..., Vehlmann et Yoann se sont vu confié la série mère pour laquelle ils ont déjà réalisé 5 albums. Mais il semblerait qu'aujourd'hui les deux auteurs nous préparent une évolution bien singulière...

Et demain ?...

Maintenant que vous en connaissez un peu plus sur Spirou et Fantasio, vous êtes parés pour découvrir l’interview de Sergio Honorez qui explique les projets d’avenir pour le personnage de Spirou, mais aussi la série sur Zorglub, ainsi que celle à venir en janvier autour de Pacôme de Champignac, de Supergroom et bien entendu des Spirou de… dont celui d’Emile Bravo que nous avons rencontrés en fin d’année dernière.

Alors, ce n’est pas une bonne façon de commencer l’année, ça ?!?

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Deux vidéos très intéressantes sur l’évolution de Spirou depuis les origines !
Du côté des “Spirou par…”, on peut aussi ajouter le “Spirou in Berlin” du dessinateur allemand Flix, paru en Allemagne cet été 2018 : une aventure qui se déroule juste avant la fin de la RDA en 1989, où l’on retrouve le comte de Champignac et Zantafio ! L’album devrait paraître en français chez Dupuis en 2021.

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Pour ma part je préfère largement la période “Franquin” de Spirou.

Effectivement les retours sur cet album sont bons… nous en avions discuté avec Sergio Honorez hors caméra, mais sans obtenir la certitude d’une sortie française (c’était “à l’étude” si mes souvenirs sont bons).
En complément, on peut aussi préciser les aventures spécifiquement flamandes de Spirou… mais ça a l’air nettement moins intéressant pour un public non batave. :wink: