Loser est un petit jeu de bluff aux règles simples, avec une interaction constante entre les joueurs et des retournements de situation jusqu’au dernier instant. Pour la création de ce jeu, Bruno Cathala s’est associé à Vincent Dutrait, jusque là plus connu pour son travail d’illustrateur qu’en tant qu’auteur. Rencontre avec un duo gagnant !
D’où est venue l’idée originale du jeu ?
BC : Je suis fasciné par l’approche visant à créer une expérience de jeu intense avec un matériel succinct. Je pense à des jeux comme Love Letter, ou encore Braverats, par exemple. Du coup, forcément, ça crée des envies. Je ne me suis jamais assis à mon bureau en me disant « Tiens, qu’est-ce qu’on pourrait faire avec très peu de cartes ? ». Mais c’est le genre d’envie qui reste toujours en « tâche de fond » dans un coin de ma tête.
Et c’est ainsi qu’un jour est venue l’idée de cartes avec chacune un numéro différent. Avec très peu de cartes en main, mais que l’on défausserait petit à petit jusqu’à n’en garder qu’une. L’idée étant qu’au fur et à mesure de cette défausse, on ait un mix d’informations connues et d’informations supposées, le tout menant à un pari final sur celui possédant la carte plus élevée en main.
Le concept paraissait intellectuellement d’autant plus intéressant qu’il permettait de « renverser » les systèmes de victoires usuels. Ici, l’objectif ne serait pas de l’emporter, mais de ne surtout pas perdre.
Comment votre duo d’auteurs s’est-il formé ?
VD : Avec Bruno, nous nous connaissons depuis une dizaine d’années et nous avons déjà travaillé ensemble à de nombreuses reprises : Nagaraja, Queenz, Longhorn, Mundus Novus, Madame Ching et bien d’autres. Que ce fut en trio avec l’éditeur comme illustrateur et auteur, aussi comme illustrateur et chef de projet (sur Augustus par exemple), ou encore en duo illustrateur et auteur sur certains projets… sans que l’éditeur ne se doute que nous collaborions directement entre nous !
Au fil de mes projets d’illustration de jeux, les mains dans le cambouis, j’ai été amené à m’intéresser de plus près à la chaîne complète de fabrication d’un jeu. Que ce soit pour entrer dans le détail de la production des jeux au contact des fabricants ou encore pour enrichir et apporter encore plus de pertinence, cohérence et cohésion à mes mises en images en m’impliquant dans les premières étapes du développement graphique de ces jeux. De fil en aiguille, je me suis penché sur la création en elle-même, sur les concepts et idées source.
Je discute régulièrement avec Bruno sur Skype, nous échangeons sur le métier, sur nos projets et je lui avais fait part de mes envies de mieux cerner la genèse et le développement d’un jeu. C’est au détour d’une de ces conversations que Bruno m’a proposé de participer à un projet qu’il avait en tête et qui allait devenir Loser.
BC : Comme je savais effectivement que Vincent avait très envie de « mettre les mains dans le cambouis » un jour ou l’autre, j’ai eu envie de lui proposer ce projet pour lui permettre de faire ses premières armes en tant qu’auteur. C’est ça qui est bien dans le monde du jeu : on est encore avant tout sur des histoires d’amitié.
Avec Vincent en Corée et Bruno en France, vous avez dû travailler à distance ; comment cela s’est-il passé ?
VD : Nous n’avons pas établi de cahier des charges, ça s’est fait naturellement, sur des pans différents. J’ai un certain bagage ludique mais, très clairement et humblement, je n’ai pas la tête à élaborer des mécaniques et à les développer pleinement. Je serais plus sur du ressenti et de la réaction, avec peut-être, certainement, une sensibilité différente liée à mon travail de l’image et au rapport entre le texte et l’image, entre le gameplay et l’illustration. Au fil des tests avec le groupe de joueurs que je pratique, j’ai apporté des idées, retours et suggestions. Bruno a bien plus travaillé le jeu dans son essence et dans sa structure, son équilibre. Tout du long, nous avons beaucoup échangé et fait du ping-pong à distance via Skype pour modifier des cartes, gérer les effets, tester de nouvelles manières de jouer.
Heureusement, Bruno est lève-tôt (voire même le seul lève-tôt de la profession !) et le décalage entre la France et la Corée n’a donc pas eu d’impact sur la collaboration, car nos horaires coïncidaient plutôt bien.
BC : J’ai le sentiment qu’on a travaillé en parallèle. Les idées et envies étaient discutées sur Skype, puis par facilité, je montais un fichier prototype, que l’on découpait chacun de notre côté, et testait avec des groupes différents, à la fois de par l’expérience ludique des participants, mais aussi de part leurs cultures différentes. Ça s’est fait de façon très simple et naturelle.
Dites-nous en un peu plus sur Loser : en quoi ce jeu se démarque-t-il ?
VD : J’aime son côté « vachard » et surtout le fait que l’on joue « à l’envers ». Nous sommes plutôt formatés pour tenter de gagner, mais rarement prêts à jouer pour « ne pas perdre ». On parle toujours du vainqueur, voire du deuxième, mais le dernier fait généralement profil bas. Dans Loser, on pointe du doigt le plus mauvais joueur autour de la table, et ça pique. Je trouve cette approche plutôt fraîche et acide, car ça force à penser autrement, à remettre en question nos habitudes de jeu. D’ailleurs, nous avions aussi à l’esprit que cette forme d’ultime camouflet ne passerait pas auprès de certains joueurs sensibles, chatouilleux voire susceptibles. Et, satisfaits, nous en rions toujours en douce !
BC : Loser est clairement un « party game » où il ne faut pas se prendre au sérieux, où il est de bon ton de se chambrer franchement. D’ailleurs dans mon proto qui a beaucoup tourné sur Annecy, j’avais une sorte de bonnet de poulet ridicule que le loser de la manche devait porter sur la tête. Effet garanti !
Puis le bonnet est devenu un badge « LOSER », et j’ai une copine qui a un souvenir encore assez tenace d’une soirée où, après une partie de Loser qu’elle avait perdue, nous lui avons obligé à porter le badge de la honte sur sa jolie robe tout au long de la soirée dans un restau classe. Les serveurs étaient morts de rire…
Vincent, tu as illustré de nombreux jeux, mais Loser est le premier que tu signes en tant qu’auteur : comment as-tu vécu cette première expérience ?
VD : De fort belle manière ! On entend parfois que « ce n’est pas bien difficile de faire un jeu ». Je nuancerais fortement par « ce n’est pas bien difficile d’avoir une idée ou un concept de jeu », ou encore de participer et suivre un développement, même si ce n’est pas des plus évidents. Mais, au bout du compte, en dépassant le stade du touriste, mener le jeu au bout de son raisonnement et de sa mécanique, c’est une autre paire de manches. C’est un métier, de la même manière que n’importe qui peut dessiner un arbre avec un tronc cylindrique et un feuillage en forme de nuage chelou, mais c’est une autre histoire quand il s’agit de le peindre ou de le caractériser, de l’inclure dans une scène, lui apporter une lumière, des couleurs, etc. Ce n’est pas donné à tout le monde. Comme tout métier créatif, et ici de l’esprit. Avec, en plus, une tournure très « algébrique » de la chose, une forme d’abstraction et de technicité.
J’ai beaucoup appris tout du long comme observateur et comme participant, j’ai réalisé pleinement la complexité de la tâche et l’implication requise, autant sur la forme que sur le fond. Et j’ai été très très heureux de pouvoir profiter de l’expérience et du soutien d’un co-auteur sacrément bon et culotté !
Loser est illustré par Alexandra Petruk : pourquoi ne pas avoir illustré le jeu toi-même ?
VD : Quand nous avons commencé à échanger sur Loser, j’étais en pleine période d’introspections artistiques. Je cherchais volontairement à découvrir de nouveaux horizons et à expérimenter, à me remettre en question. J’avais d’ailleurs pensé illustrer Loser de manière très très différente de ce que je propose disons habituellement et qui a marqué, en partant sur une piste de vrai « faux vieux jeu » rétro-vintage. Limite comme une parodie un canular, à partir du premier prototype confectionné par Bruno avec… des poulets s’arrachant les plumes dans une basse-cour !
Le prototype avec des illustrations provisoires.
Premier bricolage et test unique d’une carte.
Mais c’était encore trop « du Dutrait »… Puis, pour tout renverser, nous avons dérivé vers des poulets… mayas, vindicatifs et avides de sacrifices ! Avec une approche graphique complètement différente, imitant gravure sur bois et couleurs à la presse…
Enfin, après réflexion et pour aller au bout du bout du raisonnement, j’ai préféré ne pas tout mélanger et laisser le soin aux éditeurs potentiels de se charger de la direction artistique et des illustrations.
Il arrive un moment où il faut savoir lâcher, et ça ne m’a posé aucun souci de voir quelqu'un d'autre illustrer le jeu, bien au contraire car je n’étais plus dans cette optique-là. Quand Lifestyle a pris le projet en main, nous avons été intégrés dans la boucle et nous avons transmis quelques suggestions et commentaires, en toute simplicité, en réaction aux premières images.
Je trouve les illustrations bien ficelées, fonctionnelles et dans la tendance actuelle. Et le thème de la magie est juste et sensé, permettant au passage d’éluder quelques questionnements sur certains effets qui étaient plutôt délicats à imager avec des poulets à cran !
Bruno, à l’inverse de Vincent, tu es l’auteur de nombreux jeux : Loser tient-il une place particulière dans ta ludographie ?
Il rejoint Paparazzi et C’est pas faux dans une catégorie à laquelle je me suis assez peu frotté : celle des jeux d’ambiance.
Il rejoint aussi une autre catégorie, celle des jeux signés en premier lieu avec un éditeur étranger. C’est arrivé assez peu souvent dans mon parcours.
Signer avec un éditeur russe, c’était aussi une façon de vivre une aventure différente.
Tu as été amené à travailler avec de nombreux éditeurs : comment s’est passé cette collaboration avec Lifestyle ?
Là aussi elle s’est passée de façon très simple, amicale, et cordiale. La barrière de la langue n’a pas été un souci. Lifestyle nous a demandé de tout faire pour fluidifier et simplifier les règles au maximum. Nous avons travaillé dans cette optique, jusqu’à obtenir un résultat qui convenait aussi bien à l’éditeur qu’à nous même.
Concernant la réalisation, je me suis beaucoup moins impliqué qu’à l’ordinaire. En général, j’aime bien être considéré comme un vrai partenaire en ce qui concerne les choix graphiques. Ici, c’était plus compliqué, entre autres parce que le jeu était destiné avant tout au marché russe. Chaque pays ayant sa propre culture graphique, il m’était difficile d’avoir un avis pertinent sur les choix vis-à-vis de ce marché spécifique. J’ai donc suivi le projet avec le même soin, mais en me limitant à des remarques concernant la lisibilité et l’accès aux informations nécessaires pour jouer efficacement, sans commenter le style graphique.
C’est ainsi que Lifestyle a fait le choix de transformer nos poulets mayas, un peu barrés mais pour lesquels je garde une vraie tendresse, en combat de magiciens se transformant en batraciens au gré de leurs faux-pas. Un choix compréhensible, car sans doute moins risqué, et moins segmentant.
Coa ? Coa ??? T’as encore pas joué à Loser ?!?!
Pour en savoir plus sur le jeu, découvrez les règles de Loser en vidéo avec le distributeur Atalia !
Interview réalisée par Matthieu Bonin
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