Certains joueurs ont la main chanceuse. Certains joueurs ont la main balladeuse. D’autres joueurs, encore, ont la main pleine (de cartes, ou à la rigueur, de dés). Et depuis quelques temps, il est un nouveau type de joueur qui (héhéhé) bourgeonne : les joueurs qui ont la main verte.
Entend la forêt pousser
Ces derniers temps, l'on a pu voir fleurir (c'est le cas de le dire) des jeux à la thématique fort champêtre sur les étals des boutiques ludiques. Pris dans l'actualité des bons jeux du moment, certaines boîtes ont peut-être même finies empotées dans vos étagères ( faites en cagettes bios, recyclables et recyclées, bien sûr). En un an, c'est pas moins de 5 jeux poussés sur le devant de la scène (on excuse ceux qu'on a oublié, ou tout simplement pas vus) qui ont pris pour thématique l'uni-vert de la pousse.
Thème illustré ici par Kodama, un jeu où l'on fait
pousser ses branches.
Alors oui, coïncidence oblige, nous allons citer cette expression que d'aucuns trouveront facile du "c'est dans l'air du temps". Quoi de mieux d'ailleurs que l'air du temps pour parler pistils et pollens ? L'on pourra s'interroger sur l'essor soudain de cette thématique qui semble venir de nulle part, ou presque. En 2013 par exemple, était déjà sorti Il Etait Une Forêt chez Opla, tiré du film éponyme, où l'on jouait à faire pousser des arbres. Deux ans plus tard, en 20015, sortait aussi Pollen chez le même Opla, où l'on pouvait joyeusement se butiner la fleur. Il est à noter que les Jeux Opla sont depuis le début dans une démarche de création écologique et respectueuse de l'environnement, il n'est donc pas anodin de voir ces thématiques de travail devenir également des thématiques de jeux.
La pousse des troncs jusqu'à la canopée
dans Il Etait Une Forêt.
Peut-être est-elle là, la grande explication ? Les réflexes et préoccupations écologiques font, bien heureusement (et pas encore assez, diront de sages voix), de plus en plus parties de notre quotidien. On évolue, doucement, et les mentalités changent, recyclage après économies d'énergie. Pas assez vite ? Voilà un autre débat, et il est ici question de jouer avant tout. Remarquons tout de même que l'écologie fait de plus en plus partie de nos vies, et cela se démarque également dans les inspirations ludiques de nos auteurs chéris (voir par exemple l'excellent CO2 de Vital Lacerda, dans un autre style).
Aussi (revenons à nos bourgeons), l'intérêt pour la préservation de l'environnement passe aussi par un retour intrigué à Mère Nature. Les plus poétiques d'entre nous les terriens n'ont pas tardé à y insuffler un certain réenchantement, et ont probablement ressenti le besoin de le traduire par l'une ou l'autre activité créatrice. Ici, le jeu. Et après tout, peut-être pas. Peut-être est-ce juste le hasard des grands esprits qui se rencontrent, d'untel qui s'est promené dans les bois dimanche, untel qui a observé les pétunias de la voisines, untel qui a plaqué un thème qui passait bien, et de se demander alors pourquoi avoir tous penser au thème des arbres, et si ce n'est pas lié à l'actualité, et que bref, peut-être qu'on s'en fout.
Le Jeu Vidéo n'est pas en reste avec ici, par exemple,
le doux Botanicula du studio polonais Amanita Design, connu par la saga Samorost.
Toujours est-il que nous constatons l'étonnante actualité de la thématique de la plante qui croît, thème tout de même fort rare du monde ludique jusqu'à l'an passé. Et s'il est bien un élément qui s'en dégage fortement, d'un jeu à l'autre, d'une esthétique à la suivante, c'est bien l'aspect poétique de ces jeux. Par les visuels, il est question d'appel au voyage, de douceur et de lyrisme dans les images. Un aspect graphique souvent contrebalancé par des mécaniques très casse-tête. La Nature est-elle si cruelle qu'il faille que presque tout ces beaux jeux soient souvent méchants et cortiqués ?
Le Tetris floral de Cottage Garden.
C'est en tout cas la mouvance principale qui s'en dégage, à part peut-être pour Kodama (2016) qui conserve une certaine gentillesse (on ne peut que faiblement enquiquiner son voisin, mais un peu quand même). La thématique de faire pousser des trucs se marie en cette période 2016-2017 plutôt bien avec une mécanique de placements. Celle-ci a pu nous apparaître déclinée de bien des manières : fourbe et chapardeuse avec L'Arbre, mosaïcienne et tetrisable avec Cottage Garden, toute en 3D et diplomatie dans le récent Arboria, ou encore, dans le prochain Photosynthesis, tout en réflexion par la hauteur d'emmerdements dans la longueur.
C'est d'ailleurs un filage tout trouvé, puisque ces deux derniers partagent bien plus qu'une thématique de pousse de branches entre eux. Comme si le thème vert devenait une évidence dans plusieurs cerveaux tout à la fois...
Photosynthesis VS Arboria ?
Hasard de la création, des idées qui voyagent dans l'éther, à quelques mois d'intervalle sortent Arboria et Photosynthesis, deux jeux cousins par leur inspiration, par la thématique choisie et sa traduction en mécanique ludique.
Jeux s'inspirant du principe tout simple de la photosynthèse, Arboria et Photosynthesis jouent tous deux sur le fait qu'une plante au soleil pousse et une plante à l'ombre peut aller se faire voir. Pour traduire cet apport de lumière, une pièce soleil se déplace autour du plateau. Dans les deux cas de figure, il y a donc un soleil mouvant autour de l'aire de jeu, une importance donnée au placement (restreint) ainsi qu'à la hauteur (pour jeter de l'ombre sur ses petits camarades, ou l'éviter). Par ces mécaniques proches, les deux jeux cherchent à représenter la lutte des plantes pour s'octroyer la meilleur place au soleil.
Un hasard de thématiques et mécaniques qui se sont rencontrées de manière fortuite quelques jours avant Cannes 2017, et ce par le biais de l'officine (et oui, c'est qu'il s'en passe des choses par chez nous). Nous recevions en effet les Lumberjacks, venus présenter la version préprod d'Arboria (le jet juste avant le gros premier tirage), quand, 3 vidéos plus tard, nous avons reçu un petit mail de Blue Orange nous informant de l'arrivée essennienne de Photosynthesis. Aussitôt, nos neurones ont fait tilt, et nous avons pu assister à des coups de fil héroïques de la part du Docteur Mops, défendant de son petit corps agile la création ludique, afin de percer le mystère de cette étonnante coïncidence, et d'éviter une guerre de meeples et pots de fleurs ouverte.
Cottage Garden, un jeu qui prouve que parfois, on manque de pot.
Il était en effet bien trop tard des deux côtés pour modifier une production déjà lancée, et vraisemblablement idiot de chercher à rethématiser l'un où l'autre jeu, tant la mécanique dépendait d'une sensation thématique. Alors quoi, bon sang, plagiat (argl !) ? Et bien... non ! Il se trouve que Christophe Boelinger faisait déjà bourlinguer le proto d'Arboria d'un salon à l'autre depuis quelques années. Pourtant, peu de chances qu'il ait croisé Hjalmar Hach, l'auteur d'origine Est-Europe de Photosynthesis. On ne peut que toucher du bout des doigts la pendule cosmique de la créativité. Il suffisait de se pencher sur l'idée de photosynthèse pour dégager les grandes lignes de ces mécaniques, et le hasard des rencontres, des décisions éditoriales, du temps de convaincre, du changement d'idées, d'envies, ludiques comme sociétales, font que 2017 voit la sortie de deux jeux proches mais pourtant différents.
Car oui, s'il est bon de souligner l'étonnante similarité témoignant de grands esprits qui se rencontrent, il faut tout de même revenir sur un point essentiel : ces jeux sont proches dans les grandes lignes, mais pas dans les détails ! Il se trouve qu'ils sortent presque en même temps, l'un ne s'est donc pas inspiré de l'autre. Mais après tout, quand on prend le même thème, n'est-il pas attendu de trouver des ressemblances ? Un jeu de baston n'est-il pas cousin, par bien des points, d'un autre jeu de baston, sans être identique ? Que dire des jeux de gestion de ressources à salade de points qui se ressemblent sans être pour autant les mêmes ? De même, si Arboria et Photosynthesis partent d'une même thématique mise en jeu de manière parente, ils ne développent pas les mêmes sensations, les mêmes réflexions, ni les mêmes mécaniques de jeu.
L'important, c'est de partir planter.
Du côté d'Arboria, la réflexion sur le positionnement dépend d'une zone donnée par le pion soleil, et il s'agit de réfléchir en 3 dimensions pour scorer. Exercice calculatoire, il s'agit de constituer de hautes piles à sa couleur, dans des lignes composées de pions appartenant à tous les joueurs. Il faut donc se développer suffisamment pour rafraîchir les ardeurs de ses adversaires, sans pour autant les effrayer, au risque de les voir fuir, et donc scorer moins, puisque vous avez besoin de leur proximité. Arboria touchera surtout les amateurs de casse-tête cérébral, avec une dose de diplomatie et de fourberie.
Dans Arboria, le soleil est l'élément ludique à maîtriser
pour pouvoir se développer sur le terrain.
Photosynthesis est sans doute plus famille, famille +, avec la possibilité de jouer de manière plus fourbe et plus brise-neuronne. Le positionnement ici est plus libre, et est une course à la meilleure zone du plateau, qui apportera le plus de points de victoire. L'ombre est ici un vrai moyen d'emmerder les autres joueurs, de les freiner dans leurs actions et de leur voler les meilleurs zones de points de victoire.
Dans Photosynthesis, le soleil sert à récolter de la ressource.
Il est aussi utilisé comme compte-tour.
Autre nuance majeure : si dans les deux cas le soleil tourne autour du plateau, il n'implique pas la même mécanique de jeu. Le soleil d'Arboria ne fait qu'une seule révolution autour de l'aire de jeu, marquant la fin de la partie. Son déplacement est dû aux cartes actions jouées par les joueurs, provoquant une avancée plus ou moins forte selon la décision des joueurs. Le soleil est également un carcan au positionnement, la contrainte principale de placement du jeu, puisque l'on ne peut jouer pratiquement que dans sa lumière. Le soleil de Photosynthesis avance plus lentement, chacun de ses déplacements annonce le début d'un tour. Il fera d'ailleurs plusieurs révolutions. Ici, le soleil est une condition de récolte de ressources, il ne bloque jamais le placement, mais permet de récolter beaucoup (ou très peu !) de ressources d'énergie solaire. La suite est donc une question de gestion de cette ressource unique, de timing sur le meilleur moment d'en dépenser, et en quelle quantité.
Pas mieux ou moins bien, les deux mécaniques sont différentes, et visent un public différent (l'un placement - casse-tête et l'autre placement - gestion). Partant d'une même idée, d'un même concept, Arboria et Photosynthesis déroulent ludiquement leur thème d'une manière parente mais sensiblement différente. La vraie coïncidence ne se situe pas nécessairement sur la proximité de ces deux jeux, mais sur un plan plus large dans l'étonnante actualité du thème de la pousse des plantes dans le ludique, et ce sur une période d'une quinzaine de mois à peine.
Terreau fertile
Ce qui est intéressant avec cette thématique de la plante qui grandit, c'est que l'on sort des thématiques plus habituelles du monde du jeu. Nous ne sommes pas ici dans une évocation de l'Antiquité, du Steam Punk, de l'Espace ou encore de l'Héroïc Fantasy, mais dans le thème bucolique de la campagne et de la Nature, dans une démarche qui n'a rien de sexy ni aventureuse. Ce ne sont pas des dieux tout puissants qui déchirent les éléments, produisant des forêts en un tourne main, mais des petites fleurs et arbrisseaux qui pousse tendrement dans leurs baquets et terreaux. Un thème sur lequel on aurait a priori pas parié.
Certes, le thème bucolique s'est déjà vu en jeu. Prenons les classiques Agricola, ou encore le futur Matagot Le Temps des Moissons, qui évoquent tous deux le foin, les récoltes, et la sueur. Mais ces jeux portent encore la marque de l'humain : nous y gérons une ferme, une exploitation par l'Homme du sol et de ses vertus. Cet aspect anthropomorphique se gomme peu à peu. Si l'humain peut encore se ressentir, par le prétexte du jardinier dans Arboria ou Cottage Garden, il est malgré tout grandement absent de la partie : on reste concentré sur un carré de terre qui vit sa vie, et non sur un impact vraiment humain sur la Nature. L'Arbre ou Kodama utilisent eux l'image d'esprits, mais ils deviennent anecdotiques, relégués à quelques pouvoirs sur le côté pour l'un, et à des cartes de scoring 3 fois dans la partie pour l'autre. En réalité, on se concentre véritablement sur le développement de l'arbre, sur la possibilité de faire partir une branche par-ci ou un bourgeon par-là. Les esprits servent alors comme métaphore de la poésie du jeu. Avec Photosynthesis ou Il Etait Une Forêt, fi de l'humain. Nous sommes un bois, une famille arboricole, et nous n'avons d'autre but que de boire le soleil et pousser.
Ce qui rend atypique le succès de ses jeux, c'est qu'ils ne paraissent pas s'accrocher à un esprit d'aventure, commun dans le jeu de société, mais plutôt sur de la poésie, de la lenteur et de la beauté. Un thème apparemment moins sexy ("non, viens, pas d'intrigues contre des monstres extra-terrestres non euclidiens ce soir, faisons plutôt pousser un arbre"), qui se raccroche à un monde que nous maîtrisons moins. S'il en effet facile de ce projeter dans n'importe quelle être humanoïde, voir animal, le monde des plantes reste entouré de mystère. Même les botanistes ne découvrent que récemment des capacités étonnantes aux plantes, telles leur réaction visibles à la musique, leurs comportement sociaux et défensifs, leur capacité à "réfléchir", ressentir la douleur ou localiser la nourriture, voir même leur habilité à se déplacer. C'est peut-être cet exotisme tout prêt de chez nous qui attire, cette découverte qu'il existe, là, juste derrière nos volets, un monde encore enchanté à explorer. Un voyage plus intime sans doute, mais pas moins porteur de défi.
Une fleur en macro : un univers ultra-terrestre inconnu tout près de chez soi.
On se croirait sur une planète lointaine. En polonais, ce genre d'univers lointain
fait avec du petit rien naturel s'appelle un "samorost".
Et pour notre plus grand plaisir, ce monde encore peu vu dans le jeu de société fait maintenant des émules. Il attire le public, et propose, par ces possibilités d'inconnu que l'on voit tous les jours, une thématique intéressante et porteuse de mécanique nouvelles, ou revisitées de manière jamais vue. Pour le monde des plantes, un dialogue porteur entre thème et mécanique nouvelles, encore timide en 2013 (mais déjà présente) avec Il Etait Une Forêt, semble s'être confortablement installé sur le cru ludique 2016-2017.
Il ne nous reste qu'à jouer, et être curieux. Curieux de découvrir où va nous mener ce thème de la Nature, ou bien d'autres explorations ludiques tels le monde du rêve, qui nous proposera dans peu de temps plusieurs jeux sur cette thématique. L'onirisme : une autre nouvelle frontière du jeu à explorer ?
[[Agricola - Edition révisée](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/agricola-edition-revisee-1)][[ARBORIA](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/arboria)][[CO²](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/co2-2)][[Cottage Garden](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/cottage-garden)][[Il était une forêt](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/il-etait-une-foret)][[Kodama - Les esprits de l'arbre](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/kodama-les-esprits-de-l-arbre)][[L'Arbre](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/l-arbre)][[Le Temps des Moissons](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/le-temps-des-moissons)][[Photosynthesis](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/photosynthesis)][[Pollen](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/pollen)]