Mare Nostrum – les coulisses
ou tout ce que vous vouliez savoir pour créer votre jeu sans jamais avoir osé le demander…
On m’interroge fréquemment à propos de la façon de procéder pour un créer un « gros » jeu comme Mare Nostrum. Comme d’hab, pour éviter de réécrire 20 fois la même chose dans 20 topics différents, je vais encore abuser de cet excellent moyen de com que sont les niouzes du trictracblog !
Chaque créateur a ses propres méthodes de travail, et les miennes ne valent pas mieux que celles des autres mais ce qui me semble le plus important à respecter dans le chantier inhérent à la conception d’un gros jeu, c’est l’alternance de phases de création bien distinctes :
- les phases de brainstorming où l’on se « lâche » et où l’on imagine tout ce qui peut être chouette à mettre dans le projet (sans aucune contrainte de faisabilité ou de coût de revient)
- les phases de définition du projet où l’on élague, où l’on resserre, où l’on fait des choix
- les phases de test où l’on soumet ses plus belles idées au verdict de la pratique
J’ai utilisé le pluriel pour chacune des phases car dans un projet comme MN il y a eu plusieurs temps de conception : un 1er temps pour concevoir l’ensemble bien entendu, mais ensuite d’autres temps complémentaires pour des sous-domaines du projet comme les extensions par exemple.
Phase initiale de lâchage : Tiens… et si que je mettrais des krakens et aussi des paras dans mon jeu !
Lors de cette phase, le mot d’ordre est simple : « lâchez-vous !». Même si vous savez très bien dès le départ que tout ne pourra être gardé, il est fondamental d’avoir à l’esprit toutes les pistes possibles. Vous verrez par la suite que, même une idée qui n’a pas été retenue, peut refaire surface bien plus tard sous une autre forme.
Pour MN par exemple, nous avions émis l’idée que le nouveau MN puisse être un « MN legacy », cad un MN qui se façonne au cours des parties et qui au final, est différent pour chaque joueur. Cette idée a été rapidement abandonnée. En revanche, l’esprit de cette personnalisation s’est retrouvée dans la conception des extensions : à savoir, une possibilité de mixage des 3 extensions, qui pourra être différente à chaque partie, et qui permet de se faire pour un soir le MN que l’on souhaite. Cela a les avantages de l’individualisation de Risk Legacy sans en avoir l’inconvénient (c’est un point de vue ! à savoir l’irrévocabilité d’une configuration définitive.
De la même façon, lors du brainstorming à propos des extensions, Bruno avait lancé l’idée que l’on prévoit un système de draft pour définir la situation de départ de chaque civilisation. Idée séduisante ! Pour ma part j’ai tout de suite pensé à l’extension « Spice Harvest » de Dune où l’on pouvait effectivement démarrer avec plus ou moins de troupes, dans d’autres lieux, avec un montant d’épice différent, etc. Au final, l’idée n’a pas été gardée car il nous a semblé difficile pour un jeu « historique » de proposer des situations en complet désaccord avec la réalité historique. Comment concevoir un romain qui démarre en Crète, avec un héros pacifiste ?! Pour autant, cette idée a ressurgi bien plus tardivement et s’est traduite en différentes possibilités de configuration suivant le nombre de joueurs. A 5 par exemple, lorsque l’on est l’heureux possesseur de l’extension Atlas (qui permet de jouer à 6 joueurs), on peut jouer sans l’Atlante ou sans le Babylonien (les H présents sont différents). Le feeling des parties n’est alors plus du tout le même et permet du coup une belle rejouabilité. Ça permet également de tenir compte de nos préférences en terme de civilisation (c’est Guillaume qui va être content puisqu’il avait posé la question lors de la trictrac tv ! :o)
Phase suivante de cadrage: OK pour les krakens chéri c’est fun mais les paras c’est pas un peu cheaté pour un jeu sur l’antiquité ?
Lors de cette phase, le mot d’ordre est simple : « taillez dans le vif, frappez d’estoc et de taille, coupez, rabotez, élaguez, supprimez ! Bref, ne gardez que l’essentiel, la quintessence, la substantifique moelle du cœur de votre projet ! ». C’est la phase la plus difficile et celle qui vous coûtera le + sur le plan affectif : « Quoi ? Il n’y aura plus de gros krakens gluants pour éclater les trirèmes des autres ! Mais c’est pas possible ! C’est nul : autant jouer au seigneur des anneaux sans Gollum ! ».
Pour MN il y a eu une problématique supplémentaire : dans la phase initiale, il a fallu lister tout ce que, avec Asyncron, nous imaginions pour cette réédition mais également tout ce qui avait existé dans le 1er opus! Il était bien sûr impensable de tout garder (sinon nous aurions fait la plus belle usine à gaz de l’antiquité!) mais c’est intéressant de noter que si certaines idées ont été carrément abandonnées, d’autres, comme les Dieux, ont été abandonnées telle quelle mais ont réapparu sous une autre forme. Aujourd’hui ce sont devenus des événements de l’extension Jérusalem, qui se jouent une fois par partie mais dont les effets sont pour beaucoup les mêmes que ceux des Dieux de la 1ère version.
Phase ultime de test: Hein ? Chéri ? Y a encore ta bande de geek qui débarquent ce soir à la maison ? Non, non, ils sont sympas, c’est pas le problème, mais qu’est-ce qu’ils éclusent…
Tous les jeux nécessitent des tests pour être mis au point et vendus au public. Mais dans les gros jeux la phase de test est très, très, très longue… Pour MN il y a quelques spécificités qui renforcent encore cela :
- chaque joueur incarne une civilisation qui a une géographie et un leader spécifiques
- le jeu repose sur l’acquisition de H&M dont les pouvoirs sont uniques
- on peut gagner de 4 façons différentes
Ces 3 éléments nécessitent un équilibrage parfait pour que le jeu fonctionne or, tester toutes les configurations possibles relèvent de la gageure ! 6 civilisations, 4 conditions de victoire et une trentaine de H&M, le tout de 3 à 6 joueurs (avec même un scénario pour 2), ça vous laisse quand même de belles perspectives pour vos longues soirées d’hiver !!!
A cela viennent s’ajouter d’autres difficultés :
- Tous les tests ne sont pas fiables :
Parfois le résultat d’un test n’est pas exploitable car la partie présente trop de spécificités pour être représentative (A MN il est arrivé nombre de fois qu’un joueur commette une erreur décisive qui change radicalement le cours de la partie)
- On ne peut pas toujours tester ce que l’on voudrait :
Parfois on a besoin de tester de nouveaux héros mais le déroulement de la partie ne se prête pas du tout à leur recrutement. Les choisir contre toute raison, serait de toute façon contre-productif, car les pouvoirs des H&M sont fait pour « s’exprimer » dans le cadre d’une combo avec d’autres et dans le contexte de certaines stratégies liées à des objectifs de victoire. Si toutes ces conditions ne sont pas réunies, leur pouvoir ne sera de toute façon pas révélé et le test n’apportera rien d’utilisable pour la validation ou l’invalidation.
- Les testeurs sont avant tout des joueurs !
« Pourquoi est-ce un problème ? » me direz-vous… Parce que si ce soir, on s’était dit que l’on essayerait le pillage pour tester une nouvelle modification et que le 1er joueur à gagner un combat s’aperçoit qu’il peut réussir une conversion : devinez un peu ce qu’il va faire… Bon c’est vrai qu’en test, on ne joue pas pour gagner…
La jolie blague… les joueurs jouent pour gagner ! C’est inévitable et c’est tant mieux mais du coup ça ne permet pas toujours de faire avancer les tests…
- Les changements testés doivent se faire à dose homéopathique :
Il y a nécessité à ne bouger que peu de paramètres d’une soirée sur l’autre, si l’on veut pouvoir évaluer correctement l’origine des effets obtenus. Sans cela, il sera difficile d’en déterminer la cause précise et donc de valider les choix faits.
Bref, vous l’aurez compris, les phases de tests sont les phases essentielles dans un gros projet et la seule façon d’en venir à bout, c’est de jouer, jouer, encore et toujours : jouer !
Conclusion: Chéri ? Tu viens te coucher ? Laisse un peu de hasard, sinon il va être chiant ton jeu !
Ce qui me fait vraiment plaisir dans le cas de Mare Nostrum, c’est que l’ampleur du projet a conduit tous les gens qui y étaient associés, à s’y impliquer entièrement, à se l’approprier, à le « ressentir de l’intérieur » comme moi, à y croire et à le porter autant que moi…
C’est un sentiment assez difficile à exprimer mais il est en tout cas extraordinairement valorisant et communicatif ! Je fais le vœu que cette campagne ne soit que le début d’une belle aventure !