Présent : Je joue... Futur : Je jouerai... peut-être ?

Le temps passe vite… bon peut-être pas aussi vite que sous la Nouvelle-Jérusalem en 1643, alors qu’il reste 388 boites de Claustrophobia que tous les véritables joueurs attendant anxieusement de savoir s’ils auront enfin de nouveaux combattants dont les Sarrasins travaillés par CROC et Laurent Pouchain… (oui, nous plaçons ici une angoisse personnelle, ça vous embête ?..) Mais depuis le dernier salon d’Essen 2018, il y avait un petit événement, resté discret finalement, qui avait titillé notre intérêt et le plaisir que nous avons à réfléchir à notre passion autour des jeux de société, le secteur économique dans lequel ces jeux évoluent, son état et son avenir.

Ce petit événement était une conférence organisée par Internationale Spieltage SPIEL et qui avait pour titre "Comment joueront l'Allemagne et le monde dans le futur ?". Pendant un peu plus d'une heure, les invités n'iront pas vraiment jusqu'à jouer les Madame Irma Soleil, mais ils dressent pourtant, par leurs mots ou entre les lignes, un début de portrait intéressant de la situation actuelle du Jeu de Société.

Les invités :

- Carol Rapp, Directrice générale Asmodee Allemagne

- Sophie Gravel, Présidente de Plan B, Next Move et Eggertspiele

- Stephen Buonocore, Président de Stronghold Games

- Friedemann Friese, Auteur aussi bien qu'Éditeur

- Eric M. Lang, Auteur et Directeur Game Design chez CMON

- Ignacy Trzewiczek, Auteur et Éditeur via Portal Games

(De gauche à droite : Stephen, Eric, Carol, Friedemann, Ignacy, Sophie)
(puis un monsieur)

Les lignes et contours "flous" entre les jeux et ses marchés

Le jeu semble bien avoir une particularité dans son traitement sur les marchés nationaux : Que ce soit par son aspect "social" : faire jouer les jeux, rencontrer les joueurs, faire des démonstrations, sont le meilleur moyen "d'évangéliser" les non-joueurs et de les convaincre de l'intérêt des JdS, ainsi que de la palette d'émotion que ses parties procurent... Bref, ce n'est pas "qu'un produit à vendre" !

Mais aussi par son aspect "culturel" : si, à grand trait, les français semblent attacher plus d'importance à l'expérience vécue avec les autres joueurs, sublimés par les illustrations, les allemands ont une approche plus intellectualisante, où peu importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse d'une belle mécanique et d'un problème stimulant à résoudre. Chaque culture a sa propre appréhension des jeux et de ses règles... et ce n'est donc pas pour rien que nous parlons d'Eurogames, d'Ameritrash, de Kubenbois... mais s'y ajoute également une couche supplémentaire, plus individuel bien que potentiellement "partagé", voir "communautaire". Pour Eric Lang, voir un plateau avec plusieurs sections, une piste de score, des cubes en bois de différentes couleurs, lui permet de projeter un type de jeu, avec "salade de points" et "transformation de ça en ça pour arriver à ça"... et ça ressemble, pour lui, à du travail. Pour Friedemann, regarder un jeu avec des grosses figurines sur un gros plateau, avec un gros livret de règles, c'est... "trop gros à appréhender", trop lourd sur l'estomac. Chacun a donc sa culture ludique et les envies de jeux qui vont avec. Mais de temps en temps, il en est un qui trouve grâce... Bref, là encore, les frontières deviennent de plus en plus floues !

Culture Cubes : la mémoire du mondeQuand on vous dit que c'est de la culture... c'est même marqué dessus !

Disons donc comme Stephen Buonocore que "tous les joueurs sont des joueurs (et monsieur de La Palice... ) et ils veulent des bons jeux"... sous-entendu un bon jeu trouvera son chemin dans n'importe quel pays, même si ce n'est pas au même rythme partout, ni dans les mêmes quantités... Question de marketing aussi !...

Et de réseau ! Localisé un jeu qui a été pensé "indépendant d'éléments langagiers autre que la règle" est plus facile et moins risqué : Les composants sont produits en plus grosse quantité, et donc à plus bas coût. Faire évoluer les stocks et les ré-impressions en fonction des chiffres d'un pays à l'autre est plus facile que de se retrouver avec 2000 boites coréennes dont on ne sait que faire. D'un autre côté, Friedemann Friese pense qu'un jeu dans sa langue, autrement qu'avec une nouvelle iconographie à apprendre, apporte un plaisir plus fort... un peu comme si le jeu était "personnalisé". Intéressant !

Quoiqu'il en soit, si vous ne pouvez assurer vous-même l'ensemble des pays, vous devenez alors "dépendant" d'un partenaire "localiseur" qu'il faut convaincre quant à l'intérêt du jeu et qu'il faut également écouter dans sa connaissance du marché local, prêt à répondre à ses besoins pour dynamiser ce marché autour du jeu. Rien d'évident non plus... et un risque de plus à assumer !

Un autre argument avancé est qu'il n'y a pas un marché du jeu mais des marchés... ou plutôt un marché avec différents segments. Des party-games aux core-games, sans que l'un ou l'autre ne soit "plus" ou ne soit "moins", mais simplement des plaisirs et des joueurs différents.

Détail (qui n'en est peut-être pas un) amusant : Eric Lang amène le climat comme élément d'analyse d'affection de différents types de jeux par le public. Dans un pays où il fait bon être dehors, des petits jeux semblent être à même de plus plaire puisqu'on ne va pas passer sa vie à l'intérieur alors qu'il fait beau. Ce à quoi répond avec humour Friedemann en posant une fausse question autour des Spieltage d'Essen, dans une zone grise, froide et humide... "le meilleur climat pour jouer à l'intérieur". Quand on sait qu'au Japon, la petitesse restreinte et contrainte de l'habitat conditionne le format des jeux, nous nous plaisons à penser que cet angle de vue pourrait bien nous apprendre quelque chose :

En plus du bon temps (libre), il faut qu'il y ait le bon temps (climat) !

Tric Trac

Un marché "BRUYANT"

There's a glut of games in the market

Stephen Buonocore

Si l'introduction de la table ronde fait état d'un marché florissant où l'on annonce 1400 nouveaux jeux présentés lors de ce salon, et des chiffres d'un marché allemand avec des augmentations à deux chiffres pour 50 millions de jeux vendus pour un total de 500 millions d'euros, les succès à l'international d'un Azul qui passe de 300 000 boites vendues en mai 2018 lors de sa nomination au Spiel à plus de 700 000 boites au jour du salon (en 4 mois), et donc dans sa première année d'exploitation confirme bien que les jeux de société ont le vent en poupe. Surtout si on compare ces chiffres aux 700 000 Pandémie vendus entre 2011/2012 et 2016. Une réussite également, bien sûr, mais pas à la même échelle, ni temporelle (4 ans vs 1 an), ni chronologique (il y a 6 ans et il y a 1 an).

Le marché du jeu de société est également émergent dans plusieurs pays et si le cas du Brésil est cité, c'est celui de la Pologne qui interpelle, semblant être devenu le troisième marché européen en terme de vitalité, et ce, en seulement 15 ans, et grâce à une quinzaine de personnes qui s'y sont attaqués à bras le corps. Comme nous avions pu le voir dans nos articles (et notre futur reportage) à propos de Blue Orange (partie 1, partie 2 et partie 3), c'est maintenant très souvent un marché internationalisé qui est ciblé, voulu, réfléchi... y compris en temps de développement autour d'un jeu comme le souligne Eric Lang.

Dans ce marché "bruyant", et les nombreux jeux sont eux-même sources de "bruits parasites" entre eux, il vaut mieux être un "gros" qu'un petit. Ce ne sont pas les différents rachats, fusions, des uns et (ou par) les autres qui semblent prouver le contraire. Stephen Buonocore explique ainsi que le rapprochement de Stronghold Games avec Indie Board and Cards Games (en vérité, avec la société-mère Indie Games Studio) permet de minimiser les risques, d'attirer plus facilement l'attention des joueurs ou des boutiques avec son catalogue, d'avoir des postes qu'un petit éditeur ne peut avoir (comme un directeur marketing ou d'autres postes spécialisés), de mutualiser les compétences et savoirs. Et puis, s'adresser à une seule personne au lieu de dix, c'est aussi un confort... en plus d'un gain de temps !

Mais cette notion de "bruit" est peut-être la plus intéressante à noter lors de cette conférence. On se rend alors compte que KS est une façon de faire du bruit pour attirer l'attention, au risque du coup, d'ajouter du bruit aux bruits. Que vous soyez le petit auteur, ou éditeur, souhaitant tester le marché et attirer l'attention, ou le spécialiste des événements marketings pour communiquer directement avec vos fans dans une trentaine de jours "orgiaque" d'un spectacle plus ou moins agencé, markété, plus ou moins réel, il faut faire du "bruit". Et la starification du milieu, où l'on suit les auteurs ou les illustrateurs, est aussi une façon de faire du "bruit" pour attirer l'attention.

Tric Trac

Comme le signale Stephen Buonocore "You need to compete for the mind share of gamers". Où comme dit par ailleurs et par d'autres, ici Arnaud Nourry de chez Hachette : "Nous sommes en compétition pour le temps disponible des gens"¹. Les ressources financières, spatiales et temporelles des joueurs n'étant donc pas extensibles à l'infini, elles finissent par être objet de toutes les attentions et, contrairement à ce que certains pensent : Il n'y en aura pas pour tout le monde ! Comme le souligne Sophie Gravel, il vaut mieux être dans le top vente de chaque segment. Effectivement, d'un Essen à l'autre, il suffirait de regarder le nombre de nouveautés passées aux oubliettes pour se convaincre que la compétition est rude... et le deviendra encore plus. Et comme il est impossible de prévoir l'accueil d'un jeu, ni son "potentiel" succès, quand bien même on peut étudier, préparer, accompagner la réaction des joueurs... Et là encore, Carol Rapp démontre qu'il vaut mieux avoir les reins solides (être un gros plutôt qu'un petit) pour encaisser un "insuccès".

Du coup, la communication prend une importance supplémentaire, les réseaux sociaux également... au risque de générer du bad buzz comme autour de First Martians dont la communication échappe à Ignacy Trzewiczek qui essaye de dégonfler la bulle en explicitant bien que "c'est un bon gros jeu ennuyant" et non un traité de survie sur Mars, rien n'y fait ! C'est même pris pour une méthode de communication. Et au final, les acheteurs, déçu de n'y pas trouver ce qu'ils pensaient, montrent leurs déceptions. Carol Rapp explique qu'avoir la bonne review au bon moment n'a rien d'évident, et même la date de sortie du jeu devient un casse-tête : à quel moment est-ce qu'il y a moins de bruit pour que nous soyons entendu ? Comment sortir de ce bruit ou passer par-dessus ?

Eric Lang nous propose une sorte de décroissance : "avoir la discipline de ne pas faire tous les jeux qu'on voudrait faire"... mais dans le même temps, il ne veut pas s'empêcher de faire un jeu ! Si lui et son équipe y croit, ils le feront et laisseront le marché décider. Sophie Gravel explique préférer 2 jeux par an par gamme que le "Spray and Pray" (tel un spray, on balance du jeux et on prie pour que l'un d'entre eux fonctionne et paye les ratés des autres). Le couplet, tirant un peu sur l'émotionnel, et bien sûr applaudi, de Friedemann Friese expliquant qu'il ne veut pas aller sur les réseaux sociaux, qu'il veut juste nourrir sa famille et faire ce qu'il aime, faire des jeux, sans avoir à discuter de pourcentages, de contrats, etc... est effectivement humainement entendable. Si c'est bien gentil de dire ça, ça ne fonctionne que si on lui achète ses jeux... et pour ça, il faut des gens pour les vendre, pour communiquer dessus... à moins qu'il n'entende par là que les autres doivent arrêter d'en faire ? Bref, pas facile de contenter tous le monde !

Et finalement... Et bien, à chacun alors de gueuler encore plus fort pour attirer l'attention ! Jusqu'à quel niveau de bruit irons-nous ? Étonnant également de voir comment sont envisagés les médias Jeux de Société qui sont justement là normalement pour parler des jeux. Lorsqu'on entend les distributeurs se tourner vers la facilité du "pourquoi payer puisque c'est gratuit" et la facilité à faire du bruit en multipliant les "est-ce que vous êtes là ?" comme un bon vieux DJ des années 90/2000 via les chaînes Youtube, leur propre réseau, FB... multiplication du bruits auquel, comble de l'ironie, nous participons !

En guise de conclusion

Concluons donc : L'internationalisation est galopante et les lignes du marché sont de plus en plus floues. La fracture, entre "grosses structures" (ou "rassemblement de petites") et "petites maisons d'éditions", s'entérine chaque jour davantage, se concrétisant pour le marché entre "gros succès" et "petites ventes", "gros cassage de gueule" ludique et "succès d'estime". La compétition est lancée pour retenir l'attention des joueurs... et plus il y a de jeux, moins il y a d'attentions par jeux (ressources temps libre/argent/espace) ! La communication et le marketing gonflent... Tout ça aboutissant à un marché "bruyant" qui court après le bruit, comme autant d'ânes de Shreck à sauter partout en disant "moi ! moi ! choisis moi !"

Alors certes, pour l'instant, les moyens de productions grandissent pour répondre à toujours plus de demandes. Et les joueurs ne sont plus en peine de trouver "boîtes" à leur goût (mais peut-être sans avoir le temps de tout suivre pour savoir quoi choisir). Les manufactureurs achètent de nouvelles machines, agrandissent leurs équipes, vont de plus en plus vite...

Et le jeu restera dans le futur, bien sûr, et tous concluent de cette façon : Nous jouerons toujours dans le futur, et peut-être même davantage. Parce que l'être humain est un animal social... et plus il est déconnecté de la réalité par les tablettes, smartphone et rézosocios, plus il devra se re-connecté à ses semblables humains... et quoi de mieux qu'un jeu de société pour ça...

Mais d'ici là, terminerons-nous tous sourds et aphones dans une cacophonie qui n'a plus ni queue ni tête, stérile tragédie ?

... Allez, puisque c'est comme ça, nous allons nous faire une bonne partie d'jeu, tiens !

Tric Trac- Regardez mon jeu, il a des belles figs...

- On me dit au téléphone que nous aurons le prochain Feld en VF, tu m'en prends combien ?

- Le mien, chez les ludistes, il a déjà 20 "J'aime" et 2 "Partage" !

► Le lien vers la conférence (en anglais, sous-titré)

1 : Cf l'article source

42 « J'aime »

Merci beaucoup pour ce super article et pour le lien vers la conférence Monsieur Guillaume !!!

Très intéressant, merci

Merci pour cet article très intéressant :slight_smile:

Merci !!! Agréable de retrouver du contenu sur TT, encore trop rare à mon goût !

3 « J'aime »
  • J’ai pas entendu, qu’est ce qu’il s’écrie ?
  • Des si belles boites !
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Intéressant :slight_smile: Merci!

Merci pour cet excellent article.

Cela me fait peur, étrange, j’ai le sentiment que l’on va dénaturer la créativité, que l’on va lisser tous cela… Que seul les jeux bénéficiant de gros moyens de communication percerons. Cela me rappel la déclaration de Monsieur Phal concernant le fait que Hachette se lançait dans le jeu.
Je m’y sentais bien moi dans ce petit monde là. J’aimais bien avoir de chouettes “petits” créateurs venir sur TT nous montrer leurs bébés. Tout cela est-t-il fini ? La communauté des Trictraciens ( dont je suis un tout jeune vieux membre) me plaît bien moi, j’ai pas envie d’aller sur Youtube suivre des parties de jeu pourries et des explications léthargisantes.

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tant qu’il y aura une demande de jeu non-lissés, il y aura une offre derrière. Faudra juste être bien informé, car effectivement, le bruit principal viendra d’ailleurs. Mais le bruit ne fera pas disparaître les petits jeux intimes, tout comme dans le secteur de la musique, du cinéma, de la littérature, … : les millions de ventes ou d’écoutes de musiques de Lady Gaga n’ont aucun impact sur la création artistique musique de groupes “underground”. Faut juste s’informer au bon endroit, c’est tout.

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Il existe un paquet de musicien excellent qui restent underground et ne voit jamais leur talent reconnu. Parce que trop différent du mainstream. Seules les plus acharnés parviennent (avec de la chance en plus de la pugnacité) à faire connaitre leur création. Par contre la quantité de bouse consommée que l’on se tape est incroyable. Franchement… Est ce que je suis prêt à me coltiner 5 à 10 ans de déclinaisons de Azul ? 5 à 10 ans de Unlock “like” ? voir 30 ans de Monopoly “style” ? Comment pourra-t-on dans cette soupe trouver les Race for the Galaxy ? Les Battle Star Galactica ? Les Alone ? (Mes choix ne sont peut-être pas les bons mais ce sont ceux qui me viennent à l’esprit)
Pour ce que cela vaut : JK Rowling à fait le tour des éditeurs pendant des années avant de pouvoir publier ses fameux Harry Potter : ce qu’elle écrivait était trop différent de ce qui “portait” la littérature, trop risqué. Et même encore maintenant être écrivain dans la littérature de l’imaginaire c’exst compliqué, on préfère des Musso (Beurk).
Les attentes des éditeurs sont à la mesure de leur taille. Je ne suis pas certain que le Spread & Spray soit courant dans l’édition, et de toute façon seule les plus gros peuvent ce permettre une telle politique de vente. Et puis derrière un tel mode de fonctionnement il faut encore voir la distribution…

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Bon taf…merci !

*Shrek :smiley: