Age of Towers, financé sur Kickstarter en février 2017, vient de sortir en boutique. Les backers, après avoir essuyé plusieurs retards, ont pu déballer leurs boites durant ce mois de juillet. Comme souvent avec les projets passant par une plate-forme de financement participatif, la période de production ne fut pas un long fleuve tranquille et la relative bonne côte de popularité de l’éditeur Devil Pig Games fut partiellement mise à mal. Que reste-t-il alors des promesses initiales, de ces longs mois allant d’annonces de retards en retards d’annonces et finalement de cet accouchement dans la douleur ?
De l'euphorie aux désillusions
J'ai longtemps hésité à parler de la campagne pour me concentrer uniquement sur le jeu, le "produit final". Mais je pense qu'il est illusoire de croire que le déroulement de la campagne KS n'a pas eu d'influence sur mon sentiment actuel concernant le jeu. Je n'aurais sans doute pas la même relation avec AoT si je l'avais acheté en boutique, sur un coup de tête, ou essayé chez des amis. Que je le veuille ou non, pour moi, AoT n'est pas qu'un jeu. C'est aussi le résultat de tout ce qu'il a pu se passer à partir de l'annonce du KS jusqu'à sa réception chez moi. AoT ce fut d'abord une campagne de financement flamboyante, des porteurs de projets à la confiance affichée au-delà du raisonnable, un coeur du jeu supposément terminé avant la fin du financement. Et puis, de multiples retards, une communication erratique et maladroite, un amateurisme qu'il est difficile d'accepter aujourd'hui pour des projets de cette ampleur, surtout venant d'un éditeur qui a déjà plusieurs expériences. Des erreurs à répétitions lors de la production couplées à la piètre réputation de DPG concernant la finition de leurs jeux (multiples errata, fautes évidentes, etc.) pouvaient faire craindre le pire. Bien sûr, il ne s'agit pas ici de charger les cochons (à défaut de mule) plus que de raison. De leur coté, ils se sont retrouvés en difficulté face à une usine peu coopérative (qui avait elle-même des soucis logistiques à régler), des backers pas toujours compréhensifs (j'en ai fait partie) et des coups du sort fâcheux. Néanmoins, et de leur propre aveu, une partie du problème semblait venir de l'organisation même de l'entreprise qui n'a pas su dépasser le stade d'amateurs passionnés au moment où les projets se multipliaient. Depuis ils assurent en avoir pris acte et avoir assaini leur façon de travailler.
Néanmoins, de ce chaos apparent, il était difficile d'espérer qu'émerge un jeu à la hauteur des promesses.
L'intérêt d'une bonne adaptation
Avant d'arriver chez DPG, le jeu a été développé par Guillaume Mazoyer. Sa volonté était d'adapter en jeu de plateau le genre du tower defense tel qu'il est généralement proposé sur tablettes ou PC. Un challenge ardu. Il semble en effet facile de tomber dans la complexification à outrance en voulant retranscrire tel quel des mécanismes gérés à l'origine par une machine.
Pour rappel, le tower defense met en scène des "monstres" qui vont arpenter un chemin vers la "base" du joueur. Si celui-ci ne met pas un terme à l'invasion avant l'arrivée des monstres, il perd la partie. Pour cela, il dispose de pièges (généralement des tours) qu'il va pouvoir placer le long du chemin et qui sont destinés à stopper la progression des créatures. Le jeu vidéo Kingdom Rush est l'archétype même de ce type de jeu. Un univers fantasy relativement générique, des monstres aux différentes capacités, des tours à effets divers, des pouvoirs spéciaux, des améliorations à débloquer etc.
Le premier niveau du jeu Kingdom Rush du développeur Ironhide Game Studio
Age of Towers reprend à son compte tout cela pour en tirer l'essentiel du genre et le rendre jouable sur une table. Chaque joueur possède sa mine (d'où sortent les monstres), son chemin (qu'il pourra agrandir) et son château (défendu par des gardes représentant les points de vie du joueur). Si un joueur perd son dernier garde, la partie prend fin. Les tours et les monstres sont déclinés en trois couleurs. Les tours rouges tirent sur les monstres rouges, les bleues sur les bleus, les jaunes sur... bref vous avez compris. Ces tours sont toutes améliorables afin de les doter d'une capacité unique en fonction de leur couleur (faire plus de dégâts, protéger les autres tours, ralentir les ennemis). Les monstres quant à eu disposent d'un "niveau" (généralement 1, 2 ou 3) qui constitue à la fois, leur vitesse et leur force et possède parfois d'une capacité particulière.
Une des bases du gameplay : shooter les monstres (image : DPG)
Comme dans le jeu vidéo il faudra alors optimiser ses placements pour maîtriser au maximum le flot continuel de créatures, avant l'arrivée du "boss". Là encore, caractéristique essentiel du jeu vidéo, la présence du boss renvoie à cette volonté de coller au mieux à son modèle d'origine tout en proposant un système de gestion simple et ingénieux. Le boss est un véritable "sac à pv" et chaque joueur va tenter de tuer le sien en premier car c'est un autre moyen de mettre fin à la partie tout en empochant au passage un bon paquet de points de victoire !
Des monstres rouges et bleus passent sans encombre devant les tours jaunes. (Photo : Pit0780)
Age of Towers étant un pur jeu compétitif, c'est des cartes que va venir l'essentiel de l'interaction. Et gare aux esprits chafouins autour de la table. Embaucher les héros du coin pour saboter les structures adverses, utiliser une catapulte pour balancer des monstres sur le chemin des autres, engager des mercenaires pour assassiner les gardes de la cité voisine, voler des gemmes (la monnaie du jeu) ou piquer des cartes, seront quelques unes des possibilités offertes par ces cartes "quête".
Je ne détaille pas ici la façon dont les règles s'articulent autour de ce gameplay, mon but est simplement de vous donner une idée globale de ce qu'essaie d'accomplir le jeu.
Un contrat rempli haut la main
Alors tout cela est bien joli mais quant est-il une fois devant le jeu, autour de la table. Et bien déjà oui c'est joli. La qualité du matériel a déjà était louée ici et là. Du carton épais, des figurines en plastique qu'on ne se lasse pas de manipuler, un "all-in" qui déborde de contenus supplémentaires. Le jeu prend place dans un univers fantasy loufoque tout à fait générique mais qui a le mérite de parler à tous (et qui sera difficilement reprochable étant donné qu'il découle lui-même de cette volonté de s'inspirer du jeu vidéo). Orcs, morts-vivants, elfes, et même Chtulthu, rien ne nous sera épargné dans les clichés du genre. Le tout est servi par une direction artistique de qualité, prenant peu de risque mais qui sait poser son univers. Les illustrations très colorées de Gaël Denhard et Olivier Derouetteau portent l'humour joyeusement débile du jeu .
Je disais dernièrement, à propos de AoT, que je ne pensais pas qu'un jeu puisse être à la hauteur du degré d'attente généré par Kickstarter. Je ne suis pas loin de réviser mon jugement.
Il est parfois difficile de mettre le doigt sur ce qui plait dans un jeu. La promesse initiale, celle qui m'avait fait plonger, est plus que respectée. L'auteur et l'équipe de DPG ont compris tout ce qui faisait l'attrait, le sel d'un tower defense et ont réussi à traduire cela dans la langue du jeu de plateau. On est face à un jeu accessible mais pas dénué de challenge (merci les extensions). Il faut optimiser le développement de son chemin, gérer au mieux le placement de ses structures et prendre en compte le mouvement des monstres sur plusieurs tours.
De l'anticipation, du placement, de la gestion... Age of Towers, un brise neurones un peu monotone ? Et bien non, car rien n'est jamais joué. Les parties sont animées, les cartes ou les pouvoirs des monstres apportant des véritables retournements de situation. Certains diront du chaos. Je trouve pour ma part que ce "chaos" s'inscrit parfaitement dans la logique du gameplay. Un réseau de tours habillement construit peut se retrouver d'un coup inutile car les monstres se seront tous décalés d'une case, ou parce qu'un adversaire vient d'offrir un raccourci à la joyeuse troupe qui arpente votre chemin. Les monstres que vous vous êtes employés à bastonner méticuleusement (et avec amour !) au tour précédent se retrouvent miraculeusement remis sur pied par les pouvoirs magiques du boss que vous venez d'énerver. Et n'oublions pas le pote Chtulhu et ses innombrables cultistes qui risquent de vous causer plus de tort morts que vivants mais qui deviennent des cibles prioritaires pour vos tours. Si on accepte le potentiel de fourberie du jeu et de ses adversaires alors rien n'est jamais frustrant, le jeu installant fort heureusement une ambiance bon enfant. De plus, et même si il sera dur de gagner sans jouer les cartes, un élément de gameplay qu'on pourrait avoir tendance à négliger dans sa première partie, les tours restent le coeur du jeu.
Une partie à 3 joueurs en cours (photo : Pit0780)
La version all-in du KS offre une modularité impressionnante. Nouveaux bâtiments, nouveaux événements, mini-boss, mercenaires etc. et surtout plusieurs set de nouveaux monstres apportant son lot de règles spéciales appréciables pour renouveler les parties. A ce titre je trouve étonnant que Devil Pig Games ait choisi de commercialiser le 5e joueur comme première extension plutôt qu'un nouveau set de monstres, les morts-vivants me semblant un candidat idéal.
Un aperçu du pledge Fortress, le All-in (photo : DPG)
Après de nombreuses parties et des heures de jeu je n'ai pas trouvé un défaut qui puisse ternir ce bilan plus que positif. Bien sûr, le jeu n'est pas parfait. Les errances de la production ont laissé quelques stigmates. Des imprécisions et des coquilles parsèment le jeu jusque dans la boite de base. Mais, rien, de mon point de vue, qui soit scandaleux ou insurmontable, rien ne bloquant le jeu, rien ou presque qui ne puisse être résolu en faisant intervenir le bon sens.
L'amour rend aveugle diront certains.
A coté de ces détails, nous avons là un jeu généreux. C'est parfaitement le mot. Même si il est difficile de prendre conscience du travail que le développement du jeu a nécessité, on sent que tous y ont mis leurs tripes. Malgré les maladresses, j'y vois la volonté d'offrir la meilleure expérience possible aux joueurs et face à ce résultat je ne peux qu'imaginer la détresse que ce fut pour eux de voir leur projet pollué par un nombre incalculable de problèmes durant la production (et même un peu après).
En conclusion
Vous l'aurez compris, AoT est pour moi au-delà du coup de coeur. Je pense que c'est le jeu qui m'a le plus touché ces dernières années. Indéniablement il a de nombreuses qualités, mais il a ce petit truc en plus pour moi. Ce truc qu'on n'explique pas mais qui fait passer un jeu directement dans son panthéon personnel, sans que ce soit ni réfléchi ni forcément logique.
Merci à Pit0780 pour ses photos.