La richesse des publications des jeux contemporains fait que, souvent, certains jeux apparaissent et disparaissent presque aussi vite. Aujourd’hui je vous présente un jeu ancien qui a connu ses heures de gloire avant disparaître après plusieurs siècles d’existence et vous comprendrez surement le pourquoi de cette histoire étonnante.
On ne sait pas très bien quand la Rithmomachie ou le Jeu des Philosophes ou encore le Jeu de Pithagore apparait. Les premières traces semblent situer sa naissance en Bavière dans la ville de Wüzburg aux alentours de l’an 1030. Il se pratiquera du XIe au XVIe siècle, date à laquelle son usage disparait.
Ce sont les modernes qui vont l’exhumer grâce à plusieurs manuscrits et livres qui en font mention, le décrivent (parfois sommairement) et témoignent de son usage chez les lettrés et notamment dans les écoles religieuses.Certains ont bien essayé de lui donner une origine mythique lié à la Grèce antique mais aucun indice ne le laisse croire. Le thème algébrique du jeu le relie plus à l’enseignement pythagoricien, ceci expliquant cela.
Ce jeu, vraisemblablement répandu dans la bonne société passera d’Allemagne en France puis en Angleterre avant d’aller faire un tour en Italie mais… trop tard, la mode était déjà passée.
Position de début de partie
La présentation sibylline du manuscrit de Wüzburg est complétée ensuite par deux moines : Herman de Reichnau et Odon de Tournai. Ces deux derniers textes plus fournis, inspirants la plupart des écrits qui suivront.
Vers 1130, le musicien Fortolfus de Michelsberg écrit un livret avec des innovations et notamment des formes différentes de pions pour aider les joueurs. Ils en avaient bien besoin ! Cette même année commence une terrible famine en France et Allemagne et nombre de voyageurs finirent à la casserole ce qui est tout fait passionnant mais n’a rien à voir avec ce sujet.
Roger Bacon (1214-1294) en loua l’usage et Thomas More (1478-1535) y fait même jouer les habitants de l’île d’Utopia, son célèbre ouvrage.
Curieusement, si les textes attestent d’un usage bien implanté pendant plusieurs siècles, l’archéologie du jeu est très pauvre, ce jeu ne bénéficiant pas de l’art qu’à connu le jeu d’Échecs par exemple. Il est probable que la Rithmomachie ne trouva pas son public dans le domaine des jeux récréatifs.
Mais quel est donc ce jeu mystérieux ?
Il faut tout d’abord savoir que les jeux que l’on peut qualifier de savants, sont un outil d’apprentissage et d’éducation. On connaissait déjà la pédagogie ludique. La plupart des anciennes énigmes n’étaient au départ que l’équivalent de nos problèmes de robinets et de baignoires qui se remplissent qui sèment la frayeur chez nos chers écoliers. Ces jeux étaient le pendant noble des jeux de hasard. Les uns structuraient la pensée tandis que les autres déstructurait la société. Ceci avant que la Française des jeux ne soit créée s’entend...
La Rithmomachie fait partie des jeux d’affrontement sur tablier comme les Échecs. Le tablier usuel fait 8x16 cases et chaque joueur dispose de 24 pions.
Répartition des pièces pour ceusses qui aurait envie de s’en faire un petit à la maison
Joueur blanc
- Pièces rondes : 3 - 5 - 9 - 9 - 25 - 49 - 81
- Pièces triangulaires : 12 - 16 - 30 - 36 - 56 - 64 - 90 - 100
- Pièces carrées : 28 - 49 - 66 - 120 - 121 - 225 - 361
- Pyramide : Carré 64 + Carré 49 + Triangle 36 + triangle 25 + rond 16 = 190
Joueur Noir
- Pièces rondes : 2 - 4 - 6 - 4 - 8 - 16 - 36 - 64
- Pièces triangulaires : 6 - 9 - 20 - 25 - 42 - 49 - 72 - 81
- Pièces carrées :15 - 25 - 45 - 81 - 153 - 169 - 289
- Pyramide : Carré 36 + carré 25 + triangle 16 + triangle 9 + rond 4 + rond 1 = 91
Un des intérêts du jeu est qu’il est dissymétrique. Si chaque joueur dispose ses pions de manière symétrique et en possède le même nombre, la valeur des pièces ne sont pas les mêmes dans un camp que dans l’autre.
Ne cherchez pas de règles standardisées, cette notion n’existe pas encore. Ce que l’on nomme aujourd’hui un jeu de plateau était le plus souvent un matériel et un système de jeu global, chacun pouvant user de variantes personnelles ou locales. C’est toujours le cas avec un jeu de 52 cartes qui permet de jouer avec de multiples règles.
Les pyramides
La première chose à faire était donc de se mettre d’accord avec son adversaire sur le type de victoire que l’on allait utiliser. Et dans ce jeu, des victoires, il y en a plein ! Elles se composent de deux familles : les victoires ordinaires et les victoire propres qui nécessitent, en plus de gagner, de se laver les mains faire avec des alignements de pions précis. On retrouve ce genre de distinctions dans les règles du grand Tric Trac.
Le victoires ordinaires
- Par le Corps : On doit capturer un nombre donné de pièces adverses
- Par le Bien : On doit capturer des pièces pour un montant minimal
- Par Procès : Comme la victoire par le bien mais sans dépasser un montant maximum
- Par l’Honneur : Toujours en dépassant un montant choisi mais cette fois avec un nombre de pièces inférieur à un montant choisi lui aussi
- Par l’Honneur et le Procès : additionne les conditions des deux types de victoire.
Les victoire propres
- La grande Victoire est accordée si, quand on gagne la partie, trois pièces forment une suite arithmétique, géométrique ou Harmonique. Mieux vaut bien préparer son coup…
- La victoire majeure survient si 4 pièces alignées forment 2 suites différentes.
- Enfin, la Victoire excellentissime se termine sur 4 pièces alignées pour former 3 suites de 3 pièces…
Là déjà vous comprenez que le jeu ne se pratiquait pas sur un coin de table à la taverne du coin. Vous ne savez pas ce qu’est une suite harmonique ? Simple ! C’est la suite des inverses d’une suite arithmétique ! Allons ! À quoi pensiez-vous !
Mais alors comment joue t’on ?
J’ai envie de vous dire que c’est un petit peu comme aux Échecs. Chaque type de pièces (rond, triangle, carré) bouge d’une certaine manière. Mais comme c’est un peu trop basique, il existe une couche supplémentaire : chaque pièce possède un déplacement régulier et un irrégulier. Ce ne sont pas les mêmes…
La différence c’est qu’un déplacement irrégulier ne peut jamais déboucher sur une victoire ou une prise.
Et là, je vous rappelle qu’il est fort probable qu’au départ toutes les pièces étaient de la même forme, on devait donc déduire son mouvement uniquement de sa valeur…
Et pour corser l’affaire parce que tout ça est un peu trop simple, un système d’empilement permet de constituer une pyramide qui prend donc comme déplacement ceux des pièces qui la compose.
Notez également que les pièces sont double faces comme au Reversi puisqu’une pièce capturée peut passer dans le camp adverse.
Déplacement des pièces : en plan régulier, en noir irrégulier
C’est pas un peu trop simple du coup ?
Comme nous l’avons vu, les différentes sortes de victoires comprennent des prises. Aux Échecs, une prise se fait quand un mouvement amène une pièce sur l’emplacement d’une pièce adverse. Comme les Échecs c'est quand même un peu un jeu pour les gueux, ici l’on pratique de manière plus raffinée.
Devinez quoi ? Il existe plusieurs sortes de prises. D’ailleurs notez que la prise n’est pas obligatoire.Un peu de liberté que diable ! De plus les pièces capturées pourront être remises en jeu à notre couleur quand on le souhaite. Faut donc faire gaffe !
- La rencontre : Si une pièce est à portée d’une pièce adverse de même valeur alors elle peut être capturée. (comme le jeu est asymétrique, il y a peu de pièces de même valeur)
- L’emprisonnement : Si une pièce adverse ne peut plus bouger suite un de nos déplacement régulier alors elle est capturée.
- L’embûche : Si une pièce est à portée de 2 pièces ennemies et que sa valeur est égale à la somme, la différence, le produit ou le quotient des 2 attaquantes alors elle est capturée.
- La Puissance : Une pièce à portée d’une pièce ennemie dont la valeur est sa puissance ou sa racine peut-être capturée.
- La proportion : Si une pièce est à portée de 2 ennemis et que les 3 forment une suite (arithmétique, géométrique ou harmonique donc) alors la capture est possible.
- L’assaut : Si une pièce est à portée d’un pion ennemi et que le quotient ou le produit des deux est égal au nombre de cases qui les sépare alors… capture possible !
Comme vous le voyez, tout ceci est un petit peu basique. On se demande pourquoi ce jeu n’a pas survécu à la Renaissance. Notez néanmoins qu’il a du exister une version commercialisée par Ravensburger et qu’un Kickstarter a levé 16 000$ avec 331 contributeurs en 2012. Bien sûr nous sommes loin d’un Zombicide mais pour un petit jeu apéro ce n’est pas si mal. Je me demande également pourquoi cocktail Games ne le réédite pas en petite boîte métal. Que voulez-vous, ce sont les mystères de la vie ludique…
Vous savez encore un truc qui va vous permettre de briller en société.
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