Flâner entre les allées, renifleurer les parfums de la végétation humide, s’abreuvoir de quelques carpes qui coites rougissent les eaux bleues, tâter le temps qui tasse du creux d’un kiosque au pic d’un roc. Voilà belle collection d’instantanés de poésie, n’est-ce pas ? Et bien ce voyage souple et lent, ce jardin chinois idyllique de la dynastie Tang, ce n’est pas le point de départ, mais c’est le projet. Et dites-vous bien qu’il va falloir sacrément se remonter les méninges et s’activer les manches pour assurer la flânerie de l’Impératrice et sa cour.
Décorations
Tang Garden est un jeu pour 1 à 4 joueurs dont l'architecture est signé Francesco Testini et Pierluca Zizzi, estampé d'une magie naïadéenne par Matthew Mizak. Un univers chamarré chimérique qui colle particulièrement aux jeux de son éditeur, ThunderGryph Games, dont on a récemment soufflé les quatre bougies. Et si cet encore jeune éditeur espagnol ne vous dit rien, sachez qu'on lui doit notamment des titres comme Overseers ou Iwari, des pépites ludiques aux univers forts, qui témoignent d'une envie de faire pousser des jeux aussi beaux que bons. Après passage entre les mains vertes de nos amis Lucky Duck Games, le massif de Tang Garden (une boîte bien lourde et bien remplie qu'on ne déplace qu'en brouette) s'en viendra fleurir les étals français le 21 Juillet 2020.Une boîte tellement imposante (comme souvent avec l'engrais spécial Kickstarter) qu'au prime abord on en vient à se demander s'il n'y en a un peu trop, si ça ne dégueule pas un peu trop de matos, si l'ornement ne fioriture pas un poil moult. Sans compter qu'il faut avoir une bonne notion de géométrie dans l'espace pour résoudre le casse-tête du comment ranger tout ça dans son thermoformage (alors que pourtant ce bac à fleur ludique fut semble-t-il pensé pour). Fort heureusement, les chemins du monde d'internet sont parfois pavés de bonheur et de partage, et vous pourrez trouver ça et là des proposition de rangement d'internautes enluminés. Je vous invite aussi au passage à planter quelques points de colle sur vos kiosques, les éléments plastiques ne tenant pas toujours au mieux les murs en carton.
Deux petites anicroches, somme toute, de rien du tout, qui poussent tout de même aux premiers pas sur le sentier de Tang Garden à vous interroger sur un certain tout-meutch. Cet étalage de matos de fou, de mise en scène incroyable et d'overvescence de cool, ne sonne pas comme un poil surproduit ? On est en droit, dans les tous premiers instants du voyage, de se dire que pour un jeu tranquille et zen de construction de jardin poétique, on attendait pas forcément le budget d'un film Marvel. À la lecture des règles, l'impression tend à se poursuivre. Un léger malaise vient s'installer. Un sentiment contraire d'extase et de désabu digne d'un conteur romantique qui, perdu en pleine force Die Natur, se dit "tout ça pour ça". Se dit que le règlement du jardin "n'a pourtant pas l'air si fournit pour mériter autant cascades d'égards". Se dit même "akwabon".Oui, il est comme ça, parfois, le poète, quand en marchant le doute l'étreint.
Rassurez-vous : vous faites fausse route ! Tang Garden va, en quelques détours de jeu, s'avérer bien plus vicieux et stratégique qu'il n'y parait. Toute la fourberie qui sourde dans le terreau de ce jardin tranquille va rapidement se révéler, démontrant un jeu aux possibilités variées.
Déambulations
À votre tour, c'est assez simple. À quelques effets bonus près, vous aurez le choix entre construire le jardin (en plaçant une tuile sur le plateau central) ou décorer le jardin (en ajoutant des petites décorations, des fleurs ou des animaux, voir des éléments en volume que sont ponts, kiosques et arbres). Ces deux actions sont dépendantes du nombre de tuiles face visibles autour du plateau.
En effet, les tuiles sont divisées en 4 piles. La tuile du sommet de chaque pile est visible. Lorsque, pris par la joie du papillon, vous venez butinez une pile pour sélectionner la tuile visible d'un sommet, vous n'en révélez pas de nouvelle de suite. L'on ne révélera de nouvelles tuiles que s'il n'en reste qu'une (ou moins) visible sur l'ensemble des piles. Mais à mesure que les choix de construction s'amenuisent et se fanent, l'action de décorer le jardin va, elle, s'étoffer et dévoiler tout son pistil. En effet, pour embellir le parc, vous aurez à piocher 2 cartes + 1 carte par tuile face cachée. Pour avoir du choix dans l'embellissement, il faudra donc retarder le plus possible le renouvellement des tuiles visibles.Dès lors que le rythme de marche est pris par les joueurs, la partie se tend soudain comme un ciel d'orage et pète de tout son sel. Prendre une tuile qui vous électrise, c'est donner en un éclair l'opportunité aux décorateurs adversaires de faire des étincelles (et donc, c'est vous donner thor). L'envie légitime de couper l'herbe sous le pied de ces chiendents de faucheurs vous pousse alors naturellement sous la caboche. Mais provoquer le renouvellement des tuiles, c'est offrir aux stratèges bâtisseurs de plus vastes et confortables choix.C'est cette gestion de tempo toute particulière qui donne une délicieuse tension tout au long de la partie. Et croyez bien qu'une fois cette notion intériorisée, la météo des humeurs va régulièrement éclater autour de la table. Un peu comme dans un Abyss, ou pis, dans un Conspiracy, vous devez bien peser le poids de chaque fruit de vos actions, et surtout des opportunités que vous allez semer derrière vous. Une belle action pour votre poire vaut-elle d'offrir des largesses à vos adversaires ?À cette subtilité, ajoutons le fait que le jeu propose plusieurs stratégies, plusieurs promenades où mener le chemin de votre partie et votre potentielle victoire. Allez-vous prétendre au poste de décorateur en chef, en maximisant les cartes d'embellissement, et jouant à la mécanique de collection fort lucrative qu'elles promettent de voir fleurir au printemps ? Allez-vous plutôt bâtir, planter, terraformer, en cherchant quelles poses de tuiles rapporteront le plus de points ? Pourquoi ne pas plutôt améliorer votre arbre de compétence de paysagiste, en améliorant votre plateau personnel jusques-aux cases qui rapportent de nombreux points ? Ou encore vous orienter sur l'expérience utilisateur du futur parc, en vous attirant les faveurs des personnages les plus riches, puis en les guidant vers les zones du jardin les plus à même de vous rapporter de nombreux points ? À moins que vous ne fassiez un peu de tout, ou choisissiez radicalement l'opportunisme de sauter à pieds joints dans les flaques des actions juteuses, au rythme où celles-ci pleuvent ?Chouette panorama de stratégies de jeu possible pour renouveler les parties. D'autant qu'il suffit d'un nouveau battage de tuiles et de cartes, de décors de fond et de pose de jetons, ou une autre assemblée de joueurs, et voilà que la même stratégie ne représentera plus tout à fait le même défi.
Circonvolutions
Quand on foule pour la première fois le sol de Tang Garden, on se dit dans les premières minutes que c'est sympa. Qu'on entame une douce promenade, qu'on profite du petit théâtre de miniatures qu'est ce décor qui prend vie, et que c'est bien joli tout ça (car c'est franchement joli tout ça). Et puis on se dit que c'est peut-être un peu beaucoup pour ce genre de jeu de création de mini-monde. Que Meeple Circus ou Tokyo Highway nous ont prouvé qu'on pouvait évoquer tout autant les mini-mondes plein de vie avec plus de sobriété. Et puis, soudain, au détour d'un chemin, on tombe sur un étang tors, et l'on comprend.
Lorsque le déclic se fait, on se rend compte qu'on a affaire à un jeu bien plus piquant qu'il n'y parait. Qu'il y a, dans cette gestion du rythme de retournement des tuiles, une bonne tranche de fourberie et de calcul. À mesure que le décor prend du volume, Tang Garden prend en profondeur. Que le thème laissait songer à quelque chose de plus zen, alors que nous sommes en vérité une once de malice plus haute dans la réflexion. Et en fin de partie, on a de cesse de vouloir y rejouer, car l'on ne nous y reprendra plus, l'on tranchera bien mieux dans le gras de l'hubris de nos adversaires. Et même que l'on essayerait bien cette tactique-là aussi, tiens, pour voir...Quoi demander de plus à une boîte aussi conséquente qu'un jeu beau et bon, sachant se renouveler, même si c'est un jeu qui cache bien son jeu ? Des extensions peut-être (on en reparle en 2021) ?
Ajoutons au voyage un délicieux mode solo, au défi relevé, suspendu même, qui demandera toute votre attention pour ne pas tomber bêtement dans vos propres pièges (quelle idée, aussi, de creuser une tranchée au milieu du passage !). Point de bot à battre, mais plutôt une sorte de casse-tête à résoudre, modifié à chaque partie, une fois de plus, par le hasard du battage des cartes, pions et tuiles. La version solo de Tang Garden se paie même en prime le luxe de vous entraîner sur des sentiers tout à fait divergents de l'expérience multijoueurs. Vous aurez en effet à faire l'effort de penser le sentier de la gloire différemment, en inversant vos valeurs et habitudes de jeu, changeant ce qui était source de points (les chemins, les décorations) en malus et embûches effroyables à gérer !
de maquettes de la fourberie, de choix tendus,
d'opportunités soudaines, et de stratégies aussi diverses et variées
qu'un parterre de fleurs au printemps.
[[Abyss](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/abyss-0)][[Conspiracy (Abyss Universe)](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/conspiracy-abyss-universe)][[Iwari](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/iwari)][[Meeple Circus](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/meeple-circus)][[Overseers](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/overseers)][[Tang Garden](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/tang-garden)][[Tokyo Highway (version européenne)](https://www.trictrac.net/jeu-de-societe/tokyo-highway-version-europeenne)]