[Draftosaurus][Pandémie][The LOOP]
Octobre 2045, salle de cafétéria de l’Agence
Sujet : Simon Caruso
Spécialité : Mercenaire de l’image
Employé du mois : Juillet 2019
Entretien mené par l’Agent Temporel Mario Von Time, aka Mister Time, dans le cadre de la sortie prochaine du jeu The Loop (Catch Up Games)
Mister Time : Monsieur Caruso, je dois vous informer que cet entretien sera intégralement pas filmé.
Simon Caruso : Pas de souci, tant que vous m’offrez le café.
MT : Heu, non. Il sera déduit de votre paye.
SC : Ah mince, j’avais pas compris ça.
MT : Tant pis. Maintenant, vous allez nous raconter toute votre histoire.
SC : Toute mon histoire ?
MT : Toute votre histoire.
SC : Cannes, 3ème jour. FIJ 2019. Fidèle du salon depuis des années, je viens pour les jeux, et éventuellement trouver des boulots d’illustration. Cette année-là, je n’ai pris ni book ni rendez-vous, zéro pression. Je passe faire coucou aux copains sur leurs stands, et je fonce enchaîner les parties. Bon, après, si jamais y a du taff qui me tombe sur le coin du museau, je dis pas non, hein.
Le dimanche en fin d’après-midi, je sors d’une table de jeu, prêt à rejoindre ma compagne qui finit d’animer chez Ravensburger, avant de faire nos adieux à cet annuel salon qui nous manque déjà. Juste à ce moment, dans l’allée, je croise Seb et Clem, les Catch Up Boys.
Avec Seb, depuis quelques années, on se croise régulièrement sur les salons de jeu. On s’entend bien, et on attend de trouver le projet sur lequel on pourra bosser ensemble. Il me demande :
- Hey, t’as du boulot en ce moment ?
- Comme d’hab : j’en ai toujours plein, mais j’en aurai jamais trop.
- Cool. On a peut-être un truc qui pourrait t’intéresser : c’est un jeu avec un savant fou qui voyage dans le temps, et…
- Wow ! Vendu.
- Ce qu’on voudrait, c’est un style de dessin qui soit pas vu, humoristique, un peu décalé, alors on a pensé à toi.
- J’ai dit vendu.
- Donc si jamais ça t’intéresse, on peut en discuter, et…
- VEN-DU.
Après leur avoir subtilement signifié mon vague intérêt pour ce projet, je souhaite une bonne fin de salon aux Catch Up Boys, puis j’enlève ma couronne Loki, que j’arborais à l’envers depuis quelques heures déjà. Là, je me dis que si je peux décrocher un contrat avec cette tête-là, j’ai plus aucun souci à me faire pour mon avenir professionnel.
Quelques jours après, on se Skype avec Seb, et on rediscute de ce jeu de voyage dans le temps concocté par Maxime Rambourg et Théo Rivière. On parle beaucoup d’influences graphiques, du ton à adopter,... Est-ce qu’on part sur quelque chose de rigolo, ou alors est-ce que ça risque de mal informer sur le côté difficile du jeu ? Est-ce qu’on s’autorise à placer des références pop, et si oui, à quel point ?
Seb me demande de lui faire un croquis ou deux (rémunérés, on est pas là pour enfiler des perles), tout en ne me cachant pas qu’il a fait la même demande à un autre illustrateur (on bosse en toute transparence ; en plus d’être spécialisés dans les super jeux, les Catch Up sont hyper pros, c’est pas désagréable). Je suis ultra motivé, j’ai des idées, j’ai zéro pression. J’ai envie de convaincre que je peux être l’homme de la situation, et je balance plusieurs dessins, qui sont autant des recherches de design de personnage que des recherches de traitement graphique. Forcément, on a axé le travail autour du Docteur Foo, qui, on le pressentait, porterait toute l’identité du jeu. Encore une fois, zéro pression.
MT : Ça n’a rien à voir avec le jeu actuel. À quel moment les Catch Up ont décidé de se tourner vers un illustrateur compétent ?
SC : Non mais attendez, à ce stade-là c’est uniquement des recherches. Ça sert à arriver au bon truc, on trouve pas toujours du premier coup !
MT : Moui. Continuez.
SC : Bien sûr, c’est pas facile de se positionner, rien n’est encore très concret : le jeu est encore en développement, Seb ne sait pas encore exactement où on va au niveau de l’ambiance, de l’humour,... Sans rien proposer de définitif, j’essaye au moins de montrer différents traitements graphiques possibles.
On essaye des trucs, on discute, on tourne autour du concept. Au-delà du fait que Seb était assez mal à l’aise de faire réfléchir deux illustrateurs pour n’en garder qu’un à la fin, c’était pas évident de se projeter et de faire des choix, et j’aurais pas voulu être à sa place.
Nos recherches ont été interrompues par ma semaine de vacances. Avec Madame, on a une sérieuse addiction au jeu, et on a décidé d’aller voir ce que donnerait la fameuse croisière ludique du Capitaine Meeple dont tout le monde parlait tant. Des chouettes escales autour de la Méditerranée ponctuées par des énigmes qui rythment les visites, une grosse ludothèque à bord, des murders organisées tous les soirs, et plein de temps pour jouer (sans oublier le forfait alcool à volonté). Avec un couple d’amis, on a abandonné nos enfants et on a dit banco.
MT : Non mais on s’en tape, de vos vacances, mon petit père. Reprenez donc un café.
SC : J’en parle parce que, parmi les milliards d’activités proposées à bord, il y avait un atelier création de proto (à partir d’un thème imposé) auquel on a participé (cherchez pas l’As d’Or 2053, il dort à la maison dans une boîte à chaussures). Et cet atelier était animé par les excellents Bruno Cathala, Mathieu Blayo et, hasard rigolo... Théo Rivière ! Ne l’ayant jamais rencontré auparavant (mais connaissant et appréciant ses jeux, ainsi que ses costumes), je suis venu saluer le charmant jeune homme (il a l’âge de mon petit frère ; autant de talent et de barbe si jeune, ça m’énerve). Ça a été une super rencontre, le mec est la gentillesse incarnée.
- Mais quand tu dis Simon Caruso... Comme celui qui a fait des essais pour The Loop ?
- Oui, c’est moi !
- J’ai bien aimé ce que t’as fait, c’est très cool.
- Merci, c’est sympa !
- Attention, moi je suis que le co-auteur, hein, c’est les Catch Up qui décident.
- Je sais bien, y a pas de souci, je suis pas là pour ça. Ha ha, comme si j’avais les moyens de partir en croisière juste pour harceler les gens dans l’espoir que ça pèse dans une décision qui ne leur appartient pas. Par contre, si jamais tu as sur toi le proto, et 5 minutes pour nous le montrer,...
- Ah mais carrément, avec plaisir !
Le soir même, après que j’aie mis une volée à Théo sur Draftosaurus (histoire qu’il voie tout de suite qui était le patron), avec les copains on joue au proto de The Loop, présenté comme une sorte de Pandémie, mais en plus dur. Et en effet, on se fait rouler dessus par le Dr Foo et sa terrrrible Machine ! Ça évoluera dans les mois qui suivront, mais pour l’instant, le but du jeu (coopératif) est de détruire la Machine en même temps qu’on se met sur la tronche avec l’infâme Docteur (sans oublier ses horribles clones), qui voyage d’époque en époque sur un plateau-frise historique. Malgré notre défaite magistrale, on a beaucoup aimé le challenge et, forcément, j’avais encore plus envie d’illustrer ce proto plutôt prometteur.
De retour à la maison, je me remets au boulot, avec en tête l’impression que ce Dr Foo est vachement plus balèze et méchant que je ne l’avais imaginé. En même temps, je me dis que ça aurait du sens de faire à ce voyageur du Temps une tête en forme de sablier. Je pars donc sur un design vachement plus menaçant.
C’est ce croquis qui achève de convaincre Seb de me choisir pour illustrer The Loop. Ah oui, et accessoirement pour graphismer le jeu : mise en page, logo titre, icônes, textes, pions en bois,... Au final, tout ce qu’on trouve sur et dans la boîte (sauf le livret principal, qui sera mis en page par Clément, et la Machine en 3D), y avait bibi aux pinceaux. Baptême du feu de ouf pour moi qui n’ai encore jamais travaillé sur un jeu plus complexe graphiquement que juste des dessins avec un petit habillage maison autour. ZÉRO PRESSION, EXCITATION MAXIMUM.
Et c’est parti. Je continue les recherches, en essayant de trouver un traitement graphique et un process qui nous servira pour tout le jeu. Je commence par un premier essai (dans une ambiance eighties qu’on ne retiendra finalement pas, car trop vue, trop clivante et trop peu pertinente à notre goût).
MT : Oui, et puis vouloir ancrer dans une seule époque un jeu qui se passe dans plusieurs époques, c’est complètement con.
SC : Voilà. En même temps, on réfléchit au plateau, la grosse inconnue de ce jeu pour l’instant : quelle forme, quelle thématique lui donner ? Comment montrer les différentes époques, et comment intégrer la couleur les symbolisant ?
Vu qu’on a 7 époques à visiter, on part sur un plateau heptagonal, tout comme sur le proto de Max et Théo : chaque époque aura un décor, une couleur dominante et un logo associé.
Pour se rendre compte de ce que ça peut donner, je pousse un peu les choses au niveau du dessin, parce que juste des crayonnés, ça nous renseigne pas trop sur l’harmonie des couleurs.
Et puis, à force de tester des trucs, je demande, au cas où :
- Seb, est-ce que ça te dit si on part dans quelque chose d’encore plus stylisé ?
- Oui, vas-y à fond !
En effet, on pense tous les deux que plus le jeu sera stylisé, plus il aura une identité forte, plus il se démarquera sur les étals des ludicaires. Et je pense que le plus simple graphiquement sera toujours le plus efficace. Voilà donc comment on passe d’un dessin “rond” à un dessin plus “anguleux”.
MT : Ok, mais c’est quand que vous laissez tomber les années 80 ?
SC : Pas tout de suite, mais bientôt. En attendant, on se rapproche de plus en plus d’un vrai parti pris. Et puis Seb me parle de son idée de fragments de verre, plus ou moins étalés sur le plateau, mais qui représenteraient le Temps et ses différentes époques, avec pourquoi pas un élément/décor différent dans chaque morceau. Alors on teste.
À cette époque, ce qui rend nos essais un peu hasardeux (et qui explique qu’on sait pas encore trop quoi faire de la partie centrale du plateau), c’est aussi qu’on ne connaît pas encore la forme finale de la Machine, qui doit servir de “tour à dés” pour placer les cubes de Faille. Est-ce qu’elle sera fabriquée en carton ? Ou alors imprimée en 3D (avec l’aide de Maxime Rambourg et Dominique 3DZeBlate Breton) ? De quelle taille, de quelle forme ?
On commence également à se poser la question de l’ergonomie : où placer les logos des époques ? Est-ce qu’on marque des emplacements pour les cubes de Faille, et si oui, où ? Il faut bien réfléchir à la manipulation des éléments du jeu, et leurs interactions. Donc on a fait beaucoup de recherches et d’essais différents, mais c’est parce qu’on avait envie de faire les choses bien.
MT : Oui, en gros vous saviez pas du tout où vous alliez.
SC : C’est pas ça, mais il y avait beaucoup de paramètres à prendre en compte, et puis il faut dire la vérité : 7 époques, c’était une de trop, ha ha ! On a pas mal galéré pour trouver 7 couleurs qui soient suffisamment différentes les unes des autres. Et comment les agencer. Et faire un truc qui soit quand même agréable et intéressant à regarder à la fin ; je voulais vraiment éviter un effet trop bigarré à la Trivial Pursuit. En tout cas, il fallait que ce soit joli mais lisible. Sachant qu’il y a pas mal de matos à disposer par-dessus, il fallait pas non plus que l’un parasite le reste, et vice et versa.
Et puis de temps en temps, Seb m’appelait pour me dire :
Écoute, tu vas me tuer, mais on a bien discuté avec Max et Théo, et on a eu des idées, ça risque de modifier deux-trois trucs. C’est chiant ou pas ?
MT : C’était chiant ?
SC : Non, ça nous faisait parfois revenir en arrière (ce qui est pas loin d’être pertinent dans un jeu de voyage dans le temps), mais c’est toujours difficile de dire non à une bonne idée ! Et on a toujours tous été d’accord pour faire un jeu aux petits oignons. Alors est arrivée cette histoire de tuiles qui se placent autour du plateau, et on se dit que ce serait cool de faire des encoches dans le plateau. Quitte à bouger les emplacements des cubes de Faille. Et les logos des époques. Ce qui nous amène à penser différemment le plateau, et par la suite à laisser tomber ces fragments de verre pour un seul grand morceau/décor par époque.
Au bout d’un moment, on est arrivé à un truc qui nous plaisait bien, alors avant de finaliser quoi que ce soit, on s’est concentrés sur les cartes Artefact et les personnages joueurs, après avoir défini les icônes des époques et les jetons clones. Faut dire qu’entre les salons d’Essen et Cannes, on voulait pouvoir présenter aux distributeurs potentiels un proto jouable.
Seb et moi on a réfléchi aux influences pour chaque personnage en fonction de ses pouvoirs et cartes de départ. Je voulais aussi leur donner un caractère et une forme générale (et une couleur !) propre à chacun, en anticipant le travail sur leur pion en bois.
Graphiquement, j’avais depuis un moment une idée plutôt précise de là où je voulais aller (et qui a tout de suite plu aux Catch Up), donc ça pouvait aller vite. Clairement, c’est la partie illustration du boulot qui a été la plus instinctive et la plus rapide à réaliser. Pour les objets, j’avais une liste avec les pouvoirs correspondants, mais c’était comme je voulais : Seb m’a toujours dit que le plus important était que je me fasse plaisir. Si un objet ne me plaisait/ne m’inspirait pas, j’avais tout à fait le droit de partir sur autre chose.
Sur toute la durée de ce projet, on m’a fait sentir que je pouvais être force de proposition. Je suis loin d’être un auteur sur ce jeu, mais on m’a souvent demandé mon avis sur tout, et j’ai toujours pu faire des suggestions, donc c’était très agréable d’être pleinement intégré dans le processus créatif, à tous niveaux, et c’est avec plaisir que je me suis fortement impliqué dans toutes ces réflexions. Et je tiens vraiment à remercier Seb pour...
MT : Gardez votre discours de lèche-botte pour votre pot de départ en retraite. Parlez-moi plutôt de votre travail graphique sur les cartes.
SC : Ah ben c’est vrai que ça a été moins fluide sur le côté ergonomie des cartes.
MT : Oui, en gros vous saviez pas du tout où vous alliez.
SC : C’est pas ça, mais encore une fois, on a passé notre temps à se poser les bonnes questions, donc c’était nécessaire. Et puis il y avait pas mal d’infos à faire passer sur chaque carte : son époque d’origine, sa dimension de LOOP, les icônes d’effet, ainsi que nom de l’objet et sa description,... Réfléchir au sens de lecture à donner à ces éléments... Comment distribuer les couleurs, mettre en avant l’Artefact, retravailler les icônes,... Un travail compliqué mais passionnant. On a toujours essayé d’épurer les choses le plus possible, le mot d’ordre étant : lisibilité et hiérarchisation des informations, en cherchant à ce que l’aspect global soit à la fois fonctionnel et esthétique. Le premier vrai test en public étant le FIJ 2020.
MT : Laissez-moi deviner : rien n’était prêt, et personne n’a aimé.
SC : Pas vraiment. On a tous cravaché comme des dingues pour terminer le plus de choses possible : les différents jetons, le plateau secondaire, les dos de carte, les tuiles mission, les vortex, les cartes Foo, (autant dire qu’il y a eu beaucoup de café et pas beaucoup de dodo)... C’est vrai que la moitié des Artefacts étaient encore seulement au crayonné, on avait pas encore pu commencer le travail sur la boîte du jeu, et on a eu des idées déterminantes sur le design du plateau seulement après coup, mais la majorité du matériel était hyper proche du résultat final. Les gens ont pu jouer dans de bonnes conditions, et les retours ont été très bons, autant sur la mécanique du jeu que sur les dessins ! Ça nous a confortés dans nos choix graphiques, et on a entamé la dernière grosse ligne droite avant le lancement de la production deux mois plus tard.
MT : Et c’est là que Seb vous a appelé pour vous dire :
SC :Tu vas me tuer, mais il faudrait aussi qu’on travaille sur des modes de jeu alternatifs.
Parce que oui, THE LOOP est généreux : il y a 4 modes de jeu différents dans la boîte, avec ce que ça comporte d’iconographie et de matériel en plus. En même temps que la finalisation des cartes Artefact, la création d’un 5ème personnage joueur, les pions en bois, quelques ajustements sur la Machine (dont les dimensions avaient changé en usine), modification des jetons clones, (tout ça en plein confinement, autant dire qu’il y a eu beaucoup de café et pas beaucoup de dodo)... Et puis on s’est mis à la couverture.
MT : Enfin, cette couverture. Je pensais qu’on n’y viendrait jamais... Vous n’aviez vraiment pas d’idée pour la mettre en chantier à la toute fin du projet ?
SC : En fait, Seb avait, depuis le tout début, l’idée de mettre en avant le Dr Foo, en gros plan. On a seulement passé notre temps à prioriser tout le reste, pour que le jeu soit jouable sur les différents salons. La couverture ne servait finalement qu’à la communication. Mais c’est pas pour ça qu’il n’y avait pas de boulot dessus. Gros enjeux, c’est tout de même la première impression qu’auront les gens. Zéro pression.
MT : Et pourquoi du rose ?
SC : On a beaucoup réfléchi à ça. Dans notre bible graphique, le rose représente le Docteur et sa Machine. Et puis c’est une dominante qui n’est pas présente sur les boîtes des autres jeux Catch Up. Le rose, c’est aussi la couleur de la menace des Clones, c’est la lueur du jour qui décroît, qui annonce l’effondrement de notre civilisation, l’Apocalypse, l’espoir qui se meurt, le crépuscule de...
MT : Non, sans déconner, pourquoi du rose ?
SC : Parce que le rose, c’est classe.
MT : Amen. Un dernier mot, pour finir ?
SC : C’était vraiment une belle expérience professionnelle et humaine. J’ai au final très peu été en contact avec Max et Clément, mais ça a été une très belle rencontre avec Théo et un super partenariat avec Seb. On a formé une belle équipe, soudée et motivée par notre passion commune pour ce jeu. Et pour le café. Et pour les chansons de merde. Seb m’a appris beaucoup de choses concernant le reggae.
MT : Non, mais je voulais dire UN SEUL dernier mot, pour finir ?
SC : Sganabadarlane.
#savethe30oct