La Tric-Trac Cup est de retour. Pour une 10ème édition. Alors quand les organisateurs m’ont demandé si j’étais d’accord de choisir un jeu pour le qualifier d’office, et d’écrire quelques mots justifiant ce choix, j’ai accepté immédiatement (mais je préviens… sur ce sujet, je risque de faire long).
- D’une part pour apporter mon soutien et remercier les organisateurs de cette « compétition » (enfin.. surtout un prétexte aux délires et à la mauvaise foi)
- D’autre part et surtout, parce que le jeu que j’ai envie de promouvoir est pour moi une évidence
Ce jeu, c’est GYGES, de Claude Leroy.
La vie, c’est des rencontres…
Et ma rencontre avec ce jeu, avec cet homme, auront été plus qu’importants dans mon parcours ludique d’abord, puis dans mon parcours d’auteur. Dans mon parcours de vie, en vérité.
1985
Tout a commencé en…1985. Noel 1985 pour être exact.
Pour la première fois, Gyges croise mon chemin. Au travers d’un article dans la revue Jeux & Stratégie. La revue de référence. Celle qui m’a ouvert les yeux sur la possibilité d’une vie (ludique) après le Monopoly. Je lis cette revue, avidement, tous les deux mois, depuis une année environ.
C’est dans ce ce numéro spécial Noel 85 que je repère Gyges. Le principe semble cool. Le jeu obtient 2 cœurs dans la revue. Suffisant pour attirer mon attention. Mais pas pour essayer d’en savoir plus., ni pour acheter. Je suis à la la fin de mes études. Mon budget est plutôt limité et donc, Gyges ne franchit pas le cap de l’achat. Il n’empêche que je garde le nom du jeu en tête.
1993
Je commence à mieux connaître les jeux. Je lis tout ce que je peux sur le sujet. J’achète régulièrement des jeux (j’ai un métier.. ça aide). Cette année là, j’achète le hors série de Casus Belli consacré aux jeux de stratégie. A l’intérieur, deux pleines pages sur Gyges. Tiens... le revoilà !!
L’article est tout simplement excellent. Je le lis, le relis. Encore et encore. J’imagine. Je joue déjà dans ma tête. Ce jeu est pour moi, je le sens. Mieux : je le sais !
Alors le samedi qui suit, je descends à Annecy, dans la boutique sous enseigne Jeux Descartes, et j’achète la boite tant convoitée. Celle des éditions « Fidudé ».
Aussitôt rentré, je décortique les règles. Je trouve un cobaye. On joue. J’adore. Je suis conquis. Amoureux même. La mécanique du jeu est tellement simple. Et les possibilités tellement immenses.
Le principe qui me fascine, c’est celui de la contrainte.
Je m’explique : je ne vais pas ici retranscrire les règles de GYGES en détail. Mais généralement dans les jeux abstraits à deux joueurs, à cette époque, on assiste à un affrontement entre deux camps. Les blancs contre les noirs, si je résume. Et là.. et bien… il n’y a des pions que d’une seule et unique couleur. Manipulés par les deux joueurs. Sauf qu’il y a une astuce bien sûr. Et quelle astuce !! On ne peut jouer que les pions les plus proches de son bord du plateau. C’est cette contrainte qu’il s’agit d’exploiter pour, peu à peu, limiter les choix de l’adversaire et l’amener dans la nasse. (il y aurait bien d’autres choses à dire sur ce jeu, mais cette contrainte appliquée à un matériel unique, c’est du pur génie).
J’enchaine les parties.
Mon plaisir, mon enthousiasme ne faiblissent pas.
j’essaie de convertir autour de moi un grand nombre de joueurs.
J’ai envie d’organiser des compétitions.
J’ai envie que mes amis achètent eux aussi le jeu, qu’il prenne un essor d’envergure.
Je me suis même fabriqué un jeu magnétique, pour l'avoir partout tout le temps avec moi. Jouer avec les collègues du boulot à la pause de midi. Au dos de mon échiquier de voyage magnétique, j'ai dessiné le plateau au feutre indélébile. Et j'ai découpé des jetons pour faire les pions dans une feuille magnétique.
Sauf que…
Si autour de moi, les gens sont conquis par mon enthousiasme et mes explications, et bien, personne ne passe à l’acte d’achat. La raison principale étant que, pour un jeu abstrait de ce type, ils veulent bien dépenser un peu d’argent, mais à condition d’avoir un bel objet, valorisant, même quand on n’y joue pas. Un peu comme un beau jeu d’échec ou un Quarto qu’on laisse sur la table du salon. Parce que c’est bien. Et qu’en plus c’est beau.
Et c’est là que le bât blesse.
L’édition n’est pas des plus valorisante.
Une boite plate marron sombre, avec fenêtre transparente, au travers de laquelle on aperçoit une règle dactilographiée sur papier bleu, un plateau en bois peint rougeâtre et des pions qui font un peu anneau de tringle à rideau. Il faut bien l’avouer, l’ensemble n’envoie pas vraiment du rêve.
Alors je décide de prendre la plume. J’écris un long courrier pour expliquer ce constat, et je l’envoie aux éditions Fidudé.
Le temps passe. J’en ai même oublié cette lettre. Un samedi midi, le téléphone sonne.
Moi :« Allo ? » (oui, je sais faire preuve d’une imagination débordante lorsque je réponds au téléphone)
Voie Inconnue :« Je suis bien chez monsieur Bruno Cathala ?»
Moi : « Oui » (j’aime les réponses concises)
Voie Inconnue : "Bonjour. Ici Claude Leroy »
Moi:« Oh !!!!! Bonjour Monsieur. Je suppose donc que votre éditeur vous a transmis ma lettre !!! »
Claude Leroy:« Euh.. alors en fait.. pas vraiment.. parce que voyez vous, l’éditeur, c’est moi. J’ai créé Fidudé pour publier mes jeux »
Il s’ensuite une longue conversation passionnée, où Claude m’explique plein de choses sur le monde du jeu, sa passion pour les jeux abstraits, la difficulté de les faire éditer, et du coup la quasi obligation de le faire lui-même. En gros, il est devenu éditeur par obligation. Il fait de son mieux, mais ce n’est pas véritablement son métier (il est enseignant dans l’est de la France) et aimerait tant que son jeu soit édité autrement, avec des moyens professionnels.
Bref.. on a du discuter une bonne heure. Et c’était génial.
Et puis le temps a passé.
J’ai toujours continué à jouer à GYGES, de temps à autres.
Et puis… j’ai commencé à travailler sur mes propres prototypes.
Et puis… J’ai été édité.
Noël 2002
Le premier jeu que j’ai créé, et signé c’est Sans Foi Ni Loi.
Mais juste après j’ai eu la chance de faire une série de trois jeux pour deux joueurs : Tony & Tino, Drake & Drake et enfin Guerre & Beeeh (à l’heure où j’écris ces lignes, ce dernier est en train de refaire son apparition, en mode améioré tant au niveau des règles, de l’accessibilité et du matériel, sous le nom de Jurassic Snack).
Pour des raisons de choix de mon éditeur (Jeux Descartes), ce sont ces trois jeux pour deux joueurs qui feront leur apparition en premier sur le marché des jeux de scociété. Pour Essen 2002.
Peu de temps après Essen, mon éditeur me téléphone et me demande si je serai d’accord d’aller faire une démonstration dans une boutique en Suisse voisine (j’habite à 25 km de Genève). Mon éditeur m’explique que c’est important, parce que le patron de la boutique, c’est aussi le distributeur des jeux Descartes en suisse. Mais moi, important ou pas, tu parles si je suis d’accord !!! Ce sont mes premiers jeux, et je n’ai qu’une envie : voir comment les gens accrochent ou pas en les découvrant…
La boutique s’appelle l’Astuce, à Carouge. Et le distributeur Swissgames.
Un samedi de décembre 2002, me voilà à faire le trajet pour Carouge.
Je rentre dans cette boutique, que je découvre.
Et là, surprise. Sur les étagères en face de la porte d’entrée, il y a une pile impressionnante de GYGES, dans un boitage qui m’est inconnu.
Et cette fois, le jeu est beaucoup mieux mis en valeur.
Les pions sont devenus blancs. Sur la plateau sombre, ça tranche élégamment. Et la boite est quand même plus professionnelle.
De surprise je laisse échapper à voix haute« Incroyable !! il est magnifique ce Gyges !! »
Un grand type s’approche de moi et me dis« Vous connaissez GYGES »
Moi « Oui ! je suis fan. J’ai même eu une discussion avec l’auteur il y a quelques temps, il habite dans l’est de la France »
Le grand type« ah mais pas du tout, il habite dans le sud de la France »
Moi« euh.. vous êtes sûr ??? "
Le grand type« ben oui.. je suis sûr.. je suis Yves Menu, son éditeur.. swissgames c’est moi »
Moi « ahhhhh.. alors c’est vous que je viens voir.. je suis l’auteur des trois petits jeux à deux joueur chez Descartes »
Du coup, je fais ma journée de démo.
Avec Yves on sympathise autour de GYGES. Il est lui aussi tombé amoureux du jeu. Et, suite au même constat concernant son édition initiale, a décidé de tenter de l’éditer pour lui donner une meilleure visibilité.
Il m’explique que Claude a quitté l’est de la France pour s’installer dans le Gard.
Tiens c’est drôle, mes parents habitent dans le Gard.
Et là, je découvre que Claude Leroy habite … à 8 kilomètres de chez mes parents.
Lorsque je pars, Yves me dit :
« Tiens, prend le numéro de téléphone de Claude. Si tu descends chez tes parents à Noel, appelle-le, je suis sûr que ça lui fera plaisir ».
Quelques jours plus tard, chez mes parents.. on est entre Noel et le jour de l’an.
J’ai le numéro dans la poche. D’un côté j’ai super envie d’appeler. Et d’un autre, pour dire quoi ? Vous savez, je suis le gars qui s’était permis de critiquer votre édition, et avec qui vous aviez discuté il y a presque 10 ans ?
Et puis.. j’appelle.
Je tombe sur Claude. Direct.
La discussion est simple. Spontanée. Evidente.
Au bout de 5 minutes :
Claude« tu fais quoi ce soir ? »
Moi« Rien de spécial, pourquoi ? »
Claude« Et bien vient donc passer la soirée à la maison…. »
Je vais passer un soirée fabuleuse.
Il y a Claude, bien sûr, et puis il y a d’autres personnages hauts en couleur. Comme par exemple un facteur de flûtes. Que des passionnés. Mais aussi un des fils de Claude, un certain Timothée Leroy, avec qui je croiserai le fer autour d’une table de Ping Pong . Une soirée de parties acharnées de Gyges, d’échanges autour des stratégie de ce jeu, autour de la création ludique en général, autour du concept des contraintes.
Il faut dire que Lorsque Claude parle, tout le monde l'écoute. La voix est calme, posée, chaleureuse, enveloppante. Le propos est passionné, ponctué d'anecdotes qui maintienne l'attention. L'oeil est toujours animé d'une petite étincelle malicieuse. C'est un conteur érudit, qui n'a de cesse que de partager son savoir. La marque des grands.
ce qui est certain, c'est qu'au delà du plaisir d'avoir participé à cette soirée, ces échanges m'auront ouvert de nouvelles portes. Avec une influence certaine sur ma création :
Oui, chacun de ces jeux utilise un système de contrainte, dont je dois très probablement l’inspiration à ma fascination pour Gyges. !
Depuis, cette rencontre de 2002, je croise parfois Claude à Cannes.
On échange parfois un peu. Trop peu, puisque Cannes est devenu un tourbillon me laissant si peu de temps pour moi-même.
Mais à chaque conversation, je me retrouve captivé par l’homme, sa simplicté, son érudition, sa passion, son accessibilité. Un GRAND monsieur, dont je continue à suivre, avec curiosité et admiration, le travail. Un travail d’Artiste, incontestablement.
Ne serait ce que MANA… oui.. si vous aimez les jeux à contrainte, il faut absolument essayer MANA, sans doute plus accessible à tout un chacun que GYGES, mais pas moins élégant.
Et puis, bien sûr, j’ai aussi suivi les ré-éditions de Gyges : comme la boite de GIGAMIC, par exemple, qui remplace les anneaux par des pyramides.
Et puis la toute toute nouvelle version, KANG, un GYGES légèrement simplifié et thématisé dans l’optique d’essayer de capter un public plus large.
( Oui, je suis un privilégié. Claude m'a offert une version de Kang avec tapis en tissu et kangourous abstraits en fil de fer torsadé. A noter que vous pouvez retrouver cette version, ainsi que le Gyges original, et une magnifique version de Mana sur son site )
2018
Le temps a passé. Et passe encore. Plus vite. Trop vite.
Yves Menu a créé HURRICAN est devenu un de mes éditeurs phares – Mr Jack, MOW
Timothée LEROY a créé d’abord JACTALEA et est maintenant aux commandes de Blue Orange Europe. Et c'est ensemble que l'on aura vécu l'incollable histoire de Kingdomino.
La TRIC TRAC Cup est de retour.
Alors je nomine GYGES.
Parce que c’est pour moi l’occasion, unique, de rendre hommage à un jeu qui n’a pas la reconnaissance qu’il devrait avoir
Parce que c’est pour moi l’occasion de rendre hommage et dire mon admiration pour un homme qui mériterait bien de gagner un prix ludique. Alors pourquoi pas celui là, après tout !
Parce que la vie, c’est des rencontres…
(Je ne suis pas collectionneur. et pourtant, voici ma ludothèque personnelle concernant Gyges. Si ça c'est pas de la passion !!)
Post Scriptum: N’hésitez pas à aller écouter Claude Leroy parlant de son parcours sur cette excellente vidéo de la TTTV