Cette année, j’ai fait créer des jeux à mes élèves (25 élèves environ en CE1-CE2), comme on voit régulièrement des questions sur comment faire, et que j’ai abouti à un résultat satisfaisant, je partage mon expérience.
Et pour voir une présentation du résultat final, c’est sur mon site
étape 1 : culture ludique
On ne crée pas en partant de rien. Donc, de septembre à janvier, j’ai cultivé mes élèves. Tous les 15 jours environ, j’amenais un jeu en classe et leur en expliquait les règles. Ce jeu est ensuite resté à leur disposition toute l’année, ils pouvaient y jouer durant leur temps libre, une fois le travail fini.
Contrainte sur les jeux que j’amenai : accessible aux enfants, des mécanismes et thèmes variés, parties rapides et possibilité de déterminer un vainqueur même si on n’a pas le temps de finir (fichu maître qui interrompt une partie pour filer un exo de conjugaison…).
Quelques jeux amenés : Mow, la Guerre des moutons, Service compris, Babylone, Siam…
étape 2 : recherche de thème
Dès le début de l’année, je leur ai dit qu’on créerai des jeux (certains m’ont vu à Capital, un instit qui crée des jeux, ça les a fait rêver, ils étaient donc en demande). Donc, en février, on lance le truc : un jour je leur annonce que la semaine suivante on verra quelles idées ils ont, certains ont donc cogité un peu.
Le jour J, je leur demande donc de m’écrire 1 ou 2 lignes, voire moins, pour donner une idée de jeu : “de quoi ça parle, quel est le but, qu’est-ce qu’on fait”, sachant qu’on pouvait faire l’impasse sur le but ou ce qu’on fait. Autrement dit, je leur ai demandé de me sortir des idées de thème.
Ensuite, j’ai relevé, et écrit toutes les idées au tableau - en groupant ce qui était proche (pas mal de châteaux hantés…). Et là, on vote pour ses idées préférées.
J’ai dépouillé les votes, conservé les 6 idées les plus populaires et constitué des groupes de 4 ou 5 élèves, en fonction des votes de chacun et des incompatibilités (en terme de travail) de certains élèves.
étape 3 : exploration du thème
Etape un peu difficile pour les élèves, j’ai dû les recadrer plusieurs fois, mais essentielle. La consigne c’est “on ne fait pas encore le jeu. Juste, avec votre thème, marquez moi ce à quoi ça vous fait penser”. Certains m’ont parlé de cartes, dé… j’ai systématiquement refusé ça, pour rester sur le thème.
Exemple : le groupe de la course dans les nuages a finalement abouti aux idées qu’un nuage ça bouge, que ça peut faire des éclairs, qu’on va sauter de nuage en nuage, qu’on peut tomber, qu’il y a du vent, de la grêle… Toutes ces idées n’ont pas servi, mais certaines, oui.
étape 4 : traduire le thème en mécanisme
Là, on arrive à fin mars, 1 mois qu’on passe 1 à 2h par semaine à bosser sur les jeux, et toujours pas de jeux, ils piaffent d’impatience !
Je leur demande donc de réfléchir à leur jeu. Quel but ? Quel matériel est envisagé ? Quels mécanismes (“comment on joue”) ? Cette dernière question est difficile, mais en utilisant le résultat de la phase précédente, et en faisant aussi des analogies avec les jeux que je leur ai fait découvrir (étape 1) tous arrivent à des pistes d’idées (
exemple : le groupe du cimetière perdu : explorer des tombes = des cartes face cachée. On trouve des monstres, donc il faut des armes pour les attaquer…
étape 5 : premier proto
Une fois que ce que me présente un groupe tient vaguement la route (à savoir : un but du jeu, des embryons de mécanisme avec un matériel associé raisonnable et cohérent), papier, crayon, protèges cartes et pions de récupération : on fabrique à la va vite (1h environ) un premier jet du proto, puis on l’essaye - autant dire que les groupes de comiques qui trainassaient, en voyant leurs copains jouer se sont d’un seul coup réveillés et vraiment mis au boulot !)
Et là, pendant4-5 semaines, test régulier du proto (1 à 2h par semaine toujours). A eux de voir ce qui va (ce qui leur plait) ou pas. J’observe également beaucoup et relève certains problèmes qu’ils ne voient pas forcément (j’ai beaucoup chassé l’excès de hasard et les ai poussé à enrichir ou simplifier selon les besoins).
Il a fallu également chassé la facilité : un groupe qui ne joue plus à son jeu :
- pourquoi vous ne jouez plus ?
- notre jeu est bon, plus besoin de tester.
- rejouez-y quand même on sait jamais.
- Mais on en a assez d’y jouer !
- Donc, il n’est pas bon, au boulot !
Bref, peu à peu on arrive à des résultats satisfaisants, et les règles n’évoluent plus trop.
étape 6 : réalisation du “vrai jeu”
Les règles sont fixées, l’essentiel a été noté pendant les test, même si il manque quelques détails. On est fin mai, mi-juin il y a la kermesse et on veut y présenter nos jeux. Donc, au boulot, à raison désormais de 3h par semaine, on fabrique le vrai jeu. On liste le matériel nécessaire, on vérifie que rien ne manque, on voit quelles informations doivent apparaître sur le plateau. Pour ma part, je liste le matériel utilisable, à eux de se débrouiller avec ça pour trouver comment fabriquer leur jeu. Sur ce coup, mon rôle a été assez réduit - surtout contrôler que l’artistique ne nuit pas à la lisibilité du jeu.
étape 7 : écriture des règles / réalisation d’1 jeu ou 2 par élève
Là, on est à mi-juin, on peut mettre le paquet, l’année est quasi finie. Donc on met le paquet sur les 2 dernières semaines. Avec les notes prises tout au long de la phase de tests, on a tout ce qu’il faut pour écrire les règles. Reste à hiérarchiser tout ça, et à le mettre dans l’ordre (et aussi à se mettre d’accord, sur certains détails j’ai découvert que les règles variaient selon les gamins). Je leur donne un plan type, et comme le temps manque, pour la partie déroulement - la plus dure - on le fait en dictée à l’adulte.
Dans le même temps, essentiellement les après-midi, chacun réalise un jeu à ramener chez lui (voire 2 pour les rapides et ceux dont les parents sont séparés). Long, un peu galère pour certains jeux mais indispensables. Ceux qui finissent le plus vite ont aidé les autres, et finalement tous ont pu repartir avec leur jeu fini.
étape 8 : présentation aux autres classe
avant dernier jour de classe, une matinée consacrée à voir défiler les autres classes de l’école pour leur présenter les jeux, leur expliquer, et les faire jouer. Entre l’enthousiasme des autres élèves, qui a valorisé le travail de mes élèves, et le fait qu’ils ont réussi à expliquer leurs jeux de manière assez efficace (bon travail oral donc), cette cerise sur le gâteau semble finalement indispensable.
Bilan
Au final, les 6 jeux sont jouables et plutôt intéressants. Le jour où ils sont repartis avec leur jeu, j’en ai vu le soir au CLAE faire jouer leur jeu à d’autres élèves de l’école, et ils s’éclataient.
Cependant, si c’était à refaire, je changerai certains points :
- annoncer des contraintes matérielles dès le départ, en le limitant. Un groupe (M vs T) était parti sur un truc avec plus de 100 cartes (toutes différentes bien sûr). On a perdu un temps fou à cause de ça. Limiter aussi la taille du plateau, ça les force à chercher autre chose - ainsi, le groupe du cimetière perdu, devant mon refus de leur laisser faire un plateau immense a finalement trouvé l’idée des couloirs posés au cours du jeu, très intéressante.
- revoir le calendrier pour que ce soit moins la course à la fin. Avancer l’écriture des règles avant la réalisation du jeu fini. Avec 1 semaine de plus, j’aurai pu leur faire expliquer le jeu aux autres, idéalement avec un dictaphone. Si l’autre comprend rien, on recommence. Sinon, ça va. Avec une phase en groupe classe, ça permettrait d’appréhender qu’un jeu, ça s’explique en allant du général au particulier. Certains expliquent en disant d’entrée de jeu des détails (“alors le fou bouge de 3 cases” alors qu’on ne sait pas le but, si on joue chacun son tour, et autres trucs de base…)
- Prévoir un système pour qu’ils fassent une jolie boîte. Tout simple, à condition de limiter le matériel dès le début. Si je leur annonce d’entrée"votre jeu doit pouvoir rentrer dans un carton à chaussure", on collecte les cartons à chaussure pendant l’année et on prend le temps de les décorer afin d’avoir un produit fini. Parce que là, ils avaient les pions dans des sachets, les cartes avec des élastiques, le tout glissé dans des pochettes ou enveloppes, c’est un peu dommage.
Très intéressant ! Comme quoi, c’est faisable, confirmation.
Bravo pour l’initiative, le résultat, et le compte-rendu aussi !
Mention spéciale pour l’hopital des fous, qui m’évoque irrésistiblement quelque chose d’ici…
Ouaip, bravo, ça doit être une super expérience pour les gosses, et les jeux ont l’air chouette (moi j’aime bien la course des nuages^^).
Très sympa ça donne envie
Peut-être que je m’y risquerais l’an prochain, mais il faut que j’essaie de voir comment adapter le projet à mes élèves …
Oui, Bravo!!!
Ca n’a pas entrainé de critiques vis à vis des parents de passer 2h par semaine pour faire un jeu. J’en connais qui ne se seraient pas génés pour se plaindre…
Tu me donnes presque envie de lancer ça en lycée… avec la collègue d’arts plastiques pour les illus. A voir l’an prochain…
Bravo pour votre travail !!!
En regardant le dernier jeu sur les serpents, je pense qu’avec un peu de travail, de tests, tu peux en faire quelque chose pour le proposer chez Haba !
Je vois bien :
- des p’tites souris qui doivent traverser une jungle… sans se faire croquer par d’affreux Pythons qui s’allongent et/ou se tortillent…
Les éléments du python sont tirés aléatoirement d’un sac et placé petit à petit sur le plateau de jeu…?
voilou, bon taf
Ecoludiquement, Rémy-lee
Merci à tous
@shaudron : la course dans les nuages et celui dont l’idée m’a le plus fait triper. La gamine qui m’a eu l’idée m’a dit l’avoir eu à l’automne, et l’avoir gardé dans sa tête pour le projet jeu. J’ai presque envie de reprendre le concept pour en faire un jeu vraiment abouti…
@nicoM : j’ai la chance d’avoir d’excellentes relations avec les parents - faut dire, 3 d’entres eux sont membres de l’asso que j’ai créé au village, et je suis pas mal impliqué dans les activités de l’asso des parents d’élèves (qui a même organisé une soirée “tartes et jeux” en février pour faire rentrer un peu de sous dans les caisses ). Et puis, on y a été progressif : jusqu’en février, c’était 1h tous les 15 jours. De février à mi-mai, environ 1h/semaine, et c’est surtout en fin d’année que j’ai mis le paquet.
@Rémy-Lee : le jeu des serpents est sans doute le plus abouti. Il faut dire, ils ont vite eu le concept de base (serpent ficelle qui doit entourer le zèbre), le jeu est rapide et ils ont donc pu enchaîner les tests. Et cette idée du serpent ficelle est en effet sympa.
Ca redonnerait presque envie de retourner de l’autre côté de la barrière.
nicoM dit:Tu me donnes presque envie de lancer ça en lycée… avec la collègue d’arts plastiques pour les illus. A voir l’an prochain…
Et le collègue en LV1, je suis sûr qu’il peut faire bosser sur la trad des règles.
(et pourquoi la collègue? Les arts plastiques, c’est qu’un truc de gonzesse?)
Oui bravo! Mais comment as tu fais pour caser cette activité dans le programme? Parce que j’ai l’impression que les enseignats se plaignent souvent du carcan toujours plus restrictif des programmes.
Superbe boulot!!!:pouicbravo:
FOX62 dit:Oui bravo! Mais comment as tu fais pour caser cette activité dans le programme? Parce que j’ai l’impression que les enseignats se plaignent souvent du carcan toujours plus restrictif des programmes.
Je vais pas répondre à sa place, mais dans le cadre de projets pluridisciplinaires comme celui-là, ça bosse tellement de compétences que c’est une activité qui s’intègre parfaitement dans un emploi du temps et également dans les programmes à mon sens; on peut piocher à droite à gauche des éléments clés du programme…La rédaction des règles va parfaitement s’intégrer dans la maitrise de la langue par exemple, la numération, l’art visuel etc etc. Y a tellement de choses travaillées derrière un projet pareil!
Et puis un peu de liberté dans les activités, de la création, de l’envie, de la joie, sortir un peu du carcan…c’est aussi ça l’école!
Prends le même raisonnement lors d’un travail autour d’un projet théâtre ou autre par exemple!
Les parents d’élèves doivent être super contents d’avoir ce genre de taf en classe, c’est extra je trouve!
ça me rappelle mon tout premier stage en responsabilité en tant que PE, et la création d’un awalé avec les élèves…que du bonheur!
Chapeau bas cher collègue…
Roswell dit: (et pourquoi la collègue? Les arts plastiques, c'est qu'un truc de gonzesse?)
Non c'est juste que dans mon lycée c'est une femme qui l'enseigne... et je suis assez impressionné pour le boulot réalisé par les élèves.
FOX62 dit:Oui bravo! Mais comment as tu fais pour caser cette activité dans le programme? Parce que j'ai l'impression que les enseignats se plaignent souvent du carcan toujours plus restrictif des programmes.
Déjà, un programme, ça se finit pas (moins d'heures de classe, plus de truc à leur apprendre). Une fois cela accepté, on se focalise moins dessus...
Et on a essentiellement travaillé dessus sur des horaires initialement dévolus à des disciplines où on a des contraintes moindres (j'ai pas rogné sur français/math).
Enfin, et surtout, ce genre de projet fait que les enfants (et leur instits) sont plus contents de venir à l'école, et ça, ça n'a pas de prix !
Et au passage, j'ai édité le premier post avec l'ultime étape d'aujourd'hui
Franchement je suis super impressionné. Cela a du être une sacré expérience en tant qu’enseignant et une chouette aventure pour les enfants en leur faisant travailler l’imaginaire et plein d’autres trucs.
Chouette boulot… Je ne suis pas loin d’être tenté de faire la même chose. Le hic c’est que ma culture ludique et ma ludothèque ne sont pas exceptionnelles…
Mais c’est un truc auquel je vais réfléchir cet été je pense… Avec des cycles 3, il doit y avoir moyen de produire des choses assez sympas.
Merci pour le partage d’expérience!
Je plussoie la remarque sur les programmes: c’est devenu vachement dur à boucler.
Cette année mes élèves de CM2 et la classe d’une collègue ont inventé/fabriqué un jeu.
Nous sommes partis d’une toute autre approche : le jeu était un moyen de donner du sens à d’autres enseignements. Nous leur avons donc fait étudier la mythologie grecque et leur avons lu Alice au pays des droits de l’enfant. En parallèle nous leur avons fait découvrir des jeux de société coopératifs (grande découverte que le fait de ne pas être les uns contre les autres ou qu’il n’y a pas de dé).
Ils ont finis par aboutir à un jeu coopératif où 5 monstres venus de la mythologie grecque envahissait un monde. Des fées devaient s’allier afin de les apprivoiser. Ils ont associé 2 droits de l’enfant à chaque monstre en fonction de son histoire (par exemple minotaure avait besoin du droit à la famille et à l’amour car il a été rejeté par son père et sa mère)
Le jeu final est vraiment intéressant, et le concevoir n’a pas été une partie de plaisir. Si je devais recommencer je commencerai avec l’ile interdite au lieu de pandémie (bien trop difficile pour eux).
Extra ! Bravo à toi et à eux
Superbe histoire et belle illustration du principe de création !
Même adulte, ça fait du bien de revoir un peu une structure possible pour la création d’un jeu !
Et puis, je trouve ça vraiment chouette comme “leçon de vie”, la création. Comprendre que c’est le lien profond entre matériel et règles qui permet de se projeter, comprendre que les règles ne sont en fait qu’un contrat social ponctuel qui doit être partagé par tous pour que cela fonctionne mais qu’en contrepartie, ce contrat social doit être exposé clairement et accepté par tous autour de la table
Bref merci beaucoup, je me garde ce petit sujet sous le coude pour recentrer un peu mon processus créatif en suivant les bons conseils de ton expérience