Sciences sociales
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Les révoltes indiennes à l’âge de l’écologie
Entretien avec Yvon Le Bot
Un conflit violent oppose actuellement des Indiens au gouvernement péruvien. En jeu : des ressources pétrolières découvertes en Amazonie. Leur exploitation, liée à d’énormes enjeux financiers, bafoue les droits des Indiens et suscite des préoccupations écologiques. Entretien avec le sociologue Yvon le Bot sur des luttes qui traversent tout le continent.
Dans le nord-est du Pérou, des compagnies pétrolières cherchent à exploiter des ressources pétrolières nichées en pleine forêt amazonienne, au mépris des communautés indiennes vivant sur ces territoires. Les multinationales bénéficient du soutien du président Alan Garcia, qui a fait promulguer en 2008 plusieurs décrets visant à faciliter les activités commerciales en Amazonie. Cette politique agressive a conduit en avril dernier les Indiens à bloquer les routes et les cours d’eau ; mais le conflit a dégénéré en affrontements sanglants suite à l’envoi des forces armées, causant plus d’une trentaine de morts dans les deux camps le 5 juin.
Au-delà de leur dimension tragique, ces événements consacrent l’essor de la mobilisation des Indiens contre les discriminations qu’ils subissent depuis des siècles. Leur réveil a commencé en Équateur il y a près de cinquante ans : il traverse aujourd’hui l’ensemble du continent. Pour le sociologue Yvon Le Bot, spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine, le cas péruvien est doublement marquant : il manifeste l’expansion de ces luttes dans un nouveau pays, et symbolise leur inscription croissante dans les préoccupations environnementales actuelles.
Comment situer les manifestations actuelles du nord du Pérou dans le mouvement de la « grande révolte indienne » initié dans les années 1960?
Alors que les mouvements indigènes modernes ont déjà une longue histoire dans le reste du continent, ils sont relativement inédits au Pérou. Jusque-là, ils avaient été étouffés par les gouvernements successifs et par la guérilla sanguinaire du Sentier lumineux qui sévissait dans les années 1980 et 1990.
Au Pérou, le mouvement indien a émergé il y a à peine un an au sein des communautés installées dans les Andes et en Amazonie. Il combat un racisme très prégnant, implicite, incorporé, « naturalisé » pourrait-on dire. L’étincelle a surgi avec la promulgation par le gouvernement de la « loi de la jungle » (ley de la selva), ensemble de mesures qui remettent en cause des textes protégeant les territoires indiens et datant des années 1970. L’ambition de cette loi est de faciliter l’exploitation d’immenses ressources pétrolières par l’entreprise nationale PetroPerú et des compagnies étrangères étrangères comme la franco-britannique Perenco.
Ce type de menaces sociales et environnementales est-il récurrent dans le continent ?
C’est un problème essentiel et transversal qui touche également les États-Unis et le Canada. En Amérique latine, l’exploitation des ressources du sol et du sous-sol est partout l’objet de conflits majeurs: à propos du gaz en Bolivie, du bois et de l’eau au Chili, du pétrole en Équateur… Au Brésil, l’Amazonie subit une déforestation accélérée, à la fois pour l’extraction de minerais (or notamment) et pour le développement de l’élevage et de l’agroindustrie.
Ces activités déstabilisent le mode de vie des Indiens qui tirent leurs ressources de la forêt et des cours d’eau ; mais le coût environnemental de la déforestation en Amazonie concerne l’ensemble de la planète. Ainsi, la plupart des revendications indiennes sont associées à des préoccupations écologiques universelles : les luttes pour la diversité culturelle convergent avec celles pour la biodiversité. Elles ont parfois donné lieu, en Équateur notamment, à des procès contre des multinationales polluantes, et plus souvent à des actions locales qui trouvent des appuis dans les pays occidentaux.
Néanmoins, les Indiens sont parfois accusés à leur tour de pratiques prédatrices. Au Chiapas (Mexique), dans la réserve de Montes Azules, des organisations conservationnistes réclament ainsi l’expulsion de colons, indiens pour nombre d’entre eux, accusés de développer des cultures et un élevage traditionnels qui portent atteinte à la biosphère.
Sur la scène internationale, de quels moyens disposent les Indiens pour se défendre ?
En théorie, il existe une protection juridique : la convention n°169 de l’Organisation internationale du travail. Il s’agit d’une charte contraignante, ratifiée par la plupart des pays d’Amérique latine, qui interdit l’exploitation des territoires sans consultation des communautés indiennes.
Malheureusement, confrontés à d’énormes intérêts économiques et financiers, nationaux et étrangers, la plupart des gouvernements, dont celui d’Alan Garcia au Pérou, bafouent cette convention qu’ils ont pourtant signée. Et les grands pays de l’hémisphère nord peuvent difficilement faire entendre leur voix, puisque la majorité d’entre eux ne l’ont pas ratifiée. C’est notamment le cas de la France, qui a elle aussi un territoire en Amérique latine, la Guyane, où vivent des communautés amérindiennes…
Les nouveaux gouvernements sud-américains, pour la plupart de gauche, sont réputés attentifs aux revendications indigènes. Comment expliquer l’opposition brutale du gouvernement social-démocrate d’Alan Garcia ?
À mon sens, même s’il est parfois qualifié de social-démocrate, le gouvernement péruvien est un des derniers bastions de la droite dans le continent. Le président Alan Garcia a épousé la vague néolibérale qui a déferlé sur tout le continent dans les années 1980, époque durant laquelle il avait déjà assumé un premier mandat présidentiel.
Dans les pays classés à gauche, la situation est complexe. Les revendications indiennes ont certes connu ces dernières années quelques progrès au Venezuela, au Brésil, en Équateur et surtout en Bolivie où a été élu le premier président indien du continent : Evo Morales. Mais nombre de gouvernements « progressistes », qui privilégient les questions économiques et sociales, renâclent à octroyer des droits culturels spécifiques aux Indiens. Par ailleurs, la reconnaissance politique des communautés indiennes a progressé dans les années 1990, avant l’arrivée de gouvernements de gauche. Le clivage gauche/droite ne s’applique donc pas mécaniquement au traitement de la question indienne.
Yvon Le Bot
Yvon Le Bot est sociologue, directeur de recherches au CNRS. Il est l’auteur de La Grande Révolte indienne (Robert Laffont, 2009).