[lecture]Qu'est-ce qu'un jeu ?

J’ai terminé il y a quelques temps la lecture d’un livre assez intéressant, sobrement intitulé “Qu’est-ce qu’un jeu ?”. C’est un bref et abordable ouvrage de philosophie, qui revient sur la définition du jeu, ses éléments constituants et sa métaphysique, par un auteur qui visiblement connaît au moins l’existence de l’ensemble des jeux (plateau, rôle, figurines, etc.).
A priori, ce genre de considérations est assez éloigné de nos préoccupations de poussipioneurs, mais j’en laisse ci-dessous les grandes articulations pour ceux que cela pourrait intéresser. Pour le détail et plus de précisions, ce qui pourrait rester flou dans ces notes de lecture, je vous renvoie à l’ouvrage, publié chez Vrin.


En introduction, l’auteur souligne, après d’autres (Wittgenstein) la difficulté du concept de jeu. Toutes les activités qui sont des jeux ne sauraient circonscrire l’essence du jeu pas plus qu’elles n’épuisent le concept de jeu. Il distingue des jeux d’institutions [NB : ce dans quoi s’inscriraient nos loisirs préférés] ou des activités et situations naturelles. Le concept de jeu, d’une large plasticité, transcende donc l’ensemble des activités humaines. Il n’est pas classifiant mais assimilant, et décèle une manière d’être ou d’agir.

Jouer à un jeu
Le concept abstrait de jeu n’est pas tiré du processus du verbe jouer. Il est possible de jouer sans jouer à un jeu. On peut dire “je joue à un jeu” sans commettre de pléonasme.
Jouer à quelque chose est différent de jouer au jeu du quelque chose. Le jeu est à la fois un comportement ludique subjectif, et un dispositif ludique objectif.
On peut aussi jouer à un jeu sans être dans l’état d’esprit caractéristique du comportement ludique, comme quand on joue à la roulette russe, ou dans une compétition sportive.

Le jeu et ses parties
Il y a donc une différence entre jouer avec un petit élastique et jouer au jeu du Petit Élastique.
Un jeu nécessite un objectif.
Un jeu nécessite une contrainte jouant un rôle de retardateur vis-à-vis de l’objectif.
Le jeu doit être détachable de la personne qui y joue. On ne joue à un jeu que quand on cesse d’être l’auteur de sa propre pratique.
Le jeu est aussi différent du divertissement, de l’ascèse, de l’épreuve.
Il faut donc distinguer le jeu de ses parties => une partie de jeu, où l’on joue au même jeu sans y jouer de la même manière (un peu comme l’interprétation d’une oeuvre musicale).
La règle du jeu doit être détachable de la personne qui y joue.
Le but et les contraintes du jeu ne sont donc pas arbitraires, mais réglementaires.

Qu’est-ce qu’une règle ?
L’auteur revient sur la définition d’une règle. La règle comme étalon de jugement, mais aussi comme informateur de pratique, pour lequel il voit trois formes :
- la règle d’optimisation d’une pratique, pour économiser des expériences décevantes (règles de l’art, de la méthode);
- les règles régulatrices, les règlements (règles de forme, de procédure, de politesse, administratives), avec une différence entre la règle cérémonielle et la règle normative institutionnelle.
- les règles constitutives, qui fixent de manière définitionnelle certaines pratiques (danser la valse, déclarre une naissance à l’état-civil). La règle constitutive constitue la pratique qu’elle gouverne, et aliène notre volonté propre au profit d’une volonté étrangère.

La constitution d’un jeu
Les règles constitutives introduisent des buts et contraintes ludogènes : le but du jeu doit pouvoir être manquable; son accès ne doit pas être balisé par une procédure à suivre à la lettre; l’accès au but est vivant.
L’auteur oppose des pratiques procédurales aux pratiques téléologiques, pour lesquelles l’agent doit prendre des moyens et une certaine initiative quand à leur emploi.
Les moyens à disposition de l’agent sont constitués par les règles du jeu et le but du jeu est lui-même défini en terme de ces moyens.
Le jeu se caractérise donc par des moyens propres, un espace à part, un commencement et une fin déterminés : l’isolement spatial et la délimitation temporelle marquent la différence d’avec le divertissement.
“Un jeu pris dans une de ses parties est une pratique téléologique s’exercant dans un espace et un temps institutionnels et consistant à mobiliser les moyens du jeu [les “ludants”] pour atteindre des buts du jeu”.

Ce qui fait perdre : l’âme des jeux
Un jeu d’institution est un dispositif pratique artificiel que l’on crée spécialement pour nous mettre non pas en activité mais en action. “L’invention des jeux est donc une méditation sur les retardateurs, sur les complicateurs de l’action”. Inventer un jeu est créer l’intervention de fauteurs d’échec.
L’auteur les classe en quatre composantes principales : les choix stratégiques, l’habileté tactique, le sort (hasard) et dans une moindre mesure la concurrence.
Il note qu’il est difficile d’imaginer un jeu sans base concrète et stable, car les règles d’un jeu ne peuvent créer ex nihilo les moyens qu’elles instituent comme moyens du jeu : “la base matérielle sera le “support ontologique” des “faits institutionnels” constitutifs du jeu”.

Jeux, drame et cérémoniaux
L’auteur se tourne ensuite vers les usages élargis du concept de jeu : quelles sont les raisons et conditions pour voir comme un jeu des pratiques qui ne sont pas des jeux d’institutions ?
Un drame est une partition fermée, quand un jeu de rôle est une partition ouverte qui doit être complétée en fonction des consignes du jeu et en vue d’un but , qui reste constitutif du jeu. Le joueur est à la fois auteur et acteur.
Mais on peut voir certaines pratiques comme des jeux, quand l’agent se trouvent en situation de compétition ou d’aléa pour atteindre certains objectifs et qu’il investit ses capacités naturelles en poursuivant des buts qui sont moins ses buts que ceux qu’ont lui a assignés (exemples : un commercial tentant de gagner des parts de marchés, la politique).
Cela concerne donc des pratiques réglées en totalité ou en partie par des règles constitutives, comme les fonctions sociales hautement formalisées, pour lesquelles les buts sont assignés de l’extérieur. Il appelle cela la ludaction.
Les cérémonies sont-elles des “jeux cultuels” ? Elles ont pour elles un déroulement régulier, un espace clos. Mais elles correspondent plus à des pratiques procédurales que téléologiques. La pratique rituelle est bien constitutive, mais elle ne fait que reproduire un événement mythique ou une réalité surnaturelle.
Les jeux, comme les cérémonies, sont séparables des autres activités humaines. Pour qu’une pratique puisse être vue comme un jeu, il faut que nous puissions imaginer cette séparation d’avec les autres pratiques sociales ou du reste de la vie des agents.

Le jeu et l’existence
Quel bénéfice cognitif retire-t-on à élargir le concept de jeu ? L’auteur détaille le jeu comme miroir de l’existence, en expliquant pourquoi le spectacle des jeux est un spectacle métaphysique.
Le joueur poursuit un but qui est le but du jeu. Mais c’est la personne même du joueur qui, dans le jeu, poursuit le but du jeu. Celui qui gagne ou qui perd, c’est nous même. Mais ceci est syntaxiquement déconnecté du reste de notre vie.
En voyant les jeux, on voit les traits par lesquels les jeux se distinguent de la vie : on voit la vie. Le jeu, c’est l’action allégée, sans le poids de son irréversibilité. Dans la vie, on ne peut pas rejouer, ni tricher, ni aller jouer ailleurs.
Le jeu est opposé au “sérieux” - bien que n’étant pas un divertissement – car il a une inconséquence existentielle.
Il y a donc une capacité du jeu à nous révéler ce que nous faisons quand nous ne jouons pas.
Le sérieux est de ne pas pouvoir rejouer nos échecs, de ne pas pouvoir lancer une nouvelle partie. D’être avec soi seul et de ne pas pouvoir s’échapper. D’exister. De mourir.

Le livre se termine par un bref commentaire de textes d’Epictète et de Pascal.




À lire, donc.

Très intéressant.

Merci de nous signaler cet ouvrage, compañero…

Deckard dit:Très intéressant.
Merci de nous signaler cet ouvrage, compañero...

mais c'est un plaisir Señor Deckard...

Eh bien ce résumé me fait dire que je ne lirai pas ce livre. Je serai capable de discuter longuement au sujet des jeux et, à priori, aussi bien d’écouter (ou lire) quelqu’un sur ce sujet. Mais là, pour mon cas, ça ressemble plus à une prise de tête qu’autre chose… pas un divertissement en tout cas. Bon faut dire que pour l’instant j’ai jamais été intéressé par la philosophie.

El comandante dit:
La règle du jeu doit être détachable de la personne qui y joue.


Donc le sloubi et le cul d'chouette ne sont pas des jeux :lol:

:china: aussi

super interessant :)
merci pour ce bref (?) résumé !




(résumé, ça touche…enfin je crois…)

Je viens de me commander le bouquin.
Merci pour l’info :)

Merci, merci et… merci.

Comet

merci pour l’info Comandante

Lorsque tu dis que l’ouvrage est “abordable”…c’est pour un lecteur habitué à la philo ???

Al1_57 dit:Lorsque tu dis que l'ouvrage est "abordable"..c'est pour un lecteur habitué à la philo ???

est-ce que j'ai une tête de lecteur habitué à la philo ? :pouicboulet:

Bon, c'est plus exigeant que le dernier Oui-Oui, mais c'est franchement pas du tout inabordable. Et le texte central fait 80 pages, la structure est claire - et à mon avis la collection s'adresse aux terminales lettres.

MERCI BEAUCOUP d’avoir pris le temps du résumé,
je vais le me faire moi qui ne lit jamais !
:pouicok:
Ce n’est pas un divertissement et tant mieux, ça nous change :pouicintello: !

El comandante dit:J(...)
Jouer à un jeu
Le concept abstrait de jeu n'est pas tiré du processus du verbe jouer. Il est possible de jouer sans jouer à un jeu. On peut dire “je joue à un jeu” sans commettre de pléonasme.


Je n'ai pas le problème en anglais! I play a game! :mrgreen:

Ca montre bien la considération du jeu et de l'activité de jouer dans notre culture française.