Cela fait longtemps que je veux écrire un truc sur la Guerre de l’Anneau (War of the Ring). D’abord, parce que j’y joue depuis près d’une 20aine d’année et que chaque partie reste une expérience ludique, intellectuelle et émotionnelle forte et unique. Et le temps et l’accumulation des parties n’y change rien (au contraire…). Ensuite, parce que ce jeu de 2004 reste solidement ancré dans le Top 10 Overall de BGG ce qui (sans entrer dans des débats interminables sur les classements…) fait figure d’exception absolue et marque une résistance sans égal aux flots de nouveautés et autres hypes et qui, pour le moins, interpelle.
Je vais donc essayer de réfléchir le plus objectivement possible (je ne m’en suis jamais caché, c’est pour moi un des plus grands jeux auquel j’ai joué en plus de 35 ans de pratique ludique sur tous types de jeux) et sans occulter ses défauts, de m’interroger sur les raisons qui peuvent expliquer un tel phénomène de permanence au-delà de dire: c’est un grand jeu, point barre (car beaucoup de grands jeux ne font plus partie du Top10 de BGG, n’y restent pas longtemps et certains n’y sont même jamais entrés…).
LES DÉFAUTS:
-jeu long: compter au bas mot 2h30/3h et ça peut monter dans les 4/5h en fonction du timing des parties, de certains choix et/ou des réponses et options mises en place.
-jeu long à installer (et à ranger): compter dans les 20 minutes (j’installe aujourd’hui en une 10aine de minutes mais j’ai une expérience conséquente du jeu).
-gros jeu tant dans ses règles que son déroulé qui peut s’avérer d’autant plus potentiellement pesant que ce qu’il faut essentiellement apprendre à maîtriser sont des cartes piochées au hasard et des brouettes de dés à lancer. Du coup, beaucoup vont se dire: " tout ce temps de jeu et c’est que du bol!!!" ou pour les plus pertinents: “l’expérience sera dure à accumuler sur un jeu de ce poids et de cette durée afin de jauger certains leviers et moyens pour jouer pertinemment avec nos tirages de dés et de cartes”.
-il faut être sensible à l’univers de Tolkien pour avoir justement une chance de prendre du plaisir au-delà des défauts soulignés plus haut (temps à investir, exigence quant au jeu en soi et à la maîtrise des leviers et de l’aléatoire, etc.). Bref, c’est la condition sine qua non pour y entrer et surtout, pour prendre constamment du plaisir à un jeu de cette dimension même sur la ou les premières parties. Quel que soit le résultat final, le fun surtout au début est au prix de pouvoir se dire: “je vais revivre le Seigneur des Anneaux et c’est moi qui vais décider et influer sur ce qui va s’y passer!” Evidemment, dans ce cadre, la philosophie des joueurs est fondamentale: quelqu’un d’expérimenté qui joue pour poutrer son adversaire aura bien moins de chances d’arriver à lui donner envie de poursuivre l’aventure quant au contraire, un joueur attentif à sensibiliser son partenaire sur les principaux tenants et aboutissants et certains écueils afin qu’il puisse profiter au maximum de l’expérience lui donnera toutes les chances de s’amuser (et par la même occasion de s’être trouvé un candidat potentiel pour y rejouer ce qui pour des jeux de cette envergure et ambition n’est pas du luxe…). Dans tous les cas, passer son chemin si Tolkien n’est pas apprécié…
-jeu monoconfig: 2 joueurs (les variantes à 3 ou 4 joueurs restent une déclinaison et ajustements de la config 2 joueurs). Pas de solo, pas de 5 joueurs, c’est une expérience qui se vit à 2 et c’est tout.
RAISONS POTENTIELLES D’UN TEL SUCCÈS SUR UNE TELLE DURÉE:
-on l’a dit dans les défauts, développer un jeu dans cet univers donne des chances conséquentes de rallier de facto les amateurs de Tolkien. Mais ce ne peut être que ça: pléthore de jeux sur le Seigneur des Anneaux ont été pondus depuis des années et aucun n’est encore au top de quelque classement que ce soit et/ou le suivant chasse souvent mécaniquement de la hype le précédent.
-par contre, une des grandes qualités de ce jeu est qu’il parvient à offrir une liberté colossale pour réécrire les faits du roman via une liberté ludique tout autant hors norme, libertés pensées et tournant constamment dans leur entièreté autour de cette exigence centrale: laisser la possibilité d’écrire et/ou de réécrire à peu près ce qu’on veut comme on le veut.
-ludiquement, c’est le jeu le plus stratégique que je connaisse, stratégies à la fois servies et mises au défi par une dimension tactique qui laisse et/ou génère toujours les leviers pour agir, réagir, temporiser, moduler, changer d’orientation, etc. (le fabuleux mélange Dice Driven + Card Driven propre à ce jeu, un de ses aspects absolument génial, multiple et créatif étant que l’on peut intriquer les données dés et cartes et/ou les dissocier). Il y aura toujours des options pour se battre et faire des trucs rigolos. Bref, s’amuser. Bien entendu, encore une fois, l’expérience est fondamentale pour activer pertinemment les bons leviers, au bon moment et de la meilleure ou moins mauvaise des manières. Mais même sans expérience et quel que soit le résultat final, la connaissance du livre (et accessoirement du film) permettra de pouvoir prendre des options parlantes (je veux attaquer le Gouffre de Helm, je veux passer par la Moria, etc.). Et, fait remarquable, au-delà des histoires d’expérience, on pourra parfaitement rester sur la voie qu’on veut écrire même si sur le papier peu optimale, irréaliste, mal embarquée, etc. Le jeu nous fera vivre et découvrir sa résolution, génèrera et maintiendra via nos choix diverses tensions et dans tous les cas, même si l’on perd, nous aurons vu s’inscrire ce que l’on voulait faire et mener sur le long terme. C’est rare et enthousiasmant.
CONCLUSION:
Donc, gros jeu technique et exigeant mais qui permet aussi immédiatement à qui est sensible à l’univers de s’amuser et de tirer de la satisfaction en vivant, influant et produisant concrètement par ses choix et réflexions des choses qui lui parlent et qui s’incarnent. Il est clair que partie du secret de sa longévité et succès se trouve là.