Difficile de s’y retrouver au milieu de tous ces jeux de plis, tellement c’est tendance. Moi-même adepte du Wizard, la variante de l’Ascenseur, jeu traditionnel, revisitée en plus fun par Skull King depuis, je n’ai jamais vraiment cherché à en acquérir d’autres. Enfin, seulement un. Papayoo, lui-même une variante de la Dame de Pique, idéal pour taper le carton en famille et avec des jeunes enfants.
Seas of Strife était d’abord connu sous le nom de Texas Showdown chez Amigo et était apparu dans mon radar suite à une critique enthousiaste de Tom Felber, ancien président du jury du Spiel des Jahres.
Le jeu n’ayant jamais dépassé les frontières allemandes, il est rapidement tombé dans l’oubli. C’est tout naturellement donc que mes sens ont été réveillés à l’annonce de la réédition du jeu par Rio Grande Games, l’éditeur américain du New Mexico, parangon de l’éditeur de jeux à l’ancienne. Un jeu pour vieux cons, seulement ? Pas seulement. Je sentais le potentiel pour plaire à un large public autour de moi habitué à jouer régulièrement mais peu enclin à se bouffer du livret de règles. Entre mes soirées-jeux entre voisins, en famille ou entre amis, les occasions de se retrouver à 5/6, les configurations recommandées pour profiter pleinement des subtilités du jeu, ne manquent pas.
Quel est donc l’intérêt d’un tel jeu qui n’a pas percé, et qui risque de passer inaperçu ?
Une identité forte
D’abord, le jeu bénéficie d’une identité mécanique forte, déclinée subtilement dans sa façon de scorer : il faut ne pas prendre de plis. Enfin, il faut en prendre moins que les autres. Identité affirmée également dans la structure du deck et aussi dans la mécanique de prise, ou plutôt de délestage, d’un pli.
Les enjeux sont clairs. Pour gagner il faut d’abord ne pas perdre. C’est un concept que j’apprécie habituellement beaucoup dans les jeux qu’on retrouve par exemple dans Lords of Xidit ou Livingstone où certaines conditions pourraient vous éliminer à la course à la victoire avant même le décompte du score final.
Ici, c’est un peu différent. Pour gagner il faudra non seulement pas perdre, mais surtout moins perdre que les autres. Un peu comme dans le 6 qui prend, il faudra naviguer dans les tumultes des rebondissements pour parfois prendre un coup pour un redonner un plus fort plus tard. A cette différence que la composition du deck et la gestion des couleurs nous donnent de la vue sur le déroulé d’une manche.
La fin de partie déclenchée par l’atteinte d’un certain seuil par le perdant (12 plis à 5, 10 à 6).
On peut passer rapidement sur les nouvelles illustrations de Beth Sobel, froides et plutôt neutres dans le style reconnaissable de l’artiste. Ce qui compte de toute façon c’est la structure graphique de la carte.
Le deck est composé de 60 cartes, toutes en jeu en début de manche peu importe la configuration (entre 3 et 6 joueurs). Réparties en 8 couleurs, avec une valeur de 0 à 74.
Chaque couleur a un nombre dégressif de cartes en fonction de leur valeur. Plus une couleur représente une dizaine forte, moins il y aura de cartes de cette couleur en jeu. Par exemple, il y a 11 cartes jaunes numerotées de 0 à 10, 10 cartes rouges allant de 11 à 20, 9 cartes grises de 21 à 29 (…) jusqu’aux 5 cartes turquoise de 61 à 65 et fuchsia de 71 à 74.
Le bandeau à gauche et à droite de la carte rappelle habilement le rang de la carte dans sa couleur. Le 54 violet est la troisième la “plus forte” de la couleur alors que le 29 gris et le 38 bleu sont la valeur la plus élèvée dans leurs couleurs respectives.
Le principe est assez simple. Comme dans tout bon jeux de pli, il faut suivre la couleur demandée. Un jaune est joué : il faut suivre avec un jaune, la plus grande valeur ramasse le pli. Et, précision importante, il n’y a pas de couleur d’atout, ce qui va donner une certaine liberté dans la gestion de nos couleurs.
Avec des couleurs plus rares que d’autres, un certain déséquilibre dans les couleurs disponibles va rapidement s’imposer. Quand nous ne pouvons pas suivre la couleur demandée, on pourra donc jouer n’importe quelle autre carte de notre main, ce qu’on appelle communément “pisser”. Une décision lourde de conséquence.
Je n’évoquerai pas la variante, qui est si je ne me trompe pas est la règle originale de Texas Showdown. Si la carte la plus forte d’une couleur est en jeu, cette couleur devient hors-jeu au moment de déterminer le “vainqueur” d’un pli. Je ne doute pas que l’ambiance soit une nouvelle fois au rendez-vous.
Des vents changeants
A partir du moment où une nouvelle couleur entre en jeu, les joueurs suivants pourront choisir la couleur qu’il désire suivre parmi celles présentes au centre de la table. La carte de la plus grande valeur de la couleur la plus représentée remportera le pli. 3 verts et 2 bleus ? Le vert de la plus grande valeur ramasse le pli. En cas d’égalité (2 jaunes, 2 rouges et 2 verts par exemple), seule la valeur fera foi.
Plutôt que de suivre passivement l’action, pisser devient une action active, à effets multiples. Lancer le nouveau tour de jeu avec une couleur déjà jouée nous donne un nouveau levier de pression sur les adversaires. Comme un mécanisme de patate chaude qui s’enclenche. Alors que pisser pour mettre en jeu une nouvelle couleur dans un tour sera synonyme d’une prise de risque, qui pourra se retourner contre nous. Ou contre un adversaire, qui pourrait prendre le pli qui ne lui était pas forcément destiné. Tout carte jouée devient donc un risque. Qui dit risque, dit suprise.
Devoir “pisser” c’est l’obligation de sentir le jeu. C’est aussi donner du poids aux décisions anodines des premières manches. Pisser, c’est surtout viser juste. Viser juste en prenant en compte les déséquilibres du jeu induits par la composition du deck et dépendant de la distribution des cartes. Mais en partant tous avec la même information connue (les 60 cartes sont toutes en jeu), la tension demeure palpable à tout moment. Pisser c’est apprendre à se défendre. “Defense” comme on l’entendrait dans des tribunes NBA. Un concept qui a le don d’irriter bon nombre de membres de ma belle-famille qui préfèrent gagner à coups d’éclats, que de jouer en gagne petit en entraînant nos adversaires dans un piège tendu par nos soins.
Pisser devient donc le moment le plus intéressant de la partie. Bien pisser nous permettra d’éviter la défaite mais il en faudra un petit plus pour gagner la partie. Et c’est la réussite de Seas of Strife.
Seas of Strife, au-delà de son intérêt (sa brillance selon moi, mais je vous laisse en juger), est surtout un jeu qui encourage des réactions constantes autour de la table. Des hauts et des bas continus, alternant entre soulagement et la satisfaction de la mettre à l’envers avec l’aide permanente d’alliés de circonstance, qui ne se priveront pas de vous rendre la pareille deux tours plus tard. Le plaisir de faire un check sous le regard déconfit du perdant d’un instant. Qui fera tout le tour suivant pour éliminer le rictus de satisfaction qui perdure sur votre visage.
Je tiens à préciser que le jeu ne se trouve pas en version française. Habitant aux USA j’ai eu la chance de pouvoir me le procurer plus tôt cette année. Néanmoins, le Passe-Temps semble en avoir des exemplaires. Le hasard a voulu également que Flavien en parle dans sa vidéo de jeux de plis que les éditeurs français devraient localiser. Allez y jeter un coup d’oeil si vous voulez en savoir plus.