Où comment trouver le point commun.
Monsieur Reinhard Staupe, un auteur allemand fort respectueux et talentueux n’est pas très content et il le dit dans une lettre ouverte que vous pourrez parcourir si vous lisez l’anglais ou l’allemand en cliquant ici (format pdf).
Le sujet de son ire ? La sortie et, du moins peut on le présumer, le succès de « Dobble » qui utilise un mécanisme dont il revendique la paternité.
« Dobble », pour ceux qui n’auraient pas encore vu la chose est un petit jeu de cartes où il faut être le plus rapide à trouver l’élément commun à deux cartes.
Un mécanisme astucieux préside au système : Quelque soit les deux cartes que vous comparez, il existe toujours un et un seul élément en commun.
C’est ce système dont R. Staupe revendique l’invention. On retrouve en effet le même mécanisme central dans un de ses jeux « Kunterbunt » qui est édité en Allemand depuis 1995 et créé par l’auteur en 93. Il est connu également sous d’autres versions comme celle épuisé de « Duomix » ou la version française actuelle de « Colori ».
« Dobble » serait-il donc un plagiat ? C’est un peu l’idée sous-jacente de cette lettre ouverte dont R. Staupe se garde bien de l’énoncer ouvertement en précisant qu’il n’a pas l’intention de porter l’affaire en justice.
Ce qui le met en colère se sont les réactions des éditeurs-distributeurs français et américains. « Dobble » étant crédité comme étant un jeu de Denis Blanchot, publié par Play Factory pour les francophones et distribué par Asmodee puis édité directement par Asmodee. En langue anglaise, Le « Dobble » devient « Spot It » et est édité par Blue Orange.
Contacté par R. Staupe, il semblerait que les intéressés aient mal répondu en arguant que les jeux étaient différents. Ce qui d’après R. Staupe n’est pas une bonne attitude de la part des sociétés (et surtout Asmodee qui distribue le prestigieux « Spiel des Jahres » ,à savoir « Dixit ») et puis comble de la mauvaise volonté de chez Play Factory ; ils ont répondu avec une lettre, concluant leur échange, en français.
Que penser de tout ça ? Doit-on en sourire ou crier au scandale ? Heureusement, il nous reste tout un panel de postures ne nous imposant pas les extrêmes.
Tout d’abord, n’importe qui peut vérifier que le mécanisme central des jeux est bien le même. Et on ne peut que reconnaître à R. Staupe d’avoir été le premier à l’utiliser dans un jeu. On peut résumer ce mécanisme à un petit problème mathématique d’une loi particulière sur les ensembles. Mes connaissances en la matières sont limitées, mais j’aime bien les énigmes et quand « Dobble » est sorti, j’ai fait comme quelques uns en essayant de comprendre comment la chose était fabriquée. Et là pas vraiment besoin d’être mathématicien ; on arrive en quelques tableaux à retrouver la répartition des éléments en pouvant même faire varier le nombres d’éléments et le nombre de cartes.
Et, il me semble qu’il n’existe qu’un type de répartition possible pour arriver à cette qualité particulière de répartition recherchée (Ce qu’il reste à démontrer mais ne comptez pas sur moi).
Reinhard Staupe explique donc qu’il est l’inventeur de ce processus. C’est sans conteste le premier à l’utiliser pour en faire un jeu. Il a tout à fait raison d’en tirer une fierté dont il parlait déjà lors d’interviews, il y a quelques années.
Si c’est bien le même mécanisme, pourquoi s’est-il vu répondre que ce n’était pas le même jeu. Et bien parce que comme le fait remarquer Günter Cornett, un de ses collègues allemands, on ne peut restreindre l’identité d’un jeu à son ou ses mécanismes.
Nous entrons là dans un débat un peu plus vaste.
Reinhard Staupe réclame un droit de citer en tant qu’initiateur. Cette revendication de reconnaissance paraît en effet légitime. Si le cas du mécanisme similaire est ici assez évident imaginons un peu la généralisation de cette demande. Nous vivons une époque dans le milieu de la création ludique qui vit d’autocitations. Combien de variations du même type de jeu existe t-il ? Bruno Faidutti en parle très bien dans son dernier édito (sans dire de mal de Trictrac en plus ^^), nous jouons souvent au même jeu. Nous jouons même de plus en plus à des énièmes variations du même jeu. Et il faut une bonne culture ludique pour retrouver et discerner les filiations.
On peut s’en plaindre ou au contraire s’en réjouir suivant ses attentes personnelles dans sa pratique ludique intime. Copies, inspirations, genres… Il y a en effet des genres dans l’univers du jeu. Pas aussi facile à distinguer que dans d’autres domaines de la culture comme le bouquin par exemple. Un polar, c’est aisément reconnaissable. On sait à peu près à quoi s’en tenir et on peut les trouver facilement dans une librairie. C’est identifié même si je défie quiconque d’en donner une définition claire. Les jeux c’est plus compliqué. En les regardant, on ne sait pas d’emblée dans quel genre on se trouve. D’abord, il faut être suffisamment habitué pour avoir conscience qu’il existe des genres et il n’y a pas de style éditorial vraiment défini qui permette au jeu d’exhiber sa famille dans ses atours. Il faut dire que le jeu culture est un phénomène récent. Les codes ne sont pas encore installés.
Pour en revenir, au cas de la colère de R. Staupe, il est possible que « Dobble » ne soit qu’un vilain plagiat. Il est encore plus probable que Denis Blanchot dont c’est le premier et l’unique jeu publié à ce jour ait réinventé le mécanisme. Dans tous les cas, cela sera bien difficile à prouver. Il n’en reste pas moins qu’avec un moteur identique, « Dobble » propose une variation. Disons même des variations puisque les règles proposent plusieurs règles.
Si nous regardons ce qu’en dit la justice. Nous avons eu quelques éclaircissements par les avocats qui ont défendus justement « Jungle Speed » contre sa copie « Jungle Jam » dont Asmodee fut un des acteurs majeurs. Si « Jungle Jam » a été considéré comme une copie, ce n’est pas sur les mécanismes (règles). C’est sur le fait que le jeu (objet) s’appuyait ouvertement sur le succès de « Jungle Speed » pour détourner et utiliser celui-ci à son avantage en le parasitant. On voit donc que la propriété juridique, vilaine invention pour les uns et ambition ultime pour d’autres se garde bien d’aller se promener sur les territoires flous de la pensée pour se consacrer au produit concrètement plus discernable.
Alors, que reste t-il au créateur-inventeur pour combler son estime de soi ? Et bien il reste au moins la reconnaissance de ceux qui regardent l’univers du jeu, ceux qui cherchent les liens et les filiations comme le faisait déjà M. 20100 dans sa première annonce de « Dobble » ou il le comparait déjà à « Colori ». Monsieur Staupe est sans conteste un auteur talentueux et inventif. Il regrette le temps où le jeu était une petite famille où tout le monde se connaissait et se rendait des hommages où se faisait des clins d’œil. Difficile d’en rester là au vu de l’évolution du domaine aujourd’hui tant il est difficile de suivre l’actualité des sorties. Malveillance ou coïncidence, c’est en tout cas un intéressant questionnement sur la part de la création dans notre domaine avec en toile de fond la difficile question de la propriété intellectuelle.
A vous de voir ce que vous en pensez les gens…
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