Un mémoire d’étude de 2004 mené par Karine Gagnon à la haute école de commerce de Montréal et intitulé «Les déterminants du succès d’un jeu de société : caractéristiques et variables individuelles influençant le degré d’appréciation des consommateurs à l’égard des jeux de société 1», apporte des réponses claires à la fois sur ce qu’attendent les joueurs d’un jeu de société pour que ce dernier leur procure du plaisir, et sur l’orientation de la politique éditoriale suivie par les principales sociétés d’éditions.
L'étude, qui croise l'approche qualitative, au moyen d'entretiens individuels, et l'approche quantitative, fourni des données à la fois précises et représentatives sur ce qu'attend le grand public d'un « bon » jeu de société, dans le sens où ce dernier lui permettra de retirer du plaisir de son activité. On constatera sans surprise que les critères énoncés par les joueurs sont corrélés étroitement avec la politique éditoriale des grands acteurs du secteur ludique.
Bien que d'apparence tautologique, une entreprise s'efforce en effet toujours de fournir des produits en correspondance avec les attentes de ses clients, les conséquences de cette adéquation commerciale telles que révélées par cette étude remettent cependant en question l'image et les discours d'un secteur qui aime à se présenter avant tout comme « créatif » ou « culturel » et la perception de la diversité de l'offre.
Dans ses conclusions, l'étude dégage les principales variables d'un jeu affectant son « degré d'appréciation », c'est à dire le sentiment de plaisir qu'en auront retiré les joueurs. Sans surprise nous allons voir que ces caractéristiques correspondent toutes à la ligne éditoriale revendiquée par les principaux acteurs du marché ludique, et que, par delà les discours sur la « créativité » ou « l'originalité de la mécanique », la politique éditoriale et la production du secteur s'efforcent avant tout de « coller » aux attendus des joueurs.
1 Un jeu doit être simple
Pour procurer du plaisir aux joueurs, un jeu doit être simple, c'est à dire que les règles doivent être facilement et rapidement assimilées. La compréhensibilité du jeu a un impact clair sur l'expérience émotionnelle des joueurs et est en relation directe avec leur degré d'appréciation du jeu.
Cette composante explique la prépondérance dans la production des « petits jeux » et la prépondérance de la « gamme famille » à destination des adultes. Ces choix éditoriaux trouvent leur explication, au-delà des discours marketing sur le « public cible » et la fonction supposée du jeu en terme d'activité « familiale », par les souhaits des joueurs en terme d'investissement cognitif. Le niveau de « défi intellectuel » demandé aux joueurs, leur « investissement cognitif » doit ainsi être modéré dans un « bon jeu » à destination du plus grand nombre.
2 Un jeu doit être « fun »
La deuxième caractéristique essentielle qui ressort et permet de procurer une expérience positive et du plaisir aux joueurs concerne l'expérience émotionnelle vécue par ces derniers. Cette expérience émotionnelle va influencer la perception globale qu'auront les joueurs, c'est à dire leur sentiment d'avoir « passé un bon moment ».
Ainsi : « la quasi-totalité des consommateurs interrogés affirment que c'est le plaisir du divertissement ou plutôt l'ambiance véhiculée autour du jeu, de même que l'ambiance véhiculée par le jeu qui les attirent vers un jeu de société. 2»
Ce critère explique le succès commercial et l'inflation éditoriale des « jeux d'ambiance » ou autres « jeux d'apéros », aux règles simples (voir simplistes) qui s'expliquent en 5 min et qui répondent ainsi à l'objectif de créer une « ambiance fun » autour de la table.
Cet élément de « fun » est aujourd'hui largement décliné dans les lignes éditoriales, et tend à coloniser toutes les gammes de jeux. Le fait de « passer un bon moment », que ce soit en famille ou entre amis, est devenu un élément essentiel de la communication éditoriale autour des sorties ludiques.
3 Vivre une expérience « unique »
Les joueurs sont en recherche d'une expérience nouvelle, c'est à dire que chaque partie jouée doit leur apporter un sentiment de nouveauté, et conférer à l'expérience un caractère « unique ».
On reconnaît derrière ce critère de plaisir, les impératifs de « rejouabilité » qui font que chaque partie doit être autant que faire se peut différente des précédentes, mais aussi la tendance éditoriale à l'accumulation des nouveaux titres et au déferlement des nouveautés sur le marché.
Ce besoin de « vivre une expérience unique » et originale tient également à l'aspect immersif de l'expérience proposée, et explique l'importance accordée à la thématisation.
Rejouabilité, thématisation, accélération de la sortie de nouveaux titres renvoient ainsi au besoin des joueurs de vivre une expérience unique ou originale.
La caractérisation d'originalité peut de ce fait tout aussi bien renvoyer à la thématisation qu'a une innovation dans la mécanique. On constate ainsi aujourd'hui une multitude de références à l'originalité qui sont autant de promesses faites aux joueurs de « vivre une expérience unique ». Il peut ici s'agir en réalité plus prosaïquement de renouvellement plutôt que de rupture ou d'innovation. En effet, de part le but même recherché par les politiques éditoriales de parvenir à recouper les attentes du public des joueurs vis à vis d'un « bon jeu », la production est nécessairement calibrée par ces contraintes.
Le revers de cette adéquation entre l'offre et la production éditoriale, c'est la multiplication des titres, certes « uniques » et qui vont faire passer « un bon moment », mais qui seront, souvent du fait de leur adéquation de plus en plus étroite avec la définition d'une « expérience unique », périmés aussitôt qu'ils auront été expérimentés et remplacés par la prochaine nouveauté.
4 Le sentiment de compétence
Le sentiment de compétence dépend directement de l'expérience de jeu et des habiletés cognitives du joueur. Il caractérise le sentiment de compétence du joueur devant la ou les tâches à effectuer et le plaisir qu'il va en ressentir selon qu'il réussit la tâche (par exemple par la mise en place d'une stratégie gagnante) ou qu'il échoue. L'échec dans la ou les tâches cognitives demandées par le jeu peut revêtir de nombreux aspects, allant de la courte défaite, au sentiment de « ne pas y arriver » tout au long de la partie. Le sentiment de dévalorisation sera ressentit plus ou moins profondément selon le « retard » et l'écart avec les autres.
L'étude fait ainsi ressortir que de nombreux joueurs justifiaient leur mépris pour un jeu « en faisant référence à la mauvaise expérience vécue du fait qu'ils ne se sentaient pas valorisés en y jouant.3»
La non-maîtrise d'une activité engendre un sentiment de frustration mais aussi une dévalorisation de l'image de soi. Un joueur confronté à cette situation refusera donc bien souvent de la renouveler.
Plus un jeu est complexe et demande un investissement cognitif important plus il générera statistiquement un sentiment de frustration et une dévalorisation des joueurs les moins dotés sur le plan des capacités cognitives.
Au niveau éditorial et particulièrement dans les gammes généralistes, ce phénomène tend à renforcer le premier invariant qui veut que les règles d'un jeu doivent être simples de manière à niveler les compétences cognitives attendues des joueurs.
D'autres stratégies sont mises en place, notamment à travers des mécanismes de compensation ou de discrimination, comme le « catch-up » qui vise à avantager le ou les joueurs à la traîne (comme dans Cyclades) ou encore à pénaliser le premier joueur. D'autres mécanismes comme les « salades de points » permettent de masquer les écarts entre joueurs et de préserver ainsi le sentiment de compétence, du moins jusqu'à la fin de la partie…
L'introduction d'une part d'aléatoire permet également de contrebalancer le sentiment de dévalorisation et la frustration des joueurs confrontés à l'échec. Le hasard peut en effet aussi bien ruiner une stratégie victorieuse que remettre en selle des stratégies qui étaient vouées à l'échec.
Mais là encore, l'introduction de ces mécanismes recèle des effets pervers.
Les mécanismes de compensation ou les salades de point rendent en effet difficile de cerner avec pertinence quelles stratégies ou choix tactiques ont pu mener à la victoire. Le hasard ruine également l'investissement cognitif des joueurs. La conséquence, dans les deux cas, est de réduire proportionnellement à l'importance de ces mécanismes l'investissement cognitif des joueurs.
Le jeu est-il une affaire sérieuse ?
Cette question pourrait résumer la problématique à laquelle semble confronté un secteur ludique en expansion vers le grand public, les familles, les joueurs « occasionnels », et qui surinvesti les caractéristiques du fun, de la rapidité, de la simplicité, de l'originalité, et les mécaniques de compensation.
D'un point de vue commercial il est bon de rappeler qu'un joueur qui va « prendre du plaisir » lors de sa première partie, est en effet un joueur conquis, et un donc un prochain client.
Dans l'étude qui a servi de base à la rédaction de cet article et qui date de 2004, on peut lire la réflexion suivante :
« D'après les commentaires obtenus des professionnels rencontrés, on pourrait dire que la durée idéale d'un jeu de société pour la cible grand public est d'environ 1h. »
Aujourd'hui, les jeux ciblés « grand public » ou « famille », ont une durée généralement comprise entre 30 et 45 minutes, 45 minutes semblant être la borne haute maximale. On mesure ainsi le chemin parcouru en un peu plus de dix ans de politique éditoriale adaptée au « tout public » et ne désirant « laisser aucun joueur sur le bord du chemin » ou encore ne souhaitant pas « frustrer » un futur client. A force de simplification des règles, de mécanismes de compensation, de « fun », et d'originalité souvent superficielle, la complexité et la part dévolue à la dimension programmatique s'est considérablement réduite.
Le jeu est-il donc encore une affaire sérieuse ou s'est-il réduit au business du fun et de l'interaction sociale ?
1http://www.irec.net/upload/File/memoires_et_theses/510.pdf
2Ibid.
3Ibid.