Il n’aura finalement pas fallu si longtemps que ça pour que le financement participatif passe du stade larvaire à celui d’imago bicéphale, légèrement monstrueux… et protéiforme… continuant d’étonner, dévoreur d’argent à l’appétit aussi grand que la production de kilos-plastique qu’il dégueule dans les ludothèques des joueurs. Et regarder cette entité “se développer” conduit à des observations surprenantes, certainement logiques, peut-être même triviales, mais rendant la mise en pratique un brin schizophrénique.
► Un premier débat sur le lien KS / Boutique datant déjà de plus d'un an
(et riche à ce titre pour voir ce qui a déjà évolué)
► un papotache sur le KS vu de l'autre côté du miroir
Démarrage rapide !
Petit tour d'horizon, et pour en avoir déjà débattu un certain nombre de fois y compris en TTTV, du financement participatif, qui ouvre un spectre très large à analyser pour qui s'y intéresse :
- Des moyens financiers pré-campagne : Ici on part du "petit" projet sorti de nulle part et n'ayant pas d'autre moyen de voir le jour, pour des raisons diverses et variées qui mériteraient également qu'on s'y arrête, maladroit parfois dans sa forme et sa manière de communiquer. Quoi qu'il en soit, un projet "artisanal" au mieux, seul ou à deux ou trois potes, souvent passionné et parfois complètement lunaire. A l'autre bout du spectre, la bonne "grosse" campagne publicitaire d'un projet parfaitement huilé et marketé, top communication 42.0, dont la production est parfois quasiment déjà payée (par des campagnes précédentes même), qui permet de zapper plusieurs intermédiaires à la fois pour rentabiliser financièrement le process tout autant que pour proposer un projet démesuré autrement, géré par une équipe constituée et expérimentée. Attention, tout ceci ne présumant en rien ni de la qualité ludique intrinsèque du projet présenté ni des intentions réelles des porteurs de projet.
- La gestion temporelle : Dans tout ce spectre, s'ajoute la stratégie temporelle, avec des changements de paradigmes induits par la maîtrise des moyens de communications et les préparations en amont de la campagne (cf premier point). Des campagnes courtes, pour gérer voir zapper le ventre creux après l'excitation du départ et celle de la fin, prévue pour être en apothéose, en même temps que renforcer l'aspect du "je ne peux pas rater ça" pour décider les acheteurs potentiels (ou les gogos, tout dépend donc du projet et du point de vue). Ou bien des campagnes plus longues pour permettre de bien activer tous les réseaux sociaux, lancer le bouche-à-oreille lorsque ça n'a pas déjà été fait pendant les semaines, mois, années précédents par des ambassadeurs, passionnés qui croient aux jeux et rêvent d'un all-in.
De plus, comme dans le BTP, l'usage veut qu'il y ait un planning prévisionnel et que ce dernier soit une moyenne entre ce que le client peut entendre et ce qui va réellement (imprévisible en totalité par essence) se passer. Ce n'est pas un problème, c'est un fait : on ne peut prédire l'avenir, mais comme la vérité n'est pas vendeuse, il faut temporiser (gestion temporelle, c'est bien ça) et ajouter 1D10 mois, si pas plus à la date de livraison. Bien sûr, le délai de livraison estimé et le retard final contribueront à "l'image de marque" du porteur de projet, si importante, et qui les colle, à la gorge parfois, ensuite.
- Consommation et désintermédiation : Ajoutons-y la gestion du matériel. L'aspect "campagne" où l'on découvre des dizaines d'add-ons et de strechgoals (paliers) à atteindre, exclusifs ou non. Avec du Early Bird pour remercier ceux qui permettent de lancer la campagne mais sans trop d'exclusivité pour ne pas perdre ceux qui ont raté le départ et qui ne "pledgeront pas puisqu'ils n'ont pas tout" ; Un palier de financementqui va du réel à l'artificiel parfois savamment calculé pour pouvoir annoncer "fondé en 32 secondes" (miroir, mon beau miroir...), des frais de port sur lesquels on s'arrache, entre les réels mais dissuasifs jusqu'aux frais de port dont le poids financier est réparti ailleurs alors qu'il est bien réel... ce qui donne des mauvaises habitudes aux "consom'acteurs" qui n'actent plus rien quand à la réaliste du rapport poids/volumes/ prix de la logistique. Du seul niveau de pledge mais avec possibilité de faire son marché avec les add-ons remplaçant les trente-six niveaux différents impossible à s'y retrouver sans compter la logistique derrière pour bien dispatcher tout ça... et aussi, du chrome !! Du chrome dans tout ça pour renforcer l'aspect du "maintenant ou jamais" mâtiné d'un peu de "vous serez très spécial avec cet objet unique partagé par 8273 autres acheteurs" en saupoudrant d'un brin de "si j'en prends deux, ça pourrait me payer mon all-in ensuite sur le marché noir", qui permettront dans le meilleur des cas de faire 478 parties dont une avec chacun des éléments. Enfin, la prise en compte ou pas des boutiques, à un moment M ou M+1, du "late pledge" (continuer de pouvoir "pré-commander" le jeu en dehors du moment de la campagne) parfois aussi long que la campagne elle-même mais qui peut donner des résultats impressionnants (Joan of Arc dernièrement)... Bref, nous parlons bien malgré tout d'un "objet" à vendre.
Kingdom Death : Monster 1.5 et ses incroyables 12,4 millions de $, livrable jusqu'en 2020
- Le show et la communication que nous pourrions renommer "la gestion des acheteurs" : Entre curieux ou passionnés, consom'acteurs (cette fois au sens noble) ou consuméristes, des dénicheurs de bonnes affaires sur le futur marché noir aux clients-rois qui demandent à être flattés (voir léchés) parce qu'ils ont lâcher 300 boules en passant par ceux qui, parce qu'ils ont mis de l'argent en jeu, exigent d'avoir le droit de devenir game designers, directeurs artistiques, voir éditeurs ; des supers-pledgeurs aux faire-valoir en passant par les experts, auto-proclamés ou reconnus ; des fanboys plein d'affections aux haters débordants de bile amère et qui ne lâcheront pas le morceau qu'ils tiennent entre les crocs, tous chevaliers blancs défendant une noble et divine cause... que voilà un agrégat bien chaotique, sorte de soupe primitive difficile à gérer pour ne pas que ça attache au fond de la marmite. Cela demande, pour le community manager comme pour l'ensemble des concernés, un exercice périlleux d'équilibriste, tout autant qu'énergivore pour bien surveiller partout, répondre vite mais pas "trop vite", éviter les "bad buzzs" et autres "shitstorms" sachant que les erreurs ne se pardonneront pas facilement et que l'oubli numérique n'est pas au programme. Bref, il vaut parfois mieux communiquer pour ne rien dire mais communiquer pour rassurer, à la poursuite d'une transparence exigée par une relation sans confiance avec des pledgeurs qui, sans ça, crient facilement au complot et autres "ils se sont fait des fouilles en or et maintenant, ils sont sur leurs yachts, c'est sûr"... marqué en cela par quelques affaires qui suffisent à l'indécrottable "il n'y a pas du fumée sans feu".
Il n'y a pas, les pledgeurs de jeux de sociétés craquent bien...
Bref, tout ceci amène "la campagne de financement participatif" à être à la fois un moyen de faire exister le jeu de ses rêves tout autant qu'une "simple" pré-commande pour faire gagner de quoi vivre, et éventuellement plus, à une entreprise (qui, dans notre société capitaliste) est faite pour ça en partie. C'est donc une opportunité économique, communicationnelle et publicitaire, tout autant qu'un show en elle-même, une sorte de long dîner spectacle qu'on paye (sans oublier ceux qui resquillent un peu, debout derrière la palissade) pour suivre.
Et le jeu en lui-même, me direz-vous, n'en devient-il pas un peu anecdotique ? Certainement un peu vu les boites qui sont proposées à la vente, même pas ouvertes, dés leur réception, ce qui peut se comprendre vu qu'au moment de la réception, le spectacle est finalement terminé et le joueur est passé à autre chose. Cependant, au vu des réactions sur ce qui est reçu et joué, il apparaît qu'il y a de tout : de "la très bonne surprise" à du "réservé à une cible très restreinte" (oui, nulle réalité au "jeu de merde" puisque ce sont les joueurs qui font le jeu à la fin... à moins que vous ne souhaitiez parler de "joueurs de la même matière" ?) avec, de façon notable en première instance, une plus grande proportion que dans l'édition classique de jeux manquant, et parfois cruellement, de développements et de playtests aboutis... et encore, même là, ça convient parfaitement à certains joueurs et moins à d'autres... Bref, la vie quoi !
Bon, alors, je fais quoi, moi, maintenant ?
Pourtant ces derniers mois montrent, par un certain nombre de campagnes qui n'aboutissent pas comme par des campagnes qui sont financées, sans l'être autant qu'attendues réellement, tout en restant des succès n'en déplaisent aux analystes rageux qui "savent parfaitement de quoi ils parlent tout en étant pas de l'intérieur" que ce nouveau secteur de ventes, même réfléchis et analysés, ne se laisse pas dompter facilement. Rien n'est écrit d'avance et le nombre de pledgeurs et de joueurs sur les plateformes participatives, bien que très porteurs dans le secteur jeux de société, est un cheval certainement fougueux, si ce n'est fou tout court. Sans présumer des jeux eux-même, là encore, petit tour d'horizon des derniers projets francophones : Coup sur coup ou presque, Monumental chez Funforge, Pelegrinus chez Asyncron, Imaginarium chez Bombyx ou Immortal 8 chez SWAF ont annulé leur campagne... Puisque ces projets ne sont pas forcément à mettre au même niveau, il en va de même des raisons qui ont amené à leur annulation. Mais alors comment analyser tout ça ? Regarder les montants demandés ? Les frais de port ? La communication et ses canaux choisis ou ignorés ? Le rapport entre le poids des éléments du jeu et le prix ? Les personnes qui sont derrières et leur "image de marque" ? Un melting-pot de tout cela ?
Si Cat'astrophe réussit à réunir 30 000 euros autour des chats, pourquoi Fighter in Sight ne décolle pas (pour un jeu d'avion, c'est un comble) alors que le jeu est bon ? Dreamscape chez Sylex réunit près de 2200 contributeurs avec un très bon jeu de société plutôt réflexion et à l'allemande et Arenabots, chez Happy Games Factory, bien qu'avec des figurines autour d'un jeu plutôt familial, peine à convaincre ? Des belles surprises restent possibles comme Chronicles of Crimes qui rassemble plus de 9000 participants, en attendant de voir ce que proposeront comme défis les crimes à résoudre, ou OrcQuest WarPath et ses gros orcs badass en coopératif contre les humains, en attendant de voir si le système de crafting d'objets, de combos de cartes et d'IA des humains préservent la fluidité du jeu. Mais même, là encore, comment rationaliser un panier moyen entre OrcQuest avec 2267 contributeurs et plus de 330 000 € (panier moyen à 145€) et Neta-Tanka chez la Boite de Jeu avec 2788 contributeurs pour 158 914 € (panier moyen à 57 €) ? Parce qu'il y a du kiloplastiques et plein d'extensions en plus dans l'un et pas dans l'autre ? Est-ce à dire automatiquement que le temps de travail de l'autre vaut moins que celui du premier ? Et Shuky de chez Makaka Editions expliquait que sans la campagne de financement sur Ulule pour le troisième et dernier tome de Hold-Up, l'édition classique était inenvisageable par ailleurs... mais alors que faire ? Que faire ne serait-ce que pour atteindre les fatidiques 30% qui rassure d'autres pledgeurs qui ne souhaitent pas trop se mouiller... Mystère...
Et si les gros projets sont encore possibles comme les 4,5 millions de $ de Batman : Gotham City Chronicles chez Monolith ou leurs 10 000 contributeurs sur la version 1.5 de Mythic Battles : Panthéon sans oublier l'actuel campagne Solomon Kane chez Mythic Games, on peut, pour l'heure, conclure que l'assertion introductive est finalement fausse : le stade de la chrysalide n'est peut-être pas encore franchi et ce n'est qu'un point d'étape. Et à la rédaction, nous continuons donc de nous interroger sur l'attitude à avoir, sur les informations à vous transmettre et sur les réponses à donner aux sollicitations de plus en plus nombreuses pour nous pousser vers une plus grande place d'influenceur dans un domaine où la vitrine, l'apparence et la communication rapide, virale, "irréflexive" et "achat compulsif" à la limite, prennent une importance gonflée et changent les lignes des relations. Rendez-vous donc au prochain épisode ! Mais alors, me direz-vous, pourquoi avoir écrit cette quasi-logorrhée ? Simplement par envie de jalonner cette évolution et continuer la réflexion basée sur l'échange, tiens... ça aussi, c'est du jeu, et c'est passionnant !