Mon amour,
Cette lettre sera la dernière que je t’écrirai, je t’en fais la promesse.
Je ne sais plus en j’en suis, Rose-Marie. Ton silence forcé me ronge, m’assassine à petit feu. Je veux arrêter de te parler, je veux cesser de t’écrire. Je ne supporte plus de te voir, partout où je vais. Mais ton sourire corrode ma volonté, tes yeux clairs sapent mes certitudes. Je ne peux rien y faire, tu le sais. J’ai besoin de toi.
J’ai besoin de te sentir près de moi. Contre moi. Là.
Oh, je sais que tu t’en moques. Je sais que tout ceci n’a aucune importance à tes yeux. Après tout, je ne suis pas le premier à être tombé sous tes coups. Et pas le dernier, probablement.
Mais je n’en peux plus, je t’assure. Depuis que je t’ai rencontrée, ma vie est devenue un champ de ruines. Littéralement. Ne souris pas, ce n’est pas une histoire qui finit bien. Chaque soir, vois-tu, je rentre chez moi. Un peu plus tard à chaque fois. Cela a commencé en minutes, que je consacrais à penser à toi sur le trajet du retour. Puis en dizaines de minutes, pour passer plus de temps en ta compagnie. Puis en heures, pour te découvrir toujours plus encore. J’ai posé de nombreux jours de congés pour ne les consacrer qu’à toi. Corinne ne se rend encore compte de rien, évidemment. Chaque soir je rentre, je pose mes affaires. Je ferme les yeux, juste une seconde. Et tu es là, avec moi, sur le canapé. Nous prenons un verre et ton sourire éclipse alors la tristesse de ce quotidien à sens unique. Je ferme les yeux un peu plus fort. Tu es à table, et je pourrais manger jusqu’à la dernière miette de ce plat incroyable. Nous passons la soirée ensemble, nous refaisons le monde, nous chahutons un peu. Ensuite, tu t’isoles quelques minutes pour exercer ta voix, je t’entends faire quelques vocalises. Je ferme les yeux à m’en faire mal. Tu es avec moi dans le lit, et tes cuisses entrouvertes me brûlent les doigts.
Mais tu n’es pas là.
Tu n’es pas là et je trinque chaque soir dans le vide comme un pauvre type et la bouffe de Corinne est dégueulasse et les enfants jouent à leurs jeux-vidéo débiles et ils hurlent comme des décérébrés et la robe de chambre de Corinne est tellement décrépie qu’on ne pourrait même pas en faire un chiffon pour essuyer de la merde et le papier peint se décolle au dessus des plinthes et je n’ai pas envie de me brosser les dents et je n’ai pas envie de dire bonne nuit et j’ai envie de pleurer tellement je me sens mal d’être ici et Corinne fait semblant de gémir au moment où je fais semblant d’éjaculer et nous nous taisons, oh oui, nous nous taisons chaque soir plus fort, nous nous taisons plus que tout, afin qu’aucun bruit, qu’aucun écho de vérité, ne puisse semer le doute dans notre quotidien lamentable.
Alors ?
Alors je te maudis, Rose-Marie. Je te maudis d’éclairer ma vie. De me montrer à quel point je suis devenu pathétique. Je te maudis et je t’implore et je t’aime plus que tout. Tu me montres le possible. Tu me montres l’autre chemin, celui que je n’ai pas pris, celui où je suis heureux, celui où je suis vivant.
J’imagine sans mal ton expression si tu devais un jour lire cette lettre. En serais-tu amusée ou peinée ? Peux-tu encore éprouver quelque-chose, Rose-Marie, après avoir été courtisée par les grands de ce monde ? As-tu su préserver un soupçon d’innocence au milieu du carnage ? Après-tout, tu es au cœur du déclenchement d’une guerre effroyable, n’est-ce pas ? Combien d’hommes sont morts à cause de toi, Rose-Marie ? Combien ont été gazés à cause de tes promesses ? Combien ont suffoqué à mort dans les tranchées à cause d’une seule de tes caresses ? Combien ont contemplé leurs propres tripes gicler au sol pendant que tu chantais sur scène ?
Combien d’hommes t’ont embrassée, Rose-Marie ?
Combien ont joui en toi ?
Combien as-tu tué d’hommes, Rose-Marie ?
Il y en aura un de plus, tu sais ?
Bientôt. Dans quelques heures. Ce sera une nuit. Celle-là peut-être. Celle d’après sans doute. Une fois que le dégoût et le courage auront trouvé leur juste équilibre. Une fois que l’alcool et la tristesse auront formé le parfait mélange. Ce sera la nuit, forcément. Je dirai au revoir à Corinne, je regarderai les enfants dormir. Et ce sera la dernière fois, Rose-Marie.
Je te déteste. Je te déteste et mes mains se perdent dans ta chevelure rousse. Je te méprise et nos lèvres s’effleurent. Je te vomis et ma main remonte à l’intérieur de tes cuisses. Je te hais et ta bouche murmure que tu m’aimes. Et je pleure de bonheur.
Je ne peux plus me passer de toi, Rose-Marie. Tu me hantes depuis notre rencontre. Depuis que ton nom est arrivé sur mon bureau, depuis que ce dossier maudit de la mort de Charles Buisson est remonté à la surface, je vis avec toi, contre toi, en toi. Je ne peux plus faire machine arrière. Ta vie m’a intrigué. Et ta voix. Ta voix m’a subjugué, le sais-tu ? J’ai tout écouté de toi, tes interviews, tes disques. Chaque souffle que tu as poussé devant un micro, je l’ai recueilli. Et j’ai tout vu de toi, tout lu de toi. Je comprends les ravages que tu as pu causer. J’aurais donné ma vie pour passer quelques secondes blotti contre toi, pour sentir ta respiration, ta chaleur contre ma peau, tes lèvres contre mon âme.
Mais cela, nous le savons tous deux, n’arrivera pas.
Tu es morte depuis bien longtemps Rose-Marie. Ce vieux dossier qui refait surface a plus de cent ans. Il s’est écoulé trop de temps, trop de morts, trop de vies, pour comprendre la sulfureuse trajectoire de ton existence. Et tu es morte, Rose-Marie. Tu es morte avant même que je vienne au monde. Tu t’es éteinte, seule et malheureuse, il y a de ça de très nombreuses décennies.
Je suis arrivé trop tard, et jamais je ne sentirai la douceur de ton regard caresser ma peau de son envie.
Je suis arrivé trop tard, et sans jamais t’avoir rencontrée je suis tombé fou amoureux de toi.
Je suis arrivé trop tard, et il n’y a pas grand chose d’autre à te dire.
Je t’aime, Rose-Marie. Je te retrouve ce soir, que tu le veuilles ou non.
Rapport préliminaire du Capitaine Sophie Lecarpentier
13 Mai 2017 - 07h42
Cette lettre a été retrouvée sur le corps du Lieutenant de Police Pascal Oriat, après qu’il se soit donné la mort avec son arme de service dans la nuit du 12 Mai 2017, à Paris. Son corps a été retrouvé au cimetière du Père-Lachaise, sur la tombe de la cantatrice Rose-Marie Blanche. Le Lieutenant Oriat avait été affecté depuis juin 2016 à la poursuite d’une enquête pour homicide, vieille d’une centaine d’années, dans laquelle le nom de Rose-Marie Blanche avait été évoqué à de nombreuses reprises. Aux dires de son entourage, le Lieutenant Oriat aurait pris cette affaire très à cœur, et y aurait consacré l’ensemble de son temps et de son énergie. D’après le médecin de service qui l’aurait ensuite placé en arrêt maladie, le Lieutenant Oriat aurait mal supporté d’être dessaisi du dossier en Avril 2017, et il aurait choisi de poursuivre l’enquête sur son temps personnel. Il est à noter que l’épouse de Pascal Oriat et leurs deux enfants ont également été retrouvés morts le lendemain matin, après avoir été tués dans leur sommeil. Le corps de Corinne Oriat a été trouvé dans le lit conjugal, affublé d’une perruque rousse et de lentilles de couleur. L’autopsie devra confirmer la cause de la mort, vraisemblablement par strangulation, et en outre déterminer si les rapports sexuels constatés étaient consentis. Aucun message ni lettre n’a été retrouvé dans le domicile de Pascal Oriat. Seul élément notable : un air d’opéra tournait en boucle sur la chaîne Hi-fi de la chambre à coucher.