Si vous avez raté les épisodes précédents…
Partie 1 Motivation générale et idée de base
Partie 2 il y a peut être mieux à faire
Partie 3 développement du premier prototype
Partie 4 réglages aux petits oignons
6- Il doit maintenant convaincre un monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé…
Ah, la fameuse quête de l’éditeur. Disons le tout net, ce n’est pas le moment que je préfère dans le parcours d’un jeu, de l’étincelle initiale jusqu’aux rayons de la boutique. Il faut troquer la casquette de créateur-inventeur-régleur pour celle de commercial. Et si dans la première phase, je suis libre de mes choix, de mon rythme, là, il me faut nécessairement m’en remettre aux décisions des autres, au rythme qui sera le leur.
D’abord première question importante… A qui vais-je présenter ce jeu… Usuellement, je fonctionne de la façon suivante : lorsqu’un prototype est prêt, je le présente en parallèle à plusieurs éditeurs, tous choisis en fonction de l’adéquation entre mon projet et la gamme de l’éditeur. Aussi pour la qualité de son travail éditorial. J’accorde beaucoup d’importance à la qualité esthétique de l’objet final. Comme je sais bien que je n’aurai pas plus qu’un rôle consultatif sur ce que seront les illustrations finales (et c’est normal, à chacun ses prérogatives et son domaine), alors autant éviter les éditeurs dont je n’apprécie pas la charte graphique (ce n’est pas un jugement de valeur, c’est juste une question de goût personnel).
Bref, je propose à un panel large, et puis ensuite, clairement, le premier qui me propose un contrat d’édition convenable, je signe. Non pas pour mettre la pression aux éditeurs du genre « réponds moi vite sinon tu vas te faire doubler », mais simplement par respect de chacun, et pour ne pas me retrouver à dire à un « petit » éditeur « merci, c’est sympa de vouloir m’éditer, mais avant que je te donne ma réponse définitive, je vais quand même attendre de savoir si Ravensburger ou Hasbro ne seraient pas intéressés ! ».
Et bien pour ce jeu, je vais finalement faire autrement. En effet, le matériel déployé devant moi est quand même pour le moins abondant. Cela signifie que pour pouvoir produire un jeu avec une telle pléthore de matériel, il me faut un éditeur ayant les moyens de faire un premier tirage conséquent. En tous cas pas 3000 exemplaires, ce qui conduirait probablement le jeu vers un prix public de 70 euros. Et puis comme je crois vraiment à ce projet, il me faut aussi un éditeur qui ait les reins suffisamment solides pour être capable d’assumer financièrement un retirage au moment adéquat pour éviter tout risque de rupture si le jeu se vend correctement.
A ce stade, une décision s’impose en moi : il faut que je tente ma chance auprès de Days of Wonder. Je connais bien l’équipe (on a déjà bossé ensemble sur plusieurs jeux), j’ai une grande confiance dans la direction artistique menée par Cyrille Daujean, l’éditeur fait peu de jeux et, grâce aux locomotives Ticket to ride, Mémoire 44 et Smallworld, me semble avoir le calibre nécessaire à la production de ce jeu, et, ce qui ne gâte rien, toujours grâce aux locomotives déjà citées, possède un réseau de distribution largement ouvert, donnant ainsi une garantie de visibilité au produit.
Par contre, je sais que le pari est loin d’être gagné par avance :
Même si on se connaît bien, je n’ai aucun passe-droit chez DOW. Ces dernières années, je leur ai proposé plusieurs projets qu’ils n’ont pas hésité à refuser. Normal. C’est la règle du jeu.
Ils n’éditent globalement qu’un seul jeu par an. Et sont sollicités à un point difficilement imaginable. La concurrence va être rude. Très rude.
Et puis surtout… mon projet ne cadre pas vraiment avec la stratégie éditoriale de l’éditeur : DOW est connu pour faire du jeu familial, malin certes, mais familial avant tout. Et globalement, même si on peut jouer à Heliopolis de façon plus légère, je perçois quand même mon projet comme beaucoup plus dirigé vers les joueurs plus experts. En tout cas un ou deux crans de plus que la gamme usuelle de DOW.
Mais une course n’est jamais perdue tant que l’on n’a pas pris le départ. Alors je décide de tenter ma chance et de proposer mon jeu, dans un premier temps, uniquement à Days of Wonder. Avant d’y aller de façon frontale, je vais tenter de voir si je réussis à éveiller l’intérêt sur la base d’un pitch avancé. Du coup, je profite (honteusement) des moyens techniques d’un des testeurs : François (matinciel) anime le blog lerepairedesjeux.fr . Sur son blog, il propose des explications de règles en video, des reportages, bref, il participe à la diffusion de la chose ludique sur la toile. Et du coup, il possède dans son garage une sorte de studio vidéo qui permet de faire des choses de qualité sur fond vert. Tout ça à Annecy, donc à quelques minutes de chez moi. C’est grâce à ses moyens que je vais pouvoir enregistrer deux mini-vidéos du prototype, une décrivant le matériel général, l’autre l’explication des règles. François fera quelques incrustations vidéo permettant de mieux comprendre encore les tenants et les aboutissants. Ce qui me permettra quelques jours plus tard d’envoyer les liens avec mots de passe adéquats à l’équipe de DOW Paris pour tâter le terrain.
Très vite après ce mail, j’ai Adrien (monsieur DOW France) au téléphone. Il indique trouver à priori le système de jeu intéressant, mais reste à ce stade très prudent. De toute façon, je trouverai suspect un éditeur qui voudrait publier mon jeu juste sur la base de l’explication des règles. La bonne nouvelle, c’est que cette présentation lui a donné envie de jouer. Nous prenons donc rendez-vous et je profite d’un passage sur Paris pour rejoindre les bureaux et animer une première partie de test.
Nous sommes donc mi-février 2013 lorsque je présente le jeu en live dans les bureaux de Dow. Deux parties enchaînées. C’est plutôt bon signe mais ça ne garantit rien. Je sens qu’une bonne partie de l’équipe parisienne serait plutôt enthousiaste à l’idée de travailler sur ce projet. Mais je sais aussi que la décision finale se prendra à la maison mère, aux Etats-Unis.
Quelques jours plus tard, j’ai un coup de téléphone du big boss depuis San Francisco. Il voulait juste me dire qu’Adrien lui a fait un compte-rendu de mon passage, des parties jouées, de leur premier sentiment plutôt favorable. Il m’indique qu’il a besoin de jouer lui aussi pour se faire une idée, et qu’ils ne le feront que dans plusieurs semaines, en mai, lorsque les deux équipes seront réunies. Personnellement, ça me va fort bien. On en avait un peu discuté avec Adrien. On avait deux choix : soit envoyer vite le proto aux US et laisser l’équipe jouer là-bas découvrir seule les règles , soit être patients et profiter de ce regroupement, permettant alors à des joueurs ayant déjà digéré le système de jeu de le présenter à leurs camarades. La seconde solution donnant plus de garantie d’éviter de passer complètement à côté du jeu, elle me convenait parfaitement. Je profite de cet appel pour ouvrir le sujet complexité du jeu de façon totalement transparente. J’indique mon « inquiétude » entre le public cible du jeu et la gamme usuelle de Dow. Et là, bonne surprise, je m’entends dire : « En ce moment, je me dis qu’il faut peut-être que l’on fasse un très bon jeu core-gamers plutôt qu’un simplement bon jeu familial »… voilà qui me donne un peu d’espoir.
Entre cette date de mi-février et la future réponse de Dow, en mai, j’ai deux rendez-vous ludiques importants :
l’incontournable salon de Cannes tout d’abord : Le off sera l’endroit rêver pour faire jouer quelques parties à des joueurs avertis (je fais un clin d’œil amical à François Descamps de la boutique Descartes Bordeaux, à l’équipe de Paris est ludique, et à Martin Viberg qui auront servi de cobayes volontaires). Je sais que l’équipe de Dow regarde les réactions des joueurs du coin de l’œil, allant même jusqu’à leur demander leur sentiment. Là encore, les réactions sont positives.
Les rencontres ludopathiques de Bruno Faidutti : là, il faut imaginer une soixantaine de joueurs plutôt experts, la moitié d’entre eux étant soit auteurs soit éditeurs, réunis au milieu de nulle part pour 48 heures de jeux non stop.
Heliopolis aura ici encore tourné sans interruption. Et la meilleure récompense, c’est quand je ne suis pas disponible, engagé sur un autre jeu, et que des joueurs ayant déjà fait une partie s’emparent du proto pour l’expliquer eux-mêmes à de nouveaux partenaires.
Autre surprise, dans la semaine qui suit, je recevrai un mail d’un éditeur étranger ayant joué à Etourvy et me faisant une proposition ferme d’édition, bien que je n’étais pas dans une démarche de recherche éditoriale lors de ce we !! Un éditeur avec qui j’adorerais également travailler, mais vu l’état d’avancement vis à vis de Dow, ce sont eux qui ont la priorité.
Et début mai, le téléphone tant attendu arrive. Il est positif. Je sais que je vais devoir patienter encore une bonne année avant de voir le jeu sur les étals. Mais je suis aux anges. Et ce qui me fait le plus plaisir, c’est qu’il me semble bien entendre dans la voix de mes interlocuteurs qu’ils sont aussi contents que moi.
Par contre, d’ores et déjà, il faut changer le thème. En effet, le big boss m’explique que, comme Dow fait peu de jeux, il n’y a pas de raison qu’ils fassent deux jeux ancrés dans le même univers. Et ils ont déjà publié « Cléopâtre et la société des architectes ». Un jeu dans lequel je suis impliqué, qui plus est. Il faut donc trouver autre chose.
Et cette autre chose, ce sera les 1001 nuits ! Très honnêtement, aujourd’hui je ne me rappelle plus si cette idée vient de moi ou de l’éditeur, mais peu importe puisqu’elle m’emballe vraiment. L’adaptation est évidente. Les marchands, notables, assassins et architectes restent ce qu’ils sont. Les prêtres deviennent fakirs. Et les Dieux sont remplacés par des Djinns redoutables… Et puis les mystères de l’orient, les 1001 nuits, tout ceci se prête à merveille à une ambiance graphique chaude et colorée.
7- Et maintenant… que vais-je faire…
Voilà… l’histoire se termine.
Voilà comment un petit bout de proto de rien du tout un vendredi soir a grandi et mûri pour devenir quelque chose de plus conséquent.
L’histoire se termine, ou plutôt elle ne fait que commencer. Car on entre maintenant dans une autre phase : celle de l’édition du jeu à proprement parler. Choix d’un illustrateur, charte graphique, etc etc… et puis surtout, bientôt, le jeu va vivre sa propre vie. Et là, je ne pourrais plus grand chose.
Un peu comme quand nos enfants, ayant suffisamment grandi, quittent le cocon familial (j’écris ces lignes le jour des 20 ans de mon fils… le parallèle n’en est que plus fort).
J’avoue que j’attends cette confrontation entre le jeu et son public avec autant d’impatience que d’inquiétude. Et si le jeu était mal compris ? S’il ne trouvait pas son public ? et si des premiers avis dévastateurs tuaient le projet dans l’œuf ? Et si cette année là, en face de lui, sur le marché, il y avait LE jeu absolu incontournable du célèbre auteur star Antoiner Felzia ?
J’aime tellement mon projet, j’y ai mis finalement tellement de moi-même, que je ne peux qu’angoisser un peu à l’idée qu’il soit oublié quelques mois à peine après sa sortie…
Je me retrouve un peu dans la situation du gars qui a misé 12… mais il y a la fameuse case à 18 !!
Alors en attendant l’édition, je vais cette année faire le tour des festivals. Enfin, de pas mal de festivals (mon entourage est tolérant mais je ne peux pas être tout le temps loin) Cannes, St Herblain, Ludinord, Toulouse, Etourvy, la Gencon, Roanne (si si, Roanne !). J’aurai dans mon sac le prototype, c’est certain.
Alors n’hésitez pas à venir jouer (oui je dis bien jouer, parce que les tests, ils sont terminés maintenant) pour vous faire votre propre opinion.
Si vous aimez, parlez-en autour de vous et offrez-le plus tard à vos amis.
Et si vous n’aimez pas, offrez-le à vos ennemis !!
Post-Scriptum
Mi février, après avoir terminé l’essentiel des réglages d’Heliopolis, je me suis penché à nouveau sur mon petit bout de proto. Parce que si j’en avais emprunté le système de semailles type awele, j’avais été amené totalement abandonner son système de scoring vicieux final. Alors du coup, en repartant du même petit proto initial, j’ai cette fois ci conservé le système de score qui me tenait aussi à cœur, et abandonné le système de semailles appartenant maintenant de fait à Heliopolis. En restant sur l’idée d’un jeu à deux, et en introduisant un système de contraintes mutuelles entre les deux adversaires, j’ai conçu… Longhorn ! Une autre belle histoire.