[Carcassonne][Famiglia][L’auberge sanglante][Onirim]
Me v’là donc aux mains des forces de l’ordre, prêt à être livré en pâture à la vindicte populaire… Mon sort n’fait guère de doute, pourtant chuis point responsable de la vingtaine de disparitions dont on m’accuse ! Quoi, chuis coupable pour 6 ou 7 d’entre-elles, tout au plus ?! D’ailleurs, le brigadier qu’a procédé à mon arrestation n’a comme seule preuve que cet unique cadavre, laissé par erreur là-bas derrière la distillerie… Bon sang !, quel dommage que je n’ai pô eu le temps d’l’enterrer avant le lever du jour, v’là une erreur qui m’coûte cher ! Quand j’pense que mon imbécile de frère et tante Ginette s’en sortent sans être inquiétés ; y s’en sont pou’tant mis plein les fouilles ! Vaudrait mieux pour eux que l’brigadier n’aille pô creuser sous les dépendances de notre p’tite auberge…
Après plusieurs années de travaux, L’Auberge Sanglante va finalement bientôt ouvrir ses portes aux voyageurs de passage, et vous donner l’opportunité d’exercer vos talents d’hôteliers… et peut-être de développer quelques autres aptitudes un peu moins avouables ! Une auberge isolée, de fortunés voyageurs… la tentation est trop forte : qui s’inquiéterait avant longtemps de la disparition de certains de ces clients !? Oh oui, ce n’est sans doute pas très moral, mais le temps d’une partie entre gens de bonne compagnie, on vous pardonnera !
Souvenir d’enfance
Petit, j’aimais beaucoup les films dans lesquels jouait Fernandel, et l’un d’eux en particulier : “L’Auberge Rouge”. Je n’ai du voir le film de Claude Autant-Lara pour la première fois que presque 30 ans après sa sortie, sur un poste de télévision noir et blanc - un gamin de 8 ans, blotti sur le canapé entre ses grands-parents, passionné par cette histoire si délicieusement drôle et effrayante : L’Auberge Rouge n’est pas qu’un simple film pour moi, mais fait parti de ces souvenirs d’enfance qui resurgissent parfois avec nostalgie. D’autant que cette histoire avait une résonance particulière dans ma famille, originaire de Haute-Loire, où la véritable affaire de l’auberge de Peyrebeille (qui a inspiré le film) était avec la Bête du Gévaudan parmi les histoires les plus contées aux enfants.
Pour autant, je n’aurais pas imaginé voir un jour mon nom sur une boite de jeu ayant pour thème cette histoire d’aubergistes meurtriers ! En fait, au printemps 2011, je ne connaissais encore rien au monde du jeu de société. Rien !
L’Auberge de Carcassonne (3615 Ma vie)
Je ne suis en fait pas complètement étranger au monde du jeu : programmeur passionné depuis mon adolescence, après avoir travaillé dans la supervision de lignes de métros à Hong Kong, voilà presque 10 ans que je bosse dans le milieu du jeu vidéo. En 2010, après quelques années à Paris, je suis reparti vivre en Asie.
J’étais installé à Saigon depuis presque un an lorsque j’ai découvert la version iOS de Carcassonne, par hasard, au printemps 2011. J’aurais pu en rester là et passer à autre chose, mais au détour d’une conversation avec un ami Français qui travaillait avec moi (notre Tech. Artist, qui avait aussi une certaine passion pour le game design), j’apprends qu’il existe en fait tout un tas de jeux de société “modernes”… et le voilà qui m’envoie dans la foulée une URL vers un site au nom un peu curieux : “Tric Trac”. La boîte de Pandore était ouverte !
Tric Trac et l’univers du jeu
Le premier mois, je picorais les avis affichés au hasard sur la page d’accueil du site, et consultais les fiches des jeux qui m’interpellaient… puis j’ai commencé à lire avec assiduité les news (et suis tombé sous le charme du Dr. Mops), et ai finalement mis un pied dans le forum. Je me suis mis à collectionner les PDF des règles de tous les jeux qui me semblaient développer une mécanique intéressante, construisant ma culture ludique - Carcassonne n’avait été que la première pierre ! Ma boulimie d’information ne me coûtait pas grand chose : le Vietnam est encore un désert en matière de jeux de société (n’espérez pas trouver facilement les dernières nouveautés ici, ni même les vieilleries), et il me fallait me contenter de ces PDF… C’est seulement à l’occasion de mon passage annuel en France que j’ai pu enfin humer l’odeur du carton, puis goûter au plaisir du jeu sur une table.
De joueur à créateur amateur
Jouer c’est bien, mais créer est pour moi tout aussi enthousiasment (voire plus). Dans mon boulot, je ne peux m’empêcher de rechercher de nouvelles solutions techniques et développer des prototypes (“tech. demos”) ; je passe parfois plus de temps à décortiquer l’implémentation de certains jeux vidéos qu’à y jouer… et il ne m’a pas fallu longtemps avant d’être démangé par l’envie d’expérimenter des concepts basés sur des mécaniques propres au jeu de société moderne.
Je me suis naturellement mis à réfléchir à quel jeu je pourrais créer. Carcassonne ayant été mon tout premier contact avec ce nouveau monde, j’avoue que j’ai d’abord pensé à utiliser des tuiles, mais j’ai finalement très rapidement décidé de plutôt faire usage de cartes. (Notez qu’à l’époque il n’était pas question pour moi d’avoir une mécanique basée sur des dés : je les associais au Monopoly, ce qui m’inspirait un certain dégoût - heureusement, depuis j’ai appris à également aimer les dés !)
Des cartes, donc, avec pourquoi pas un plateau et des jetons, mais pas forcément : je ne voulais pas être trop ambitieux et voulais partir sur un concept simple. Mais il me fallait aussi trouver un thème, et m’assurer de pouvoir développer une mécanique qui y soit intimement liée : je ne voulais vraiment pas d’un jeu abstrait ; le jeu se devait de raconter une histoire, et chaque action devait être justifiée par le thème.
It’s good to be bad!
Il faudrait peut-être que je m’en inquiète et consulte un psy, mais j’ai toujours eu un penchant pour les jeux vidéos qui proposent de jouer “le grand méchant” (comme par exemple “Dungeon Keeper”, pour citer l’un des plus connus du genre, mais aussi “Evil Genius”, ou encore “Yuusha no kuse ni namaikida” pour ceux qui pratiquent les friandises en provenance du Japon). En fait, j’aime qu’un jeu me propose d’inverser les rôles, et je préfère incarner le vilain-pas-beau plutôt que le sempiternel gentil-héro-défenseur-de-la-princesse. Aussi, je me suis donc dit dès le départ “on va jouer les méchants !”.
Mon idée originale était tournée autour de la Grande Faucheuse : le joueur pourrait incarner la mort, qui vient chercher son dû… A moins que l’on soit un dieu, auquel il faille faire des sacrifices ? Je n’avais encore qu’une vague idée du thème, mais une partie de la mécanique commençait à prendre forme : les cartes représenteraient des individus sur lesquels on agirait, cartes dont on utiliserait les 2 faces. Un coté “vivant”, et un coté “mort”…
Inspirations…
Puisque les cartes seraient des individus, il semblait naturel que ceux-ci aient des caractéristiques qui influent sur le jeu. A cette époque j’avais découvert Famiglia, de Friedemann Friese, et avais trouvé intéressant les notions de famille et de rang qui y sont proposées. Je décidais donc de prendre une voie similaire : les cartes seraient divisées à la fois par familles et par rangs, chaque famille indiquant l’action que ses individus peuvent entreprendre, et les rangs leur force (d’un point de vue mécanique, l’usage que je voulais faire du rang n’avait plus grand chose à voir avec Famiglia, mais ça a toutefois été mon point de départ).
Tout ça était relativement basique, et il me restait à voir quelles interactions il pourrait y avoir entre ces individus, comment garder le joueur sous pression… et clarifier ses objectifs !
A ce stade, il faut que je précise qu’initialement je voulais développer un jeu de “plateau-vidéo” : un jeu vidéo dont les mécaniques de base seraient celles d’un jeu de plateau, jouable sur mobile. Car oui, il me paraissait plus simple d’implémenter ces mécaniques par code que de devoir me servir d’une paire de ciseaux ! Aussi, pour ne pas avoir à développer de véritable intelligence artificielle pour cette version mobile, il fallait que ce soit un jeu “solo” : un jeu dont le challenge est une résultante de la mécanique, sans avoir besoin de simuler le comportement d’un adversaire humain. Cette année là, un ami m’avait ramené de France Onirim, de Shadi Torbey, qui m’avait démontré que le jeu de société solo était une idée très intéressante (même s’il est un peu incongru d’accoler les mots “société” et “solo” dans la même phrase !), et j’était donc convaincu de partir dans une bonne direction. La tension devait donc venir du jeu lui-même, pas des actions d’un éventuel adversaire.
Ébauche du concept
Je commençais donc à prendre des notes pour formaliser un peu mes pensées, et structurer la mécanique : cartes recto-verso (vivant/mort), des familles, des rangs, des gens que l’on sacrifie… le sacrifice nous apporte des points de victoire (que ce soit du “mana”, du “respect” ou de la “crainte” si on incarne un dieu, ou pourquoi pas de l’“argent” si on joue des personnages plus terre à terre) ; ces sacrifices seraient la voie vers la victoire, mais aussi une source de risques (révolte du peuple, épidémies… ou tout simplement arrestation ?).
Pendant 2-3 mois, je réfléchissais donc à quoi faire, mais sans réaliser le moindre prototype : tout était encore trop flou pour pouvoir être codé, il aurait fallu trop souvent tout jeter et recommencer. C’est à ce moment là que je me suis dit qu’il serait peut-être plus raisonnable de faire un prototype “papier” plutôt que numérique : je pourrais imprimer des cartes pour vérifier que la mécanique fonctionne ; l’investissement serait bien moindre que de développer une app ? Pourquoi ne pas faire un “vrai” jeu de société après tout !
Quoi qu’il en soit, je n’avançais pas : difficile pour moi de justifier une mécanique si je n’ai pas un thème. Là j’avais une direction générale pour le jeu (“on incarne le Mal, on tue des gens”), mais il me fallait une vision plus précise pour avancer.
L’Auberge Rouge de la Mort
J’avais exploré quelques pistes complètement différentes (en particulier une rethématisation “on est le vilain patron qui vire des employés”), mais rien qui ne me satisfasse. Jusqu’à un soir de décembre 2011 où j’ai eu l’opportunité de voir une nouvelle version de L’Auberge Rouge. Ah, oui… j’en avais déjà entendu parler : un nouveau film, avec Clavier, Balasko et Jugnot ! La tendresse que j’ai pour le film avec Fernandel a alors attisé ma curiosité, et je me suis donc décidé à regarder ce nouvel opus. Et là, après une demi-heure, je me suis mis à cogiter… et une évidence a fait jour ! J’ai finalement regardé le film en entier, mais d’un œil un peu distrait, car j’étais trop occupé à réfléchir : le voilà mon thème, l’Auberge Rouge !
Bon, peut-être pas vraiment “L’Auberge Rouge” : je préfère éviter d’éventuels problèmes de droits, et surtout veux éviter tout carcan thématique (autant rester libre de modifier ce que je veux plutôt que de me forcer à coller à l’histoire). Mon jeu s’appellerait donc “L’Auberge de la Mort” !
Tout s’est alors mis en place naturellement : les cartes sont des clients, clients que l’on va tuer pour s’enrichir… mais il faudra faire attention à une possible arrestation ! Porté par le thème, j’introduis l’action d’enterrer un cadavre, entrevois la nécessité d’avoir de la place pour enterrer et décide de permettre aux clients d’également construire des bâtiments… bâtiments qui feront bénéficier le joueur d’effets particuliers (en cohérence avec la famille du client, bien entendu !) ; l’action de pioche devient thématiquement un acte de corruption, et puisqu’il s’agit d’une auberge, la file de cartes de laquelle on pioche (héritée de Famiglia) peut opportunément être remplacée par les chambres que l’on propose aux clients. Et puisque l’on a des chambres, autant qu’elles rapportent de l’argent au joueur aubergiste !
Bref, les idées se bousculent, mais de façon surprenante tout s’imbrique très bien ! Ou tout du moins, dans ma tête. Car je n’ai encore rien testé…
L’auberge Sanglante
Un jeu de Nicolas Robert
Illustré par Weberson Santiago
Publié par Pearl Games
1 à 4 joueurs
A partir de 14 ans
Langue de la règle: Française
Durée: 60 minutes
Prix: Non renseigné